Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/15

M. Lévy (tome Ip. 134-142).

XV

UN TITRE.


La demeure de la duchesse s’élevait en face du vieux palais de la seigneurie, palais austère, gigantesque, hérissé de créneaux, et surmonté du beffroi hardi qui sonna tant de fois pour Florence l’heure des factions ou des victoires.

Décoré au dehors des vieilles armoiries de sa famille, semé de fresques sur son ample façade, solide, verrouillé à l’égal d’une forteresse, ce palais de la duchesse de Fornaro semblait caractériser la guerre civile ; il rappelait la fin du treizième siècle et les Gibelins.

L’abandon auquel il s’était vu en proie durant de longues années ajoutait à son aspect sévère et triste.

Depuis quelques mois cependant la duchesse l’habitait ; c’était de temps à autre un bruit inaccoutumé de chevaux et de laquais, mais les fenêtres en étaient éclairées rarement, et l’on ne se souvenait pas que la duchesse y eût jamais tenu cercle.

Ce matin-là, — c’était le lendemain de la scène au Pratolino, — les rideaux du salon de la duchesse venaient d’être tirés plus tard que de coutume, les femmes arrosaient les orangers de la cour, ou bien se tenaient, l’aiguille en main, auprès des fontaines, quand une vieille Moresse déposa un billet dans la bouche de marbre figurant un lion sculpté en dehors, près de la grande porte.

Cela fait, l’Éthiopienne gagna du pied et se réfugia sous le portique de la loggia de Lanzi, auprès de la statue de Judith, l’œuvre de Donatello.

Évidemment cette messagère noire attendait, et se résignait à prendre l’heure en patience, car elle s’accroupit sur ses talons à cette place même, ne perdant pas des yeux le palais de la duchesse, et mâchant avec les trois dents qui lui restaient une grenade achetée au Marché-Neuf.

Onze heures venaient de sonner, la duchesse s’assit près d’un petit cabinet d’Allemagne, aux portes incrustées de nacre et d’écaille. Il y avait dans ce bureau tout ce qu’il fallait pour écrire. Teresina entr’ouvrit l’un de ses tiroirs.

— Bonne reine ! murmura-t-elle ; elle seule peut savoir ce que je souffre ; elle est ma seule confidente Mais n’a-t-elle donc pas elle-même assez de chagrins ? Richelieu ne vit-il pas, ne continue-t-il pas à l’abreuver d’amertume ? Usé, languissant, ne règne-t-il pas encore, roi cruel, absolu, sous un fantôme de roi ? Ah ! malheur sur lui ! car je lui dois ma misère ; malheur sur lui ! car il m’a privée du seul espoir que contînt mon cœur ! Il n’y a pas huit jours, je visitais le Bargello, cette vieille et morne prison où furent enfermés Boscoli et Machiavel. C’est là sans doute aussi que ce que j’aimais est mort, mort sans un pardon, sans une tombe !… mort en me maudissant… qui sait ?

La duchesse se cacha le visage de ses deux mains. Des larmes abondantes s’échappaient de ses beaux cils et roulaient sur ses joues comme autant de perles défilées… Elle voulut écrire, mais elle ne le put, vingt fois sa main tremblante prit la plume, sa douleur l’interrompait. De temps à autre elle jetait les yeux sur un large crucifix, magnifique ouvrage de sculpture florentine, placé au-dessus de son prie-Dieu, puis elle les reportait sur un petit cadre représentant une villa modeste, enfouie sous des masses de chèvrefeuilles et de lauriers-roses.

— Mon pauvre jardin de Parme ! murmurait-elle avec une voix entremêlée de soupirs, à qui es-tu maintenant ? À cette heure, peut-être, l’herbe et les ronces croissent seules à la place de tes mûriers ; ton humble maison n’est plus que décombres, tout est effacé de ton sol, tout, jusqu’à la place où ils m’ont arrêtée, enlevée inhumainement. Quand je te quittais, verdoyant enclos, ce n’était que pour aller à la Steccata, la seule église où je pusse, sans être vue, causer de ma douleur et de mes craintes avec les anges ! Asile du remords et de la prière, que de fois tes marbres ont reçu mes larmes, que de fois ai-je invoqué Dieu dans ton sein pour celui que j’ai perdu ! Mais il devait mourir à la seule vue de ma lâcheté, cet ardent et noble courage. À défaut de la prison et de la torture, mon abandon devait le tuer. Et pourtant, Seigneur, vous savez si je fus alors coupable. Tout concourait à me faire croire à sa perte, on plaça ma main dans celle du duc de Fornaro ; ma main, — non mon cœur ! Et vous-même, alors, ô mon Dieu, vous vîntes à mon aide, vous me délivrâtes bientôt d’un joug cruel et pesant. Par vous, je suis libre, je n’appartiens plus qu’à moi…

Mais ce jeune homme, ce Charles ? dois-je donc être ingrate envers ce libérateur imprévu ?… Ah ! trop de malheurs ont plané sur moi, mon étoile n’est pas la sienne. Qu’il soit heureux, il est jeune, il est courageux… moi, je dois veiller à son bonheur, je dois écarter de lui les alarmes et les angoisses… Mais il tarde bien à venir ce matin. Et cependant, ajouta la duchesse en soulevant une portière de l’appartement, j’entends des pas dans sa chambre, il ouvre la fenêtre qui donne sur la place du Vieux-Palais… il est là. Je ne dois point oublier que je lui dois ce bouquet… aussi, l’ai-je placé dans mon plus beau vase de jaspe… Quelle intrépidité n’a-t-il pas montrée hier !… Le voici, il entre… D’où vient donc qu’à son approche mon cœur est calme ?… Autrefois je tremblais lorsque Pompeo devait venir… Ah ! je le disais bien, c’est que tout est mort en moi.

En proie à ces réflexions poignantes, la duchesse s’était assise. La fenêtre du salon demeurait ouverte. Charles l’y trouva penchée. Quand il entra, elle regardait alors sur la place du Palais-Vieux, où se tenait toujours la Moresse. Au bruit des pas de Charles, la duchesse se retourna.

Il était pâle, il tenait en main un papier. Un cercle bleuâtre, étendu sous ses yeux, accusait chez lui le manque de sommeil et la fatigue.

Après avoir salué la duchesse, il prit un siége et lui présenta le billet qu’il avait froissé entre ses doigts. Elle le lut, sourit, et le rendit tranquillement au jeune homme.

La sérénité de la duchesse produisit sur Charles un effet contraire à celui qu’elle attendait ; il se leva brusquement.

— Ainsi, madame, lui dit-il, vous ne voyez rien qui m’empêche d’accepter ce rendez-vous ?

— Rien, répondit la duchesse.

— Et vous trouvez convenable à moi d’y répondre sur-le-champ ?

— Convenable ; vous êtes libre.

— Cette Giuditta vous parait digne de mon hommage ?

— On la dit belle ; pour moi, je ne l’ai point vue.

— Savez-vous bien, madame, poursuivit Charles sur le même ton de dépit, que je vous croyais moins indifférente à ce qui me touche, et que vous me feriez haïr à la mort cette femme qui m’écrit ?

— Pourquoi la haïr ? demanda tranquillement la duchesse. Ne vous a-t-elle pas déjà rencontré à Florence ? n’a-t-elle pas entendu vanter votre grâce, votre mérite ? Vous êtes noble, généreux. Hier encore, continua la duchesse d’un ton de voix véritablement pénétré, vous avez fait, Charles, une action que vous envieront les plus braves. Pourquoi ne pas vouloir que cette femme, instruite de votre brillant exploit, cherche à vous voir, à vous apprécier de plus près ? Après tout, ce n’est pas chez elle que vous allez ; c’est à la fête prochaine de l’archiduc, une fête splendide, à ce qu’on s’accorde à dire déjà ; des musiciens d’Italie, des comédiens venus de France, un éclat, un luxe… Je vous en conjure, mon ami, ce sera moi qui disposerai tous vos rubans ce soir-là. Parlez, que voulez-vous ? mes diamants sont les vôtres. Quand Giuditta vous verra si beau et si paré, elle n’aura d’yeux que pour vous. Mais vous semblez ne pas m’écouter ; vous regardez le bouquet placé dans ce vase ; c’est votre bouquet, mon ami. Mais, continua-t-elle, c’est le vôtre ; ne me vient-il pas de vous ?

— Ce bouquet, reprit Charles avec une exaltation d’impatience, ce bouquet, madame, c’est un mensonge ! Quand votre voiture vous emportait, cette femme, cette Giuditta me l’a jeté… Elle était là, je l’ai vue…

— Elle a eu raison, répondit la duchesse. D’abord, ces fleurs sont très-belles… Et puis ce n’est pas moi qui eus alors arrêté son bras…

— Pas plus que vous n’arrêtez le mien, madame, s’écria Charles avec impétuosité en jetant par la fenêtre le bouquet de la cantatrice… Voilà ma réponse à ta maîtresse, ajouta-t-il en se penchant vers la Moresse qui ramassait sur le pavé les fleurs éparses et déliées de leur fil…

La lèvre de Charles frémissait encore, son cœur se brisait, il referma la fenêtre avec violence.

— Enfant ! dit la duchesse en cherchant cette fois à le calmer, mais en lui dissimulant l’émotion profonde qu’elle ressentait, enfant ! qu’avez-vous fait pour vous attirer ainsi à tout jamais peut-être la colère de cette Giuditta ! Moi qui vous aime, je désirerais tant vous voir heureux !

— Vous m’aimez ! répondit Charles avec un amer sourire, vous m’aimez, et vous souffrez qu’une autre… Oh ! non, non, mille fois, poursuivit-il avec des sanglots, vous ne m’aimez pas, vous ne m’aimerez jamais !

La duchesse pâlit ; elle était touchée de la douleur du jeune homme. Quelque temps il s’était tu, il avait renfermé sous la triple clef de son cœur le secret de sa blessure. Arrivé dans Florence, il y avait d’abord recherché l’ombre des cloîtres, le silence de la solitude ; puis tout d’un coup, et comme pour s’étourdir, il s’était jeté dans une vie active et bruyante. La chasse, les chevaux, les courses lointaines fatiguaient son corps sans parvenir à éteindre en lui les voix ardentes de son âme. Comme ce moine espagnol, il se fût condamné à tirer de l’eau vingt fois par jour du puits d’un cloître, sous un soleil âpre et dur, qu’il eût trouvé encore, en rentrant, sur la porte de sa cellule, un nom gravé, le nom de celle qu’il aimait ; Charles avait en lui un amour profond et triste. Attaché à la duchesse par un lien sombre et providentiel, il l’envisageait par moments comme une victime ; d’autres fois, il se révoltait contre l’indifférence de cette femme.

— Je croyais, reprit-il, qu’en vous sacrifiant une invitation aussi légère, je ne vous eusse point déplu ; la colère de cette Giuditta m’importe peu. Ce qu’il m’importe de connaître, madame, c’est si ma présence n’entrave point vos desseins, et si je gêne en rien votre liberté. « Aimez cette femme, » m’avez-vous dit. Ah ! duchesse, un pareil mot devait-il sortir de votre bouche ? Vous m’avez fait une vie facile, brillante, somptueuse ; mais, hélas ! la vôtre est triste ; vous souffrez, vous pleurez… ces larmes retombent sur moi. Parlez, suis-je ici un obstacle à votre bonheur ? auriez-vous reçu l’aveu de quelqu’un et n’oseriez-vous m’avouer que l’on vous aime ? Oh ! quel que soit cet homme, son cœur ne peut battre d’un amour plus vif et plus dévoué que le mien ; quels que soient ses titres, continua Charles avec orgueil, peut-il dire qu’il vous a sauvée, non-seulement comme moi, mais qu’il a quitté pour vous son pays et sa famille ? Mais ne pouvez-vous donc aimer, Teresina, vous qui me proposez ici l’amour d’une autre ; vous est-il interdit d’avoir un peu de pitié, vous qui me voyez à vos genoux !

L’expression des traits de Charles avait cette fois frappé la duchesse… Sans vouloir sonder le jeune homme sur ses sentiments secrets, elle était convaincue que nulle autre femme ne tenait de place dans sa pensée ; elle le regarda dans un douloureux enchantement.

— Sans doute, vous m’aimez, reprit-elle d’une voix douce, vous m’aimez, moi qui ne puis, qui ne dois aimer personne ! Mais c’est parce que je connais le péril, que je dois vous en avertir, enfant, c’est parce que votre repos et votre bonheur me sont chers, que je dois vous dire : Fuyez-moi !

Avez-vous donc oublié dans quel abîme une vengeance secrète m’avait plongée, à quelles délations, à quels piéges je serai toujours en butte ? Croyez-moi, Charles, vous qui êtes trop jeune pour avoir des ennemis, de grâce, laissez-moi les miens ! Que deviendriez-vous, si leur perfidie nous découvrait ? Vous m’avez sauvée, c’en est assez pour vous perdre. Plus d’une fois, je le sais, vous m’avez demandé le secret de ma vie, vous vouliez savoir pourquoi tant de haine et de malheur s’attachait à moi, pauvre femme ; quel démon fatal s’attachait incessamment à mes pas ; contentez-vous de savoir que rien, pas même l’exil, ne désarme, hélas ! la haine. Vous réclamez une moitié dans mes chagrins, mon ami ; laissez-moi devenir la confidente heureuse de votre avenir et de vos joies. Notre existence doit avoir deux parts égales ; à vous l’espoir et les rêves dorés, à moi la tristesse et le deuil des souvenirs ! Vous associer à ma destinée ! mais autant vaudrait pour vous partager le pain dur et la misère du proscrit ; je suis votre sœur, mais je dois sauver mon frère.

— Vous avez raison, madame, vous avez raison, je dois vous fuir, répondit Charles avec amertume. À quoi bon mourir devant vous d’une mort affreuse et lente ? à quoi bon nourrir des illusions sans but ? Que suis-je en effet pour vous ? Un malheureux jeune homme jeté par le hasard sur le chemin de votre fortune, je suis écrasé sous le poids de vos bienfaits. Vous m’avez pris par la main et m’avez traité dans ce palais en reine généreuse, vous m’avez reçu comme un frère, cela est vrai. Maintenant, votre œuvre est accomplie ; je pars, madame, car vous n’avez plus besoin de moi. Je n’aurai pu même obtenir votre confiance, le chagrin aigrit les âmes, et je n’ai plus, je le vois, accès dans la vôtre. Oui, je dois partir ; aussi bien, je me sens ici mal à l’aise avec cette noblesse hautaine et moqueuse qui nous entoure. Tôt ou tard, je le devine, elle me demandera compte de ce qu’elle nomme mon bonheur, bonheur étrange, digne en tout d’être envié, poursuivit Charles avec un sourire d’ironie, puisque celle que j’aime a juré de me punir d’avoir osé lever les yeux jusqu’à elle.

Le regard ému de la duchesse accusa Charles ; il ne la vit pas sans une singulière anxiété ouvrir vivement son secrétaire et en tirer un paquet scellé…

— Partir ! avez-vous dit, Charles. Oh ! vous ne partirez pas. Et pourquoi vous exiler ? pourquoi fuir ? Vous redoutez, dites-vous, le dédain de ces gentilshommes ; n’êtes-vous donc pas noble par le sang, aussi bien que par le cœur ? Il est temps, d’ailleurs, qu’à cet égard vos craintes disparaissent. Je devais songer à celui qui m’a sauvée… je l’ai fait.

— Que voulez-vous dire, madame ?

— Que, malgré votre naissance et vos manières, vous n’auriez pas peut-être été jugé assez noble par ces mêmes hommes pour donner le bras à la duchesse de Fornaro ; rassurez-vous, Charles vous pouvez lui donner le bras.

— Quoi ! madame…

— Ces papiers me viennent de Rome. J’y avais écrit au cardinal Chiggi, mon parent ; il vous fait comte. De ce jour, vous avez le titre et la terre de San-Pietro.

— Est-ce un rêve ? murmura Charles en s’agenouillant devant la duchesse.

— Lisez vous-même cet acte, et accusez-moi encore d’être oublieuse, voyons !

Charles parcourut le papier ; l’ivresse de l’orgueil combattait déjà celle de l’amour… Lui qui n’avait pas de nom la veille, il avait un titre, un nom.

— Madame, reprit-il, vous m’avez sauvé, je vous dois une vie nouvelle.

— Dites donc au moins que vous ne partirez plus, monsieur ? demanda la duchesse, heureuse du bonheur de Charles.

— Ah ! madame…

— On a bien du mal à vous faire faire ce qu’on veut.

— Qui donc m’aurait regretté ?

— Moi, d’abord, puis cette Giuditta. À propos, monsieur le comte, voilà des plumes, de l’encre, tout ce qu’il faut pour écrire… Mettez-vous ici, écrivez…

— Quoi ! vous voudriez…

— Il vous faut prévenir Giuditta que vous irez à la fête de l’archiduc… Elle y sera, elle vous y verra ; je veux qu’elle vous y voie. Giuditta, dit-on, tient cercle dans cette ville ; pour votre début, il ne faut pas vous brouiller avec les puissances, reprit la duchesse avec enjouement. Songez d’ailleurs que le seul renvoi de son bouquet…

— J’obéis, duchesse, non pour Giuditta, mais pour vous,

— Et moi, Charles, je vous promets d’obéir aussi à l’invitation de l’archiduc. J’irai à cette fête, on m’y verra avec vous. Dans six jours, je présenterai à l’archiduc lui-même le comte de San-Pietro.