M. Lévy (tome Ip. 185-193).

XX

ÉVÉNEMENTS.


À l’approche de la jeune fille, Pompeo avait remis le médaillon dans son pourpoint et tiré le rideau sur le portrait ; mais ce mouvement, si rapide qu’il fût, ne put échapper à Mariette.

Dans la galerie où se trouvait alors l’Italien, une palette, fraîche encore, témoignait assez du travail récent de quelque artiste à cette toile inconnue, voilée si vite au regard curieux de Mariette.

Pompeo lui avait semblé plongé, devant ce cadre, dans une rêverie extatique. Une mélancolie indéfinissable noyait encore son regard quand il lui dit :

— Ah ! c’est vous, enfant ; vous m’avez surpris, car je parlais à quelqu’un.

— À quelqu’un ? demanda Mariette ; mais vous causez donc avec un être invisible ?

— Visible pour moi seul, dit Pompeo. Si vous me promettez de ne pas me demander son nom, je vous le ferai voir, Mariette.

— Qui ? la dame de ce portrait ? car c’est une femme, j’en suis sûre ; sans cela, auriez-vous recouvert si vite la toile que voici de son rideau, votre front serait-il si pâle, votre parole si tremblante ? Moi qui me croyais dépositaire de tous vos secrets, vous m’en cachez un ; c’est mal ! Je gage que ce sera quelque comédienne de l’hôtel de Bourgogne, que messire Bellerose veut vous faire immortaliser. Laissez-moi l’admirer à mon aise, je vous en prie.

Mariette avait jeté ces paroles à Pompeo d’un air ironique, elle avait peine alors à se défendre elle-même d’un sentiment inquiet de jalousie. L’âge de Pompeo établissait entre la jeune fille et lui une véritable disproportion, et cependant Mariette l’aimait au point de souffrir, à la seule idée d’une femme rivale qui lui eût ravi le cœur de cet homme, qu’elle préférait aux plus riches et aux plus beaux d’entre les seigneurs. Elle se jeta, émue et palpitante, dans ses bras.

— Je serais, dit-elle, si malheureuse de vous perdre, moi qui ai déjà perdu Charles !

Pompeo la releva, tout en l’attirant doucement hors de la galerie où se trouvait le portrait voilé. Il la fit asseoir sur un riche sofa incrusté de nacre, et lui demanda ce qui l’amenait. Mariette tremblait, elle mit quelque temps à se rassurer, puis elle reprit :

— Je ne viens point ici, mon cher Pompeo, admirer de stériles magnificences. Un danger réel me fait accourir vers vous ; voici de quoi il s’agit. Depuis qu’on vous sait absent de notre maison, vous qui m’y protégiez par votre seule présence, des gens suspects rôdent jour et huit à ses alentours. Cette insistance étrange effraye mon père ; il existe surtout certain cavalier masqué dont il n’a pu sonder jusqu’ici les intentions. Ce mystérieux visiteur humecte rarement ses lèvres du vin que je lui verse ; seulement, dois-je vous le dire, son seul regard m’effraye à travers les trous de son masque ; il en veut peut-être à mon honneur, à ma vie. Toutefois, son silence ne me laissé rien entrevoir de ses projets ; j’ai remarqué seulement qu’il examinait avec une attention scrupuleuse la porte de la chambre où je dors chez maître Philippe. Le capitaine là Ripaille, retenu chez lui par une blessure dangereuse, n’a point apparu depuis longtemps au cabaret ; mais j’ai su de son valet Mardochée que ce damné masque s’étonnait des préparatifs somptueux de cet hôtel, dont vous dirigez l’exécution. Il a ajouté que cet inconnu lui paraissait être de le police, et qu’il craignait bien, pour sa part, qu’au premier jour elle ne vînt faire une descente à la Pomme de pin. Ceci m’a rassurée quelque peu en voyant qu’il n’était pas question de moi, et que ce prétendu séducteur ne cachait qu’un espion… Mais j’avais chez moi certain dépôt… Et tenez, reprit Mariette, en tirant un coffret de dessous sa mante, je vous l’apporte. Il sera plus en sûreté dans cet hôtel que dans la maison de mon protecteur, de mon père.

En même temps, Mariette remit à Pompeo un coffret de bois de sandal.

— D’où tenez-vous ce coffret ? demanda l’Italien dès qu’il en eut vu seulement l’écusson en forme de cœur.

— C’est mon secret, répondit la triste enfant ; j’ai trouvé ce dépôt dans des circonstances que je ne puis me résoudre à vous faire connaître. Comme ce coffret avait sa clef, je fus bien tentée de savoir ce qu’il contenait ; jugez de mon malheur ! ce sont des lettres en italien ! J’ai cependant lieu de supposer qu’elles ont quelque importance… Qui concernent-elles ? vous le savez peut-être ; en attendant, j’ai cru qu’il était prudent à moi de les garder. Je vous dirai plus tard dans quel lieu je les trouvai.

Pompeo n’écoutait plus. Agité d’un tremblement convulsif, il venait d’ouvrir le coffret et de le vider ; Mariette avait dit vrai, il ne contenait que des lettres à moitié jaunies par le temps, mais chacune de ces lettres faisait refluer le sang de l’Italien jusqu’au cœur ; la joie et la douleur se le disputaient. À la fin, il poussa un cri aigu, un cri de tigre blessé ; puis, laissant échapper le coffret de ses mains froides, il retomba inanimé sur le parquet.

Mariette eut peur, elle était seule ; elle courut jusqu’à la vasque de marbre ornée de tritons qui recevait l’onde cristalline d’un réservoir, près de la grande galerie.

Elle puisa de l’eau dans ses mains tremblantes et la versa sur le front brûlant de l’Italien.

— Qui me rappelle à la vie ? demanda Pompeo d’une voix sourde.

— Moi, moi, votre amie ; moi, Mariette, répondit la jeune fille en écartant les cheveux de Pompeo.

Son souffle léger s’épanouit bientôt en fluide électrique sur les tempes de cet homme, qui la regarda avec une singulière expression. Une pensée amère, absorbante, déchirait le cœur de Pompeo ; il se releva d’un bond en ramassant le coffret. Après y avoir renfermé les lettres, il en prit la clef, et la serrant dans sa poitrine, il dit à la jeune fille :

— Ces papiers, Mariette, renferment un secret qui me regarde moi seul ; vous les avez remis sans le savoir à leur adresse… Un mot seulement : vous m’avez promis de me dire où vous les aviez trouvés ?

— Dans la cabane de maître Gérard le passeux, répondit Mariette.

— C’est bien cela, reprit Pompeo d’une voix brève. Gérard m’avait dit qu’une femme lui avait confié ce dépôt…

— Mariette, continua-t-il en déposant un chaste baiser sur le front de la jeune fille, je t’ai promis de te faire voir une femme dont tu ne peux connaître ni l’histoire ni le nom. Cette femme, je l’ai connue belle et jeune comme toi ; cette femme, je l’ai aimée… Maintenant, Mariette, si tu veux que je te présente à la fois le plus parfait miroir de la beauté et de la douleur humaines, regarde cette figure dont je soulève le voile. Cette femme était mère ; cette femme, un misérable l’a privée de son enfant ! Cet homme infâme, il faut que je le trouve, que je le provoque, qu’il meure ! Car, si tu le veux savoir, Mariette, c’est ma fille qu’il a tuée, ma fille, le seul bien qui m’eût rattaché à la vie ; ma fille que j’aimais, et dont tu ne peux toi-même à présent me tenir lieu ! Je le jure ici devant ce portrait, Mariette, je tuerai cet homme ! Il me rendra compte du sang versé, en quelque lieu qu’il se trouve. Mariette, Mariette ! peux-tu bien comprendre l’étendue de ma douleur ? Je sais le nom de cet homme, les lettres que tu m’as remises me l’ont appris. Et cependant, je suis là, immobile et foudroyé. Je regarde, ainsi que toi, ce portrait avec des pleurs dans les yeux ! Ah ! ce ne sont pas des pleurs, c’est du sang, c’est ma vengeance qu’il me faut ! Mariette, adieu ! lorsque je te reverrai, tu pourras te dire : Pompeo a puni celui que Dieu n’avait pas encore puni, il a écouté les voix de son cœur ! Insensé que je suis, je croyais à la mort naturelle de ma fille ; je ne soupçonnais ni la perfidie ni le crime. Mais il en est temps, mais cette nuit même les abords du Palais-Cardinal me sont frayés. Laisse-moi sortir, laisse-moi voler à la vengeance. Tu pâlis, enfant, tu considères cette beauté froide et sans voix ! Celle que j’aimais est morte aussi !… Va, laisse retomber sur cette image ce rideau comme un linceul… Encore une fois adieu, suis-moi du regard et ne trahis pas mon secret. Qu’as-tu donc ? tu trembles, tu te détournes et tu pleures ? Ton cœur déborde-t-i comme le mien, Mariette ? toi, pauvre orpheline, songerais-tu donc aussi à ta mère ?

Le cœur de Mariette était brisé, en effet, et de longues larmes brûlaient ses joues… La femme que retraçait ce portrait avait à peine vingt années ; elle était si belle, que sa beauté frappa la jeune fille d’admiration et de douleur. Elle comprit bien vite que Pompeo l’eût aimée ; mais en apprenant l’odieux forfait qui l’avait privé de sa fille, le ressouvenir amer de ses jeunes années, sur lesquelles un abandon fatal avait pesé, lui revint. Ce portrait qu’elle avait alors devant les yeux semblait l’attirer par un regard magnétique ; Mariette en vint à le considérer comme celui d’une sœur. La personne en question était peinte en Diane partant pour la chasse ; sa grâce et sa noblesse éblouissaient. Lorsque Mariette laissa retomber le rideau sur le cadre, il lui sembla entendre un soupir étouffé, comme celui d’une âme qui se plaindrait.

— Oh ! s’écria-t-elle, j’ai peur ; partons de ce palais inhabité, partons vite !

Dans sa frayeur, elle chercha Pompeo, mais Pompeo avait déjà fui… Mariette regagna la maison de Philippe Gruyn d’un pas chancelant… Elle trouva le vieillard inquiet de son absence, elle le rassura par de bonnes et douces paroles… Saint-Amand et la Ripaille entraient en ce moment au cabaret, tous deux s’entretenaient du bal que Son Éminence le cardinal de Richelieu croyait devait donner ce soir même à l’occasion des Catalans qui venaient de se soumissionner au roi, après s’être révoltés contre Philippe V.

Le capitaine la Ripaille, relevant alors de maladie, ne ressemblait pas mal à feu le vicomte de Jodelet ; sa pâleur devenait plus saillante en raison du vieux pourpoint de satin noir éraillé dont il s’était revêtu ; ce satin, véritable repaire de mites, le digne Amilcar l’avait acheté, le matin, au pilier des halles. Le capitaine, éloigné longtemps du cabaret de maître Philippe par le plus malencontreux coup d’épée, avait alors la luette en feu.

— Çà, mon garçon, disait-il au sommelier, puisque j’ai eu le bonheur d’échapper à l’Achéron et aux médecins, humecte-moi. Saint-Amand, vous voyez cet habit ; il est, je l’espère, assez galant ! Allez, mon cher poëte ; ah ! vous en verrez bien d’autres ! Comme vous l’avez dit vous-même dans votre ode à monseigneur le duc d’Enghien :

Battre le fer tant qu’il est chaud,
Est un des points de ma science,
Et mon courage noble et haut,
Brûle toujours d’impatience !

Eh bien, oui ! je brûle d’impatience, mon cher Saint-Amand. Tel que vous me voyez ici, je suis peut-être au plus près de la faveur. Vous ne pouvez avoir oublié que je me suis battu pour un vers de Mirame. Le gendarme de la reine qui m’a blessé avait un rude poignet. Tant il y a que j’ai gardé le lit un bon temps, et que j’eusse pu faire vingt tragédies de la force de celle du cardinal pendant cette longue maladie… Toutefois, comme je ne m’étais battu, vous le pensez bien, que pour plaire à ce grand homme, je me disais à part moi : Voilà un bélître ! Savoir qu’un brave de ma trempe s’est battu pour soutenir un de ses vers, et ne pas lui envoyer de quoi rafraîchir son admiration, c’est d’un plat gueux ! Mais, ventre-saint-gris ! vous allez voir que le cardinal a bonne mémoire…

— Pour ses vers, dit Saint-Amand, cela est possible.

— Pour ses amis… Écoutez… Cette nuit, et comme je m’en revenais, la mine piteuse, à mon garni du Bras d’argent, j’ai trouvé devant ma porte une sorte de grand escogriffe vêtu de noir, masqué, renfrogné, capuchonné, eh un mot, toute la mine d’un vrai sbire. Rien qu’en le voyant, j’avais mis la main à la garde de mon épée.

— Vous Êtes, m’a-t-il dit, le brave capitaine Gaston de la Ripaille ?

— Pour vous servir, monsieur, ainsi que le roi, répondis-je.

— Il ne s’agit pas du roi, mais du cardinal, répliqua-t-il. Demain, il y a fête au palais de Son Éminence ; j’en sortirai à minuit. Ne manquez pas de vous trouver alors à la petite porte basse qui donne sur la rue des Bons-Enfants ; j’ai à vous y entretenir d’une chose qui peut faire votre fortune.

— Cela dit, il me quitta et se perdit bientôt dans l’ombre des ruelles qui entourent ma demeure. Je ne pense pas que le quidam ait voulu se jouer de moi. Mort et sang ! si je le savais !…

— Remettez-vous, capitaine, dit Saint-Amand avec ironie, le cardinal veut sans doute réparer ses torts… Allez à ce rendez-vous de la petite porte, vous serez là plus en sûreté que dans le bal même.

— Pourquoi cela ?

— Parce qu’à ce bal on pourrait bien dire des vers du Richelieu. Je vous vois lancé. Ce que c’est que d’applaudir à propos !

— Oui, parlez-en à votre aise ; que l’on m’y reprenne ! J’ai gardé le lit six mois.

— Je parie que le cardinal vous fera l’intendant de son théâtre. Si cela est, mon cher capitaine, conseillez-lui donc de le brûler.

Comme l’heure avançait, Saint-Amand engagea le capitaine à se hâter ; car les violons de Tiberio devaient, disait-il, commencer déjà la sarabande.

Brossant alors une dernière fois son feutre, et relevant les deux crocs de sa moustache capricante, la Ripaille sortit en serrant la main du poëte de M. le duc de Retz, lequel demanda à Mardochée, son valet, de l’encre et une plume, puis se mit à composer incessamment la satire du Poëte crotté. Saint-Amand y dépeignait l’équipage de maint auteur de son temps, traînant par les rues un roquet de bouracan rouge en guise d’habit, une plume de coq et des grègues trop longues d’une aune par un côté. La Ripaille, avec sa broche et son costume, n’était guère mieux mis, mais il ne tarda pas à voir s’ouvrir devant lui le Palais-Cardinal, où brillait, sur la porte principale, l’écusson de Richelieu surmonté du chapeau rouge.