Les mystères de l’île Saint-Louis/Tome 1/04

M. Lévy (tome Ip. 42-49).

IV

CE QU’IL EN COÛTE D’ÊTRE SECOURU PAR UNE JOLIE FILLE.


À cette injonction redoutable, Mariette ouvrit, et l’on vit entrer plusieurs gardes du cardinal, mêlés à ceux du guet et de la reine. Depuis quelques vols récents, ces trois patrouilles avaient alors la surveillance nocturne de la capitale, et composaient un corps de milice assez redoutable, appelé la Triple Ronde.

— Rassurez-vous, maître Philippe, dit le capitaine, nous ne venons pas vous faire du mal.

— De quoi s’agit-il, messieurs ? demanda le cabaretier.

— D’un cavalier qui a sauvé une dame près de l’Arsenal, il y a une demi-heure, répondit le capitaine. Ce cavalier a mis lestement l’épée au poing, et a déconfit plusieurs gens apostés pour enlever ou voler cette personne. Vérification faite, nous avons reconnu qu’elle avait sur elle un magnifique collier de pierreries. Elle était en coche de cuir roussi, les mantelets du coche soigneusement abaissés elle nous a dit se nommer la comtesse Alvinzi. Le cavalier susdit a reçu une bourse d’elle. Il est ici, on l’y a vu entrer ; c’est lui qu’il nous faut. Encore une fois, il ne lui sera fait aucun mal ; on veut, au contraire, le remercier.

Mariette échangea avec l’Italien un coup d’œil de doute. En ce moment même, l’un des masques s’était levé ; il parlait à voix basse au capitaine de ronde.

— Encore une fois, elle nous a dit se nommer la comtesse Alvinzi… répondit au masque le capitaine de ronde sur le même ton.

— Alvinzi… murmura l’Italien à part lui ; c’est bien le nom que le passeux m’a dit ce soir… Oh ! oui… cette femme…

— Pour ce jeune homme, ajouta le capitaine en désignant du doigt à Philippe Gruyn celui qui venait d’entrer, je n’ai pas besoin de vous apprendre qui il est. Nous l’avons trouvé tout proche d’ici, arrêté sous les fenêtres de ladite dame ; il attendait peut-être la rentrée de son carrosse ; or, la nuit un galant ressemble à un voleur ; nous l’avons donc poursuivi. Il suffira qu’il se réclame de vous… de son père… Reconnaissez-vous, sous ces habits de gentilhomme, Charles Gruyn, votre fils ? demanda le capitaine en riant.

— Je ne le reconnais que trop… capitaine… soupira le cabaretier. Un enfant qui n’est bon qu’à me donner du chagrin ! un coureur, un larron de nuit !… N’as-tu pas de honte ajouta maître Philippe en montrant le poing à son fils.

— Mon père… dit le jeune homme en contenant mal son dépit.

— Qu’allais-tu faire à cette heure indue ? réponds.

— Jeune homme, il est de fait que vous êtes dans votre tort reprit la Ripaille, qui, devant au tavernier nombre de brocs payés aux gendarmes rouges en ce lieu de plaisance, jugeait prudent de se ranger du côté de maître Philippe.

— Monsieur le capitaine, répondit Charles Gruyn, je ne vous ai point, je pense, adressé la parole.

Cette phrase fut dite d’un ton si net, si profondément empreint de fierté, que le capitaine resta interdit. Il n’osa poursuivre, tant l’air et la figure de Charles Gruyn commandaient alors la déférence aux plus mal intentionnés.

C’était un garçon d’une belle venue, comme on dit communément ; il avait les dents blanches et le sourire fin, la taille bien prise, le front élevé, les yeux vifs ; seulement on remarquait chez lui un grand fonds de mélancolie… il était âgé de vingt et un ans.

Contre l’habitude des gens de sa classe, le fils du cabaretier portait en effet, ce soir-là, un charmant justaucorps fleur-de-seigle ; il avait les rubans, les aiguillettes et la fraise. Ses manches à lames d’argent, tailladées à l’espagnole, laissaient deviner aisément des membres robustes, et les pratiques de maître Gruyn ne se rappelaient pas sans un certain plaisir les joutes soutenues par lui, l’année précédente, sur la Seine, au bas du pont Notre-Dame, devant les maîtres échevins de la ville. Dans tout le quartier de l’île, il était, cité à la fois pour son bon cœur et pour sa force. La sévérité de maître Philippe lui reprochait bien cependant quelques peccadilles. Il fréquentait trop les comédiens de la troupe Turlupin, jouait à la paume avec les pages du cardinal, et ne traversait guère le pont Neuf sans s’arrêter devant les tréteaux de Scaramouche.

Il n’était pas sûr que de temps à autre Bellerose ne lui eût point fait jouer la comédie. Au lieu de servir les chalands de la Pomme de pin, il s’amusait le plus souvent à pincer du luth, ce qui déplaisait fort à maître Philippe, son père, mais ce qui, en revanche, charmait infiniment Mariette. Un jour, il avait supplié Boisrobert de lui apprendre à faire un sonnet ; l’abbé avait eu la patience de lui en corriger chaque rime. Il ne manquait jamais, le dimanche, d’aller entendre l’orgue des Célestins, ce qui ne l’empêchait pas, le reste de la semaine, de lire des romans de chevalerie. Le pauvre jeune homme se sentait enfin profondément humilié de vivre au sein des futailles. Son humeur chatouilleuse lui avait déjà attiré quelques disputes ; il avait même rudoyé certain Gascon qui prenait le menton à Mariette. Mais à ces premières effervescences d’écolier succédait, depuis un mois environ, un étrange accablement. Mariette trouva son livre ouvert à la même page ; des pensées nouvelles, inquiètes, le dominaient. Il eût voulu marcher l’égal de ces seigneurs, dont il n’était, après tout, que le valet, lui, le fils d’un homme déjà connu cependant pour sa fortune. Ce comptoir enfumé, ces nappes rougies, ce choc importun des verres, ces chansons de lansquenets ivres, ces sonnets de poëtes faméliques, lui faisaient mal. Plus d’une fois il avait manifesté à maître Philippe Gruyn, son père, la ferme volonté de s’enrôler, et de se conquérir au moins une place plus noble à l’aide de son épée ; mais la tendresse du cabaretier, dont il était le plus jeune fils et le fils le plus aimé, l’avait détourné de cette résolution. Au lieu de frayer avec les étudiants, il les avait pris en haine ; à défaut d’un monde réel, il s’était créé un monde fictif, un monde de roman et d’oripeaux. Les comédiens le grugeaient, et le plus coquet d’eux tous, Bellerose, s’était chargé de l’initier aux belles manières.

De tout temps Paris a renfermé dans son sein de pareilles natures, consumées de pareils désirs et rongées de pareilles plaies. Vers le même temps, Molière maudissait aussi le velours, les clous et les banquettes de maître Poquelin ; mais Molière, au sortir du collége de Clermont, trouvait déjà par son chemin de nobles amitiés : les Conti, les Bernier, les Hénaut et les Chapelle avaient partagé avec lui les leçons de Gassendi. L’isolement de notre jeune homme était complet. Hors son luth et Mariette, qui pouvait-il aimer raisonnablement dans la grande ville ? Le père d’une étuvière du quai de Gesvres avait proposé récemment à maître Philippe d’unir sa fille à Charles Gruyn, et celui-ci avait refusé hautement un mariage opposé, disait-il, à ses idées. Une fois lancé dans ce rêve qu’on appelle le théâtre, Charles se croyait un héros. Un jour, Bellerose lui avait fait toucher la main de Rotrou. À dater de ce jour, le fils du cabaretier de la Pomme de pin perdit son temps et son argent à des travestissements ruineux. Qu’allait-il donc faire sous les fenêtres de cette belle dame ? se demandait alors la rêveuse Mariette. Elle s’était approchée de lui d’un pas furtif, et ne tirait de Charles que de vagues monosyllabes.

Cependant le capitaine de ronde, après avoir échelonné ses hommes dans le cabaret, semblait attendre que le cavalier possesseur de la bourse de la dame prît la parole. Son ton d’autorité rappela Mariette à elle-même ; la jeune fille jeta quelques mots à l’oreille de l’Italien ; ils pouvaient se résumer par cette prière :

— Ne me trahissez pas, je vous dirai tout.

L’inconnu attacha son regard clair sur Mariette ; il se rappela, tant l’homme est enclin malgré lui à soupçonner, le mystérieux cavalier que Saint-Amand et lui avaient vu entrer par une issue secrète du cabaret avant qu’ils y eussent posé le pied.

— Pauvre enfant ! se dit-il, c’est peut-être un soupirant qu’elle protège ? Que ne se montre-t-il, après tout ? il n’y a pas si grand mal à recevoir une bourse d’une dame pour avoir pris sa défense ! Si toutes celles que j’ai reçues, hélas ! dans ma vie…

Et l’Italien roula le tissu de la bourse entre ses doigts. Un sourire amer se fit jour sur son visage.

— Allons, murmura-t-il, le sort en est jeté d’un côté je sauve Mariette, et de l’autre je saurai ce qu’est cette comtesse Alvinzi !…

Et posant la bourse sur la table devant le capitaine de ronde, il s’écria d’un ton résolu :

— Eh bien oui, monsieur, c’est à moi que la comtesse Alvinzi a jeté cet or ! Disant ainsi, il vida la bourse sur la table…

Saint-Amand le regarda faire avec stupeur. Au milieu des nuages confus de l’ivresse, il crut assister à quelque scène jouée par un comédien inconnu.

Au moment où le capitaine de ronde considérait le double canton d’armes gravé sur la bourse, le masque qui s’était approché de lui l’examina aussi avec attention par-dessus son épaule. Il tira alors un petit bâton d’ébène et d’ivoire. Le capitaine de ronde devint pâle et s’inclina. L’autre masque avait rejoint son compagnon.

— Cette bourse est à nous, dirent les deux masques au capitaine de ronde, et cet homme doit nous suivre !

— Moi, moi ! messeigneurs, balbutia l’étranger.

— Vous-même, répéta sourdement à son oreille le masque à qui l’autre semblait obéir.

— Mais vous qui me parlez, savez-vous donc qui je suis ?

— Je le sais, et vais vous le dire.

— Mon nom ?

— Monseigneur, reprit le masque en s’inclinant, vous êtes le cavalier Pompeo !

À ce nom, l’étranger réprima un léger trouble ; il se remit bientôt, et, posant fièrement son poing sur la hanche :

— Et qui êtes-vous donc, messieurs, vous qui savez tous les deux mon nom ?

— Monseigneur, répondit le premier masque, il est inutile que nous vous disions nos qualités. Ce qu’il y a de certain, c’est que vous devez nous obéir.

Pompeo interrogea du regard ceux qui se trouvaient autour de lui. Le capitaine de ronde tenait son épée basse en signe de respect, la Ripaille feignait de dormir, maître Philippe Gruyn avait ôté humblement son bonnet de serge, Saint-Amand demeurait terrifié.

Pour Mariette, il se passait dans son être un de ces combats qui brisent. Elle se reprochait amèrement d’avoir secouru ce gentilhomme ; mille voix s’élevaient en elle pour plaider sa cause. Le laisserait-elle à la merci de ces sbires occultes ? Ne pouvait-elle donc avouer la vérité ? Son cœur saignait à la seule pensée qu’elle venait peut-être, par un mouvement généreux, de causer la perte d’un innocent. Tout cédait alors à l’inquisition tortueuse de Richelieu, tout n’était qu’ombre et que piège. Si insouciante qu’elle fût, la jeune fille le savait. La noble abnégation de l’Italien devenait pour elle un remords. Un instant, elle voulut parler, elle voulut tout dire, au risque de trahir son propre secret ; mais en cet instant même, elle rencontra le regard ému de Charles Gruyn sa force l’abandonna…

Mariette aimait le fils de maître Philippe, et cet amour était depuis quelque temps combattu par trop d’oubli pour que la jeune fille n’eût pas mis en œuvre tous les moyens propres à désarmer son indifférence. Elle n’admettait pas que Charles pût la fuir, encore moins la tromper.

Or, telle était la nature du secret de Mariette, que tout un échafaudage de soins, de patience, de ruse féminine aurait croulé par son seul aveu. Mariette se tut donc, tout en se promettant de savoir ce que serait devenu cet homme auquel son honneur lui faisait à l’avenir un devoir de s’intéresser. L’Italien se tenait debout et prêt à suivre ses guides. Le silence était devenu profond dans la salle, la pluie avait cessé, les rangs des buveurs s’étaient éclaircis. Tout d’un coup, et comme Pompeo se préparait à franchir le seuil en jetant un regard voilé de tristesse sur la belle jeune fille, Saint-Amand courut se mettre en travers de la porte, et, rassemblant tout ce qui lui restait de poumons :

— À l’aide ! s’écria-t-il, mes illustres chevaliers de la pinte et de la coupe, à moi, les deux plus forts, Chassaingrimont, Pontmenard !

Mais les amis de Saint-Amand étaient partis, il en demeurait à peine deux, qui ronflaient comme des chantres dans un coin.

La Ripaille et Bellerose avaient eu déjà noise avec la justice, ils ne se souciaient guère de livrer bataille pour un étranger. D’ailleurs, les Italiens n’étaient pas, il faut le dire, en bonne odeur près du Parisien, qui se souvenait de Concini.

Saint-Amand s’était au hasard armé d’une lardoire ; il ne vit à ses côtés qu’une épée nu… celle de Charles.

— Charles ! s’écria-t-il, c’est bien ! Allons, ferme, et daubons sur cette canaille !

Ne consultant alors que son courage, Charles Gruyn espérait arracher Pompeo aux mains des deux sbires. Le capitaine de ronde s’était éloigné ; mais à un coup de sifflet donné par l’un des masques, le cabaret se vit bien vite cerné.

— Charles Gruyn, dit le masque, vous mériteriez qu’on vous fît honneur de la Bastille !

— On peut m’y conduire, reprit Charles résolûment.

— Si vous y tenez…

— Par pitié ! messieurs, excusez-le, c’est un fou ! s’écria le cabaretier. Ne voyez-vous pas bien qu’il a pris, avec leur habit, les façons de ces gentilshommes ? Messieurs, disposez de moi : je suis de cœur à vous et à monsieur le cardinal ! Je jure sur mon vin que mon fils ne connaît pas cet étranger ! Messieurs, encore un coup, laissez-moi le soin de chapitrer vertement ce révolté ! Malheureux ! ajouta le cabaretier en se tournant vers son fils, mais tu as donc résolu de me faire mourir ? Que tu as belle figure avec cette rapière de mardi gras et ces chausses que tu as louées aux piliers des Halles ! Messieurs, je vous promets que dès demain il reprendra le tablier et vous servira !

Et vous, monsieur Saint-Amand, ajouta maître Philippe, vous qui n’êtes riche qu’en rimes… osez-vous bien l’exciter ici ?…

— Maître Philippe, répliqua Saint-Amand l’oreille en feu ; maître Philippe, taisez-vous ! Mordieu ! votre fils est mon protégé, et je suis, moi, le protégé de monseigneur le duc de Retz ! Saint Pierre a coupé l’oreille à Malchus dans un moment un peu vif, que diable ! La jeunesse est la jeunesse !

— Messieurs les archers, ajouta le poëte, je réponds de ce jeune homme !

Puis, se retournant vers l’Italien qu’on emmenait, Saint-Amand lui dit à l’oreille :

— Ma foi, mon cher, ce n’est pas ma faute ; vous aviez raison, vous eussiez mieux fait de vous noyer !