Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/17

M. Lévy (tome Ip. 150-156).

XVII

LE DÉFI.


Ce nouveau venu était un joueur de fort grande mine ; il s’annonçait à la fois par un ton décidé, un visage hautain et des manières brillantes ; le comte de Fersen le connaissait, et ne fit aucune difficulté de lui céder sa place.

— Leo Salviati ! s’écrièrent-ils tous ; Leo à Florence ! Léo de retour, quand nous le croyions en France ou en Hongrie !… Vivat ! cher Leo, tu nous manquais !

Le comte Leo Salviati remercia bien vite ses amis de leur bon souvenir, tout en ayant peine à se défaire de leurs accolades. Il revenait de Rome, à ce qu’il leur apprit en peu de mots, il y avait passé tout un grand mois chez le cardinal Bibiena, son oncle.

– L’excellent oncle ! ajouta Leo, il s’est occupé de mes affaires avec autant de zèle qu’un intendant. Pourquoi me croyez-vous de retour à Florence, mes délicieux amis ? Pour convoquer le ban et l’arrière-ban de mes créanciers, allez-vous dire, pour devenir aussi sage que le comte Pepe, mon honorable cousin que voici. Ah bien oui ! je suis, je serai, Dieu aidant, encore plus sage que lui, je viens pour me marier, et j’épouse d’ici à huit jours… Mais jouons d’abord, je vous présenterai ensuite ma femme…

Peste ! continua Leo en examinant les enjeux, vous jouez ferme ! N’importe, il ne sera pas dit que le comte Leo ait jamais refusé un duel ou une partie. Contre qui ai-je l’honneur de tenir ? ajouta le comte en jetant sur Charles un regard où perçait déjà l’ironie.

– Contre le jeune comte de San-pietro, reprit le marquis de Rovedere, en ne remarquant pas sans un mélange d’étonnement et d’inquiétude le coup d’œil dédaigneux que Leo Salviati venait de laisser tomber sur Charles…

Le comte Leo passait en effet pour le plus imprudent des joueurs, et à la fois pour le plus dangereux des raffinés. L’année précédente, il avait tué le comte Fosco, parce que son lévrier avait osé approcher le sien ; une autre fois, il avait cherché querelle à un Français, à l’occasion d’une fresque de Bernard Gaddi, et l’avait laissé pour mort au pied de la statue de Pétrarque. Jeune, galant, hardi, mais déjà blasé par le plaisir et le faste, il avait l’insolence que donne l’adresse, son visage seul inspirait la crainte au plus résolu.

Peut-être aussi faut-il croire qu’en apercevant Charles pour la première fois, et surtout en l’entendant nommer, le comte retrouvait ce nom écrit dans ses souvenirs, car il se tourna en ce moment même vers Giuditta avant de commencer la partie :

– Vous avez reçu ma lettre ? lui demanda à voix basse la cantatrice. Le jeune homme qui est devant vous, c’est lui.

En même temps elle passa du côté de Charles, et se penchant à son oreille :

— Savez-vous, lui dit-elle, qui le comte vient épouser ? La duchesse Teresina de Fornaro.

À ces paroles, les mains de Charles, posées déjà sur les cartes, furent agitées d’un frissonnement convulsif ; le marquis de Rovedere, l’attribuant à la peur que Leo Salviati lui causait peut-être, lui dit :

– Remettez-vous, monsieur, le comte Salviati ne vous tuera pas.

Le marquis de Rovedere haïssait les Salviati. Depuis quelques secondes, il surveillait avec inquiétude tous ses mouvements ; c’était alors Leo qui taillait, et, de temps à autre, de larges éclairs semblaient sortir de sa prunelle fauve. La contenance mal assurée de Charles lui avait d’abord paru à ce jeu un indice certain de sa frayeur. Mais peu à peu sa contenance changea. Leo sentit à son tour la flamme acérée de ce regard ; il comprit qu’il rencontrait un adversaire. Cette témérité enflamma le sang du comte Leo Salviati. Ce n’était pas à un simple rival de lansquenet, c’était à un amoureux que Leo Salviati s’attaquait.

Alors commença entre les deux joueurs un combat sinistre, effrayant. Le silence que la galerie observait donnait à cette scène un caractère profond de terreur ; nulle parole, nul geste ne trahissait les acteurs de ce duel. Se fiant à la chance, le comte Leo engageait d’énormes sommes ; il perdit, et perdit jusqu’à six fois. Le camp de Charles triomphait, mais nul autre n’osait manifester sa joie devant un si rude spadassin que le comte Leo, à qui la fortune faisait défaut pour la première fois. Un instant Charles Gruyn pensa lui-même à se lever et à quitter la partie, tant la vue de cet or amoncelé devant lui ébranlait son cœur et son cerveau, tant l’intrépidité inouïe de ce joueur l’épouvantait. Un coup d’œil du marquis de Rovedere le soutint, de nouveaux enjeux déroulaient autour de lui leur sillage d’or ; chaque poitrine était gonflée, chaque œil avide, chaque main fébrile. La partie continua.

La sueur mouillait le front de Leo, ses meilleurs amis perdaient courage ; lui, cependant, demeurait impassible, et il se contenta de dire à Charles :

– Quitte ou double !

Il laissa tomber ces paroles plutôt qu’il ne les prononça devant le cercle ; son œil était vitré et se colorait par moments de teintes sanglantes.

Charles Gruyn accepta.

Deux pyramides d’or, qui devaient bientôt s’épancher comme deux fleuves, marquaient la limite des deux armées. Giuditta s’était rangée du côté de la fortune, elle-même semblait encourager le jeune homme, confondue comme elle se trouvait alors dans le groupe des joueurs. Giuditta craignait Leo, mais elle se souvenait alors encore plus de ses trahisons et de ses insultes. C’était bien elle qui lui avait écrit à Rome pour le prévenir des assiduités du jeune homme près de la duchesse, la perfidie étant son recours habituel, et le comte Leo ayant eu l’imprudence de manifester dans cette lettre au comte Pepe son amour pour la duchesse de Fernaro.

Un cri violent, ou plutôt une tempête de voix se perdant en un seul cri, vint lui apprendre que la banque avait sauté.

La perte du comte Leo Salviati était telle, que toute la fortune du cardinal Bibiena, son oncle, l’eût à peine comblée, et cependant il était cité comme un des princes les plus opulents de Rome.

Tous ceux qui partageaient la chance de Leo Salviati l’entourèrent, et ce fut bientôt autour de lui un concert de plaintes et de récriminations haineuses.

– Se laisser ainsi dépouiller par un homme que nous ne connaissons même pas !

– Le comte de San-Pietro quelque noble de contrebande ! On sait maintenant comment les juifs se font inscrire eux-mêmes sur le livre d’or.

– Heureusement que ton mariage est prochain, il remettra de l’ordre en tes affaires.

À toutes ces phrases banales, Léo ne répondait que par un morne silence.

– Mon cousin, lui dit Pepe, fais-nous connaîtra au moins, celle que tu épouses ; voyons, est-ce avec moi que tu veux faire le mystérieux ? Est-elle ici ?

Cette question nettement posée rendit au comte son assurance sardonique ; il indiqua du doigt à, son cousin un groupe de dames, au milieu desquelles Teresina Fornaro était assise, et tirait de son sein une lettre cachetée :

– Cette missive, reprit-il, est du cardinal Bibiena, il me l’a remise ouverte, et je sais ce qu’elle contient. Regarde d’ici, Pepe, l’effet que ces lignes vont produire sur la duchesse.

Leo s’était avancé en même temps vers Teresina. Il la salua avec toute l’aisance d’un cavalier célèbre à Florence pour le nombre infini de ses bonnes fortunes, et se tenant debout devant elle, bien que la duchesse lui eût fait signe de s’asseoir.

– J’attendrai madame, que vous ayez lu la dépêche du cardinal.

La duchesse parcourut la lettre rapidement, et en même temps un nuage obscurcit sa vue. Cette épître du cardinal Bibiena la prévenait de certains murmures que la nomination, de son secrétaire au titre de comte de San-Pietro venait de causer chez le gouverneur et dans la chancellerie romaine. Ce Français appuyé par elle n’était peut-être qu’un espion. Le cardinal Chiggi se repentait lui-même d’avoir été trop facile, et il conjurait sa nièce de lui donner de nouveaux détails sur l’homme qu’elle protégeait.

Évidemment, cette lettre n’avait été écrite qu’à la sollicitation du comte Leo par le cardinal Bibiena. Aussi était-ce l’arme que se réservait sa vengeance.

– Qu’ordonnez-vous maintenant, madame ? demanda le comte Leo. Dans six jours, il faut que je reparte pour Rome, et j’ai promis de rapporter moi-même votre réponse… Disposez de moi, parlez. Il y a à cette lettre un paragraphe dont ma modestie doit se défendre, celui où mon oncle le cardinal Bibiena me dépeint à vous sous des couleurs trop flatteuses… Si cependant votre cœur est libre… si le choix d’un époux…

– Arrêtez, monsieur, reprit avec fierté la duchesse ; mon époux ne sera jamais un meurtrier ; avez-vous donc oublié le meurtre du comte Fosco ?

– Si le comte Fosco vous tenait au cœur, répliqua Leo Salviati avec aigreur, je l’eusse ménagé, madame la duchesse ; mais dans tout Florence on ne parle que de votre insensibilité. Nous savons maintenant le secret de cette vertu farouche ; vos serviteurs deviendraient-ils donc nos maîtres, et ce parvenu auquel vous jetez un titre…

– Assez, assez, monsieur, interrompit derrière Leo une voix brève et stridente. Comte Salviati, vous êtes un lâche !…

Ces paroles, articulées d’un ton ferme, avaient fait retourner Salviati comme un lion ; il posa la main sur la garde de son épée… Il se tenait debout, pendant que la duchesse, évanouie, était entourée d’un cercle de dames…

– Est-ce un gentilhomme ou un laquais qui défend ici la duchesse ? demanda-t-il.

– C’est un misérable qui vient d’insulter une femme, répondit Charles.

— Contentez-vous, jeune homme, de m’avoir gagné ce soir, murmura Salviati. Ne me forcez pas à lire tout haut la lettre du cardinal Bibiena… En parlant ainsi, le comte cherchait à reprendre la lettre des mains de la duchesse.

Mais avant qu’il eût pu s’en ressaisir, Teresina, par un geste aussi rapide que l’éclair, l’avait brûlée à l’une des bougies d’un candélabre.

– Comte de San-Pietro, reprit Leo avec un rire étouffé, seriez-vous d’aventure aussi fort aux armes qu’au jeu ?

– Loyal à tous deux, et devant tous deux me confiant à mon étoile, monsieur le comte.

– Votre étoile pourra pâlir, ajouta Léo. Mais descendons tous deux, on nous observe.

Il était temps en effet que Charles et le comte se dérobassent par un prompt départ aux espions de l’archiduc mêlés à la foule. Les duels étaient alors sévèrement défendus et poursuivis.

– Ainsi, marquis de Rovedere, vous consentez à être le témoin de monsieur ? demanda Leo Salviati en indiquant Charles au marquis.

Le marquis de Rovedere répondit par un signe d’assentiment.

– Témoin et second ? dirent Pepe et Rodolfo, les amis du comte.

– Oui, dit le marquis de Rovedere. Je trouverai bien quelqu’un qui m’assistera.

– À merveille, dit Leo. Et le lieu du rendez-vous ?

– À la porte San-Gallo demain, à six heures. – À six heures, répéta Leo Salviati.

Et se séparant du marquis et de Charles sous le large vestibule, Leo rejoignit son cousin Pepe et Rodolfo.

En ce moment, le roulement d’une voiture sur les dalles en mosaïque de la cour fit tressaillir Charles… Deux pages du palais y transportaient la duchesse défaillante. Quittant la main du marquis de Rovedere, Charles se précipita dans le carrosse auprès d’elle.