Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/19

M. Lévy (tome Ip. 165-176).

XIX

POMPEO.


Huit mois après ces divers événements, le cabaret de la Pomme de pin venait de voir ouvrir ses fenêtres comme de coutume ; l’antique enseigne se balançait au vent, et maître Philippe Gruyn, armé de sa longue pipe hollandaise, humait l’air du matin devant son comptoir.

Maître Philippe Gruyn était cependant bien changé.

Était-ce la vieillesse ou le chagrin qui creusait autour de ses yeux ce cercle bleuâtre, indice de la douleur et de la fatigue ? Avait-il éprouvé quelque revers, ou bien son corps robuste se ressentait-il des atteintes communes à son âge ? Nul, excepté maître Philippe Gruyn, n’eût pu le dire.

Sa chatte Marmousette avait l’air de s’ennuyer comme une ancienne pratique ; les garçons du cabaret nettoyaient à peine les brocs et les tables, et les barreaux vénérables de la Pomme de pin étaient voilés çà et là de larges toiles d’araignée.

— Maison déserte ! maison sans âme ! dit maître Philippe en frappant du pied ; depuis qu’il est parti, rien ne nous succède à bien ! Et cependant, les ouvriers de ce seigneur inconnu…

— De qui donc voulez-vous parler, mon père ? demanda au vieillard la gente et douce Mariette.

— D’un cavalier italien qui fait bâtir, ma fille, le beau palais que voilà. Palais fantasque, ajouta maître Philippe, idée de fou qu’on ne mènera jamais à bien. Sur l’emplacement de ces marécages, la scie élève chaque jour son cri strident ; les marbres les plus rares sont, tu le vois, apportés à grands frais de Milan ou de Venise. Et c’est un comédien, je devrais dire un ignorant, qui se trouve chargé de ce travail. Ne l’as-tu donc pas vu trancher, vis-à-vis de ses ouvriers, du grand seigneur ? commander et régner depuis six mois ? C’est ma ferme croyance que ce coquin se sera faufilé dans les bonnes grâces d’un noble. Et quand je pense, Mariette, que c’est lui qui a, le premier, égaré mon fils, qui lui a soufflé toutes ses folies, tous ses vices !

— Arrêtez, mon père ; Bellerose est honnête homme. Poëte et fou, c’est possible, ne lâchant jamais pied devant les vagabonds, les vauriens ; un peu ferrailleur à l’exemple de son ami la Ripaille, mais incapable d’avoir entraîné Charles dans quelque action méchante et honteuse. Avez-vous donc oublié cette grande dame qu’aimait votre fils ? pensez-vous que Charles ait pris Bellerose pour confident ? Hélas ! voici plus d’un an, mon père, qu’il a quitté cette ville, plus d’un an que nous n’avons reçu de ses nouvelles… Aussi, depuis son départ, que de pleurs versés, que de fausses joies, quand un inconnu faisait retentir ses éperons sur le seuil de notre porte ! Dieu nous garde d’un malheur, ô mon père ; mais un pareil oubli est bien cruel ; un tel abandon ne s’excuse que par le bonheur !

Mariette essuya ses yeux du coin de son tablier. Le vieillard la regardait avec douleur, car ce n’était pas la première fois qu’elle lui parlait de son fils.

Véritablement Mariette elle-même n’était plus reconnaissable.

Ceux qui l’avaient vue alerte et joyeuse, ceux qui avaient pu admirer autrefois le mol incarnat de ses joues roses, la splendeur de sa peau et la fraîcheur de son teint, n’eussent pas remarqué sans peine la rapide décomposition de sa beauté.

À cette fleur brillante et suave de sa jeunesse, avait succédé chez elle un morne dépérissement ; une amertume secrète se faisait jour dans ses traits, tout son corps avait souffert.

Maître Philippe ne pouvait la contempler sans un vif attendrissement. Depuis le départ de son fils, Mariette ne l’avait pas quitté ; elle l’entretenait de lui pendant de longues heures. Bien souvent elle avait eu l’idée de s’enfuir, de se réfugier dans un couvent ; mais la douleur profonde du vieillard s’opposait à ses projets. Mariette n’était-elle donc pas sa fille ? ne l’avait-il pas recueillie toute petite ? Les larmes du vieux Philippe, Mariette les séchait sous ses caresses et sous ses baisers.

– Je n’ai plus qu’une fille, avait dit souvent maître Philippe à ses voisins ; et les voisins, émus, trompés par la tendresse ingénieuse de Mariette, l’avaient cru, eux aussi. La fille de ce père désolé, ils la vénéraient et ils l’aimaient, tant Mariette, en se dissimulant à elle-même son servage volontaire, redoublait de soins et d’amour envers le père de Charles.

Dix heures du matin venaient de sonner alors à l’église de Saint-Gervais, et une bande d’ouvriers, accoutumés sans doute à prendre leurs repas chez Philippe Gruyn, envahissait déjà les tables de la salle basse.

Maître Philippe déposa sur le front de la jeune fille un baiser plein de tendresse ; puis, selon son habitude, il lui demanda de lui lire un chapitre de la Bible, afin, disait-il, que Dieu bénît sa journée.

Mariette passa dans la pièce contiguë à la grande salle ; elle y vit un homme la tête appuyée entre ses mains.

— Notre seul ami, murmura-t-elle, j’étais sûre de le trouver !

Le personnage en question salua Mariette avec tristesse.

— Vous prendrez votre part de notre lecture, dit-elle d’un ton ému ; mon père veut que je lui lise un fragment de cette vieille Bible tous les matins.

Puis, sans attendre sa réponse, Mariette tira la Bible d’un vieux bahut sculpté, seul décor de cette pièce, et elle ouvrit le livre à la parabole suivante, celle de l’Enfant prodigue :

« Enfin, étant revenu à soi, il dit en lui-même : Il faut que je me lève et que j’aille trouver mon père, et que je lui dise : Mon père, j’ai péché contre le ciel et contre vous.

» Je ne suis plus digne d’être appelé votre fils ; traitez-moi comme l’un des serviteurs qui sont à vos gages.

» Il se leva donc et s’en fut trouver son père[1]. »

En écoutant cette simple et touchante parabole, les yeux du vieillard s’étaient obscurcis de longues larmes, et l’étranger semblait partager son attendrissement. Nul, en vérité, n’eût reconnu Pompeo sous cette défroque misérable et triste. À dater de cette nuit fatale où l’Italien, dans le but unique de saisir une vengeance, s’était fait complice d’un crime, il s’était vu malgré lui reporté vers le cabaret de maître Philippe. Mariette, il faut le dire, entrait pour beaucoup dans cette préférence de Pompeo pour la demeure du cabaretier.

Une religion vague, un instinct secret enchaînait Pompeo à la mélancolie de Mariette ; l’heure de récréation de la jolie fille était devenue son heure. Auprès du cabaret, dans un espace rétréci, était un petit jardin ; on y jouait à la paume aux jours d’été, mais le reste du temps c’était une sorte de parterre inculte où filaient tristement de monotones rayons de soleil sur des berceaux où le pinson ne chantait plus. C’était un endroit si triste, qu’un buveur s’y serait maudit lui-même devant un flacon de chypre ou de hongrie, et cependant Pompeo y allait souvent chercher le calme loin des rumeurs de la ville ; son cœur révolté, plein de haine, s’y apaisait.

Mariette l’avait surpris bien des fois en ce lieu écarté, versant tour à tour des larmes amères, ou se livrant aux sombres pensées d’une âme jalouse ; car, pour Pompeo, être jaloux c’était encore vivre, l’amertume des soupirs cachait chez lui la vengeance.

Pompeo n’avait pu réussir à retrouver l’homme qui l’avait accompagné à sa sortie du Palais-Cardinal, il l’avait demandé vainement à tous les échos, à tous les abords de cette splendide caverne de Richelieu.

Une année entière s’était consumée de la sorte pour l’Italien en sombres recherches, investigations ardentes, insensées, pleines de tourments, car son guide masqué lui avait promis de le faire rencontrer face à face avec l’ennemi qu’il poursuivait, avec celui que tout lui donnait le droit de haïr.

Il en était résulté pour Pompeo une sorte de folie.

Le souffle de la haine passait encore avec tant de force sur ses pensées, qu’il lui arrivait de ne pouvoir s’étourdir en rien dans les joies folles ; le jeu même et l’ambition, ce démon plus dur que le jeu, n’avaient plus de prise sur lui. Il avait songé d’abord à se représenter aux regards de Richelieu et à lui demander le prix du crime, car c’était bien un crime que l’Italien avait commis, c’était une victime qu’il avait jetée en Seine.

Mais quelle était cette femme ? de quel délit odieux se trouvait-elle donc coupable ? Devenu l’instrument d’une vengeance, Pompeo comprenait qu’il avait été joué.

Et cependant, il avait aussi à se venger ; la vengeance lui eût remis du baume au cœur. D’ailleurs, n’avait-il pas agi vis-à-vis d’une promesse inviolable ? n’avait-il pas obéi à un démon ?

Le remords étendait déjà sa main sur lui ; il en était presque à regretter de ne s’être point livré au cardinal.

– Ah ! s’écriait-il avec un accent de rage et de douleur, le serment de ce misérable ne recouvrait qu’un mensonge ! Je n’en veux pour preuve que sa fuite habile et son silence obstiné après l’attentat. Samuel existe, il complote contre moi sans doute avec cet homme. À moi la misère, la honte, les nuits où la sueur baigne mon front, les nuits où ce fantôme inconnu se dresse devant moi ; à lui le repos, l’oubli peut-être !… Moi, je me souviens, je ne saurais oublier ! Souvenirs affreux et déchirants, voix de la tombe qui me brisent ! Un mendiant est plus en repos que moi !

Et Pompeo baissait la tête en silence ; il murmurait en pâlissant des paroles sombres, sauvages… Lorsque Mariette s’approchait de lui en ces moments-là, elle le trouvait presque insensible, emporté qu’il était au delà des limites humaines, et gardant sur ses traits la pâleur du désespoir.

Par un hasard singulier, Mariette était la seule femme contre laquelle le poids de sa douleur vînt se briser ; son souffle, tiède, pénétrant, avait le pouvoir de consoler ses angoisses. Au fond de tout chagrin, il y a toujours un reste de foi ; Pompeo croyait au sourire de Mariette… Les rayons émanés d’elle rétablissaient le calme au sein de son âme ; ils l’attiraient forcément. Mariette n’était-elle pas d’ailleurs une pauvre orpheline dont le cœur allait au-devant de lui avec son regard ; quelque chose de doux et de triste ne s’attachait-il pas à son existence brisée ? Le cabaret de maître Philippe devint bien vite le refuge de Pompeo. Il n’y buvait pas, mais il y songeait.

Lorsque Mariette et lui se rencontraient, tous deux se devinaient, car tous deux avaient souffert.

Mariette, abandonnée par Charles Gruyn, vivait avec des pensées si tristes dans le cœur, que l’Italien en avait pitié. Sans pouvoir s’expliquer ce que le fiancé de la jolie cabaretière était devenu, il ne se rappelait que trop dans quelle circonstance il l’avait vu pour la dernière fois. Charles l’avait aidé dans une sombre et fatale mission. Pompeo en avait fait son complice à son insu. Cet incident ténébreux augmentait l’intérêt de l’Italien pour la jeune fille. Le fils de maître Philippe se serait-il tué, ou l’aurait-on fait périr ? Le bruit de sa mort avait suivi celui de sa fuite. Pompeo éprouvait une terreur indicible à retrouver dans ses rêves ces deux figures : l’une effarée, inquiète, celle de Charles, pressé par lui, Pompeo, de l’aider à pousser dans l’eau ce sac terrible ; l’autre, celle de la femme inconnue qu’il avait enfermée dans cette toile comme un immonde bétail. Il lui survenait alors de si lugubres pensées qu’il entrait dans un cimetière pour y passer tout le jour, au lieu de s’en aller boire et noyer son chagrin dans la bouteille comme il eût fait autrefois. Ces jours-là il fuyait le cabaret de maître Philippe, il errait par les carrefours, recherchant de préférence les rues désertes et silencieuses. Son costume était devenu le plus parfait miroir de la ruine et de la misère, il cachait son visage sous les ombres d’un capuchon, serrait sa robe usée avec un vieux ceinturon de cuir, et ressemblait moins à un capitan qu’à un moine. Il ne parlait plus guère qu’à Mariette. Vous eussiez tremblé rien qu’à voir ce regard mort, ces lèvres violettes et cette pâleur de chartreux.

La lecture de la Bible une fois faite, maître Philippe avait serré la main de Pompeo et s’était rendu à son comptoir, envahi déjà, nous l’avons dit, par une foule d’ouvriers employés au nouvel hôtel élevé dans l’île[2].

— On ne se plaindra pas de notre paresse, disait l’un : en six mois nous avons assez travaillé pour ce seigneur. Il est vrai que la paye est bonne… Maintenant que voici la pierre façonnée, les murs élevés, il ne manque plus que le peintre. Les ornements de cet édifice rivaliseront avec ceux du Palais-Cardinal. Quel peut donc être ce mystérieux propriétaire ?

— Quelque partisan gorgé de la sueur du peuple, comme ce M. Ribaudon que protégeait tant Monsieur.

— Un ami du cardinal, l’une de ses créatures !

— Imbécile ! puisque c’est un étranger, un Italien !

— C’est vrai, M. Bellerose nous a même dit son nom. Attends donc, je demanderai à l’un des laquais du duc d’Ornano s’il connaît ce nouvel hôte.

— Après tout, qu’importe ! Il aura là une belle demeure ; la pierre et le marbre n’y ont point été épargnés.

— Sans compter la vue qui, ma foi, s’étend jusqu’au Louvre. Le balcon est placé presque en face de votre porte, maître Philippe. Oh ! vous deviendrez vite le cabaretier de ce seigneur-là, c’est sûr.

Maître Philippe Gruyn, le regard collé contre l’une des vitres, examinait alors en effet la façade que présentait le nouvel hôtel. Les planches et les charpentes ne le masquaient plus, et sur l’une des cheminées on avait planté déjà le bouquet d’honneur.

— Toute mon ambition, mon rêve, pensait le cabaretier, eût été de faire bâtir une maisonnette entourée de vignes en cet endroit ; j’eusse alors cédé mon fonds et je me serais établi en ce lieu avec Charles et Mariette.

Le bonhomme essuya une larme furtive, il se détourna ; le broc matinal faisait le tour des tables, les ouvriers donnaient à leur gaieté franche un libre essor. Tout d’un coup, au milieu de ces figures barbouillées de plâtre et de lie, le visage de Pompeo se fit jour ; une exaltation bizarre semblait l’agiter. Il se dressa devant cette troupe joyeuse comme un spectre.

— Un palais ! demanda-t-il en frappant la table du poing. Qui fait donc bâtir un palais, avez-vous dit ? Moi qui vous parle, moi aussi j’ai eu un palais, un palais resplendissant d’or et de peinture. Mais aussi je ne laissais pas à un cupide architecte le soin de le décorer, j’étais là… Oui, je me trouvais levé dès l’aube, je trempais mes lèvres dans le verre de mes maçons, j’étais maçon avec eux ! Mon palais !… Oh ! c’était là un palais ! Je l’avais peuplé de nymphes et de fresques allégoriques ; sur un signal de moi, les amours étaient venus se suspendre à son plafond lumineux. Mon palais à moi, mon palais de Florence, mon beau palais ! c’était un hamac doré auprès de l’Arno, de bruns esclaves m’y servaient, de blondes déesses y buvaient le vin de Chypre. L’ébène, l’ivoire, la laque et les jaspes y récréaient le regard, les roses l’embaumaient, les lévriers, les faisans encombraient ses cours et ses jardins. J’avais alors un blason, et ce blason luisait partout, sur le granit, sur l’émail et sur la toile. C’était là un gîte de prince ou de roi, son éclat éblouissait. La main du génie en avait fait un monde unique, une galerie que m’eût enviée l’empereur. Maintenant, à celui qui chercherait seulement mon nom, un valet nouveau ne répondrait qu’avec un rire moqueur ; il montrerait mon chiffre et mon blason effacés, il dirait à ce visiteur inattendu qu’il y a longtemps que je suis mort. Temps heureux, temps envolé, que celui où, le pied sur l’échelle, j’allais dès le matin examiner de près le travail de la ciselure ou du pinceau, poursuivant toujours l’idéal au lieu de la vie, et soulevant avec trouble la draperie de mes peintres comme si j’eusse écarté le voile qui recouvrait ma plus chère idole ! Maintenant ce poëme a passé en d’autres mains, on me donnerait à peine l’aumône sur le seuil de mon palais !

Ô mes naïfs ouvriers, je crois vous avoir entendu tout à l’heure envier le sort de cet homme heureux qui se fait construire cette opulente demeure, où voltige jusqu’ici la seule poussière des atomes ! Fouillez plus avant dans ce terrain, vous y trouverez le ver du sépulcre, ce ver à qui le corps du maître splendide est promis. Dérision, vanité que tout cela ! Que la tente soit de pierre ou de toile, de marbre ou de planche, nous devons la replier ou la laisser. Vous venez de bâtir un palais à l’orgueil, le souci en est le frère. Vous l’allez voir bientôt, ce possesseur romanesque, promener en ce lieu sa vie libre, insouciante ; mais sa fantaisie, sa chimère une fois conquise, que deviendra ce roi ennuyé de sa création ? Son rêve réussi, il trouvera au fond de son cœur le plus morne et le plus ardent des rêves. S’il est jeune et beau, il aimera la jeunesse et la beauté ; s’il est glacé par l’âge, il verra ses élans stériles aboutir aux souvenirs, cette pente de la tombe… Vous, ses serviteurs, ses esclaves, je vous envie ! Les brocs de maître Philippe valent bien les coupes d’or, car le fiel en est banni ! Donnez-moi votre truelle ou votre marteau, recevez-moi au milieu de vous, partagez avec moi les durs labeurs, employez-moi à façonner des volutes ou des colonnes. C’est un seigneur italien qui arrive, avez-vous dit, c’est lui qui est votre maître ; eh bien, il verra un Italien !

Un Italien, ajouta Pompeo avec un rire effrayant ; ah ! il l’eût peut-être salué bas, il y a seize ans ; mais à cette heure-ci il n’y a plus de lui qu’un manteau râpé de valet !

Pompeo avait prononcé ces paroles avec une amère volubilité, ses cheveux s’étaient hérissés sur son front, et ses dents claquaient la fièvre. Les hommes qui l’écoutaient le prirent pour un fou, et cependant il n’y en eut pas un qui se sentit prêt à le plaindre, tant il avait encore de fierté et de grandeur dans tous ses gestes, tant la souffrance marquait cet homme étrange de son sceau. Il venait d’ailleurs de les relever dans leur esprit, ces gens du port ; il leur avait parlé en grand seigneur moins qu’en artiste. À cette époque d’enfantement et de travail merveilleux dans l’art, l’ouvrier était loin de se renfermer dans un cercle étroit d’idées ; souvent le maçon et le sculpteur ne faisaient qu’un ; les mains les plus rudes dénouaient l’écheveau de la science. Quand Pompeo se présenta à ces manœuvres qui se souvenaient d’avoir travaillé la veille à l’Hôtel de ville avec des maîtres fameux, il y eut parmi eux un élan de joie sympathique ; cet ordonnateur bizarre et vaniteux, voulant se poser d’abord en architecte, et descendant ensuite vers eux jusqu’à la prière, les entraîna.

Mariette, survenue à la fin de cette scène, avait suivi chaque mouvement de Pompeo avec une singulière compassion. Accoutumée à panser les blessures de ce noble cœur, à s’entendre avec son père pour aider cette misère orgueilleuse encore sous ses haillons, Mariette avait frémi en voyant l’impétuosité de cette douleur ; elle implorait pour cet homme quelque miracle du ciel… Le seul confident qu’elle eût trouvé dans sa tristesse, c’était Pompeo ; la belle et triste enfant éprouvait, à l’aimer et à le plaindre, une jouissance instinctive. C’était lui qui arrosait, durant l’été, le petit jardin attenant au cabaret ; lui encore qui l’avait défendue jusque-là contre l’insolence des raffinés allant du Louvre aux Célestins ou à l’Arsenal, et ne manquant jamais de s’arrêter avec leurs montures au cabaret fameux de la Pomme de pin. Heureuse d’un tel appui, Mariette ne craignait plus de sortir ; la rapière de Pompeo semblait à maître Philippe une garantie assez sûre.

Pendant que Pompeo venait ainsi de s’aboucher avec les ouvriers du quai des Ormes, il n’avait pas vu Bellerose entrer doucement, et s’entretenir à voix basse avec Mariette… C’était la première fois que Pompeo se montrait à Bellerose sous son véritable jour ; le comédien, qui l’écoutait à l’écart, fut lui-même enthousiasmé. Charles Gruyn lui avait donné ses instructions ; un Italien comme Pompeo pouvait lui servir.

S’approchant de lui avec un geste héroïque digne en tout d’un comédien de l’hôtel de Bourgogne, il le salua profondément.

— De ce jour, dit Bellerose aux ouvriers, vous devez obéissance à ce seigneur. Il est l’architecte du noble comte de San-Pietro !


  1. Évangile selon saint Luc, chap. xv
  2. L’hôtel de Pimodan. Il porta ce nom depuis.