Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/12

M. Lévy (tome Ip. 113-118).

XII

LES FILETS.


— Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ? demanda Pompeo.

L’inconnu ne répondit pas. Il s’était penché, nous l’avons dit, et considérait d’un regard morne les eaux noirâtres du fleuve…

Ses vêtements en désordre, son air désespéré, effrayèrent Pompeo. C’était un jeune homme très-élégamment vêtu.

— Maudit soit le jeu ! s’écria-t-il en frappant du poing sur le parapet.

— Monsieur a joué ? demanda Pompeo, cherchant à l’envisager sous l’ombre de son feutre.

— J’ai perdu, répondit-il. Et comme je dois, je confie ma dette à la Seine !

En même temps, il avait enjambé le parapet… Dans ce mouvement, son feutre tomba sur le quai.

— Charles Gruyn ! s’écria Pompeo en reconnaissant le fils du cabaretier…

— L’Italien de cette nuit, reprit Charles. Vous étiez à ce jeu ? demanda le jeune homme d’une voix sourde.. En ce cas, vous devez savoir mon déshonneur. J’ai perdu, monsieur, et j’ai perdu sur parole… Ces gens m’ont volé, sans doute ! Le vin qu’ils m’ont fait boire alourdit encore mon cerveau.

— Mon cher ami, reprit l’Italien, vous avez voulu tout à l’heure me rendre un service en croisant l’épée contre les gens du cardinal qui m’emmenaient, acceptez, de grâce, l’offre de mon argent ; je voudrais être mille fois plus riche…

Et Pompeo partagea en même temps avec le jeune homme l’argent qu’il avait reçu du docteur.

— Maintenant, dit-il, vous m’aiderez bien à jeter ceci en Seine ?

— Volontiers, dit Charles, sans trop comprendre ce dont il allait s’agir.

Pompeo s’empara du sac où était le coffre, et d’un bras nerveux il le lança dans la rivière… Un tourbillon d’écume suivit cette chute qui troubla seule le silence des ondes… Charles Gruyn semblait absorbé ; il avait reçu machinalement les pièces d’or de l’Italien, il murmurait quelques paroles à voix basse.

— À vous celui-ci, dit Pompeo à Charles, en lui indiquant le second sac.

— Qu’avez-vous donc là ? se prit à demander le jeune homme.

— Une marchandise suspecte. C’était un misérable qui vendait à faux poids, et je dois jeter en Seine ce qu’il vendait, c’est l’ordre de la justice.

Charles Gruyn posa la main sur le sac, mais au même instant il la retira comme si le contact de cette toile l’eût brûlé…

— Mais il y a un corps dans ce sac ! s’écria-t-il.

Avant qu’il eût pu se retourner, Pompeo avait lui-même poussé le bras du jeune homme ; il s’enfuit et rejoignit le docteur…

— Au revoir et à bientôt ! cria-t-il à Charles.

Le jeune homme passa la main sur son front comme s’il eût été le jouet d’un rêve, il avait cru entendre un gémissement étouffé quand le sac tomba dans l’eau.

— Que saint Charles Borromée, mon patron, me soit en aide ! murmura-t-il en regardant le cercle blanchâtre produit par la chute du sac dans le fleuve… Je crois que les fumées du vin sont tout à fait dissipées ; serait-ce donc un crime que cet étranger m’a fait commettre, et ne puis-je…

Il regarda alors avec terreur autour de lui, mais tout se taisait… L’endroit était isolé, les constructions du pont Marie n’étaient pas encore achevées, ses maisons ne devaient se voir habitées que dans un mois. Le porche sous lequel l’Italien l’avait rencontré formait le milieu du pont et décrivait un arc sur ses assises ; il était embarrassé de moellons, de chaux et de briques laissés par les ouvriers. Chancelant, épouvanté, Charles s’assit sur une pierre et se prit machinalement à tourner les yeux vers la demeure de son père.

Une seule lumière brillait alors au cabaret de la Pomme de pin, cette lumière venait de la chambre de Mariette…

Charles la contempla quelques secondes avec une avide attention, puis tout d’un coup il vit s’éteindre son faible rayon.

— Si j’étais superstitieux, se dit-il, je croirais ce feu un avertissement du ciel. Toute flamme est-elle donc éteinte en moi, ô mon Dieu ! même celle du courage ! Oh ! oui, je dois savoir si je suis ici le complice d’un assassin ! Illusion ou réalité, ce gémissement vibre encore à mon oreille… Oui, je le jure ici par Mariette et par ce toit que j’ai fui, je veux sonder à fond ce mystère qui me pèse… Mais rien, rien, mon Dieu, pas même une barque sur l’eau !… Le vent et la pluie fouettent mes cheveux, la terre tremble sous moi.

Mais, reprit-il bientôt… je ne me trompe pas ; oui, voici un point lumineux, là… tout devant moi… C’est à la cabane de maître Gérard, le passeux, que brille cette lumière… Ah ! courons, courons, peut-être pourrai-je encore le prévenir… Ô mon Dieu, faites que j’arrive à temps !

Le jeune homme avait déjà tourné l’angle du pont Marie, puis, laissant à sa gauche l’Arsenal et les Célestins, il se trouva bientôt avoir franchi dans sa course l’espace étroit qui forme à cette heure le quai d’Anjou.

La cabane du passeux se trouvant placée, nous l’avons dit, à la pointe de l’île, elle était souvent, l’été, le point de mire des baigneurs ou des jeunes nautoniers qui, à l’exemple de Charles, s’exerçaient aux joutes.

Plus Charles approchait, plus le cœur menaçait de lui manquer… C’était une course folle, une course d’athlète, mais Charles en avait souvent entrepris de pareilles ; une main invisible le poussait, d’ailleurs, il fendait le vent comme une arbalète lancée…

Tout d’un coup il s’arrêta devant la cabane de maître Gérard.

La porte donnant sur la rivière en était alors entr’ouverte et laissait échapper une lueur abondante… Devant cette porte jetait une barque, maître Gérard ayant obtenu de messieurs les échevins le droit de pêche, et l’édilité lui concédant en ce lieu droit d’observation et de police.

Le jeune homme le vit agiter alors sa lumière sur l’eau, c’était une grosse torche de résine…

— À l’aide, mon cher Gérard ! cria-t-il au passeux, retirez vos filets, mais ayez garde qu’ils ne rompent !

Maître Gérard se retourna en entendant cette voix ; il vit Charles Gruyn qu’il connaissait, il le vit pâle, haletant.

— Bonté divine ! lui demanda-t-il, qu’y a-t-il donc ?

— Il y a, maître Gérard, que sans mon bras, vous courez grand risque. Ceci n’est pas une pêche ordinaire. Mais dites, vous avez donc senti vous-même une commotion ?…

— Une commotion telle, reprit le passeux, qu’il m’a semblé qu’un bois de flottage heurtait ma cabane… Monsieur Charles, qu’est-ce donc ?

— Rien, mon brave Gérard, si ce n’est que j’ai vu tout à l’heure un homme jeter du pont Marie deux sacs pesants dans la Seine…

- Attention, alors, détachez ma barque, et voyons !

Charles obéit, et il sentit bientôt, au poids du filet, qu’ils étaient sûrs tous deux d’une découverte. Maître Gérard faisait de vains efforts pour amener le double fardeau jusqu’à lui…

— Mes forces me trahissent ! cria-t-il à Charles.

Charles aida le passeux et retira les filets demi-rompus. Les deux sacs apparurent à l’œil hébété de maître Gérard. Le jeune homme et lui les transportèrent à la cabane.

— Un instant, dit Gérard, voilà une aubaine à laquelle j’ai droit, partageons.

Charles haussa les épaules. Il était si faible, qu’il étancha d’abord la sueur qui ruisselait de son front, puis saisissant un couteau sur la table du passeux :

— Regarde donc et choisis, lui cria-t-il.

Les deux sacs ouverts, Charles réprima un tressaillement singulier en voyant que l’un contenait un coffre, l’autre une femme dont la tête était couverte d’un voile…

Le choix du jeune homme fut bientôt fait.

— À toi ce coffre et ce qu’il contient, cria-t-il au passeux, à moi cette femme !

Il venait de soulever la gaze qui cachait les traits de l’Italienne… Une vision céleste l’eût alors moins ébloui… Une alarme soudaine lui succéda, le sang du jeune homme se retira dans sa poitrine ; il eut peur un instant de ne trouver qu’une morte. Aucun mouvement ne trahissait le sommeil de la duchesse, l’étonnement, l’épouvante, se peignaient sur le front de Charles Gruyn. Il hésita quelque temps a saisir cette main froide et à la réchauffer au feu de sa jeune et chaude haleine ; en proie lui-même à un trouble qu’il n’avait jamais ressenti, il contemplait cette merveilleuse créature dans un silencieux accablement. L’eau ruisselait alors de ses cheveux et de sa robe, une teinte violette marbrait ses bras et ses joues. Charles l’approcha du feu, il y jeta de nouveaux sarments, puis, saisissant un flacon que lui prêta le passeux, il se décida à l’approcher des lèvres de la victime.

Maître Gérard l’aidait dans tous ces soins d’un air distrait, jetant de temps à autre un regard cupide sur le coffre… Il parvint cependant avec Charles à placer la dame sur son lit ; peu à peu les joues de la duchesse se coloraient, son sein commençait à battre… En rouvrant les yeux, elle trouva près d’elle le jeune homme agenouillé…

Presque au même instant, et de l’autre côte de la cabane, une détonation soudaine, inexplicable pour Charles Gruyn, frappa son oreille et fit voler des éclats de bois noircis et fumants jusque sur lui. Il vit le passeux étendu auprès du coffre qu’il, avait voulu ouvrir, il le vit sanglant, immobile… Il était mort.