Les mystères de Montréal/XXXVII

Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 113-115).

VI

MORT DE CLÉOPHAS.


Cléophas battit la semelle pendant une heure dans la cour du bonhomme Sansfaçon.

Il allait se décourager lorsqu’il entendit ouvrir la porte de cuisine.

C’était Bénoni qui sortait.

Cléophas l’accosta dans la rue et lui dit :

— Tu as fait le niochon hier soir. Tu n’es pas venu à notre rendez-vous ?

— La belle affaire ! allons donc. Caraquette vient toujours avec des plans de nègre. Réflexion faite, je ne m’exposerai pas à être coffré en l’aidant à faire fortune.

— Un homme ne doit avoir qu’une parole. En sortant de chez Payette, qu’as-tu promis aux amis ?

— Les amis ! les amis ! j’en ai eu assez. Dans ce monde chacun pour son compte, voilà mon principe.

— C’est facile de parler comme ça, lorsqu’on a volé les camarades.

— Est-ce moi que tu appelles voleur, espèce de lôfeur, restant de pénitencier ?

— Je n’endurerai pas ça de toi, vermine de station de police.

Cléophas alors se débarrassa de sa bougrine, recula de deux ou trois pas et se mit en garde comme un pugiliste.

Son adversaire qui n’avait pas froid aux yeux, en un clin d’œil se trouva en manches de chemise et prit une attitude agressive.

Cléophas dirigea un coup de poing sur la figure de Bénoni, mais celui-ci le para adroitement et riposta par un coup solide dans l’estomac de son ennemi.

Cléophas poussa un soupir caverneux, rompit d’un pas et après avoir recueilli ses forces, s’élança de nouveau sur son adversaire.

Bénoni reçut la nouvelle attaque avec fermeté. Il ne broncha pas d’une ligne.

Le coup l’avait atteint sous l’arcade sourcilière de l’œil droit.

La colère l’emporta. Ses yeux lancèrent des regards fauves et tout son corps eut un tremblement nerveux.

Il fit un saut terrible et tomba à bras raccourcis sur Bénoni qu’il empoigna à la chevelure.

Bénoni se courba et donna un coup de tête dans la poitrine de son ennemi.

Le coup avait été tellement violent et inattendu que Cléophas ploya sur ses jarrets et tomba à la renverse.

Bénoni roula par-dessus le corps de Cléophas qui n’avait pas encore lâché sa poigne, en lui criant :

— Ah ! c’est comme ça ! Tu ne veux pas de « fair play » ?

— J’aurai ta vie, misérable, répondit Bénoni.

Ce dernier lâcha les cheveux de son adversaire et, d’un mouvement rapide comme la pensée, il sortit de sa poche un couteau qu’il plongea dans la gorge de son adversaire. Le sang jaillit avec abondance. Cléophas faiblit et poussa quelques râles horribles et tomba inanimé sur la neige au milieu d’une mare de sang.

Bénoni se releva, essuya son couteau dans la neige et contempla sa victime avec des regards féroces.

Cléophas ne bougeait plus.

Bénoni s’agenouilla près du corps et mit la main sur la région du cœur.

Ce cœur avait cessé de battre.

Bénoni resta immobile pendant quelques instants et réalisa tout ce que sa position avait de terrible.

Il venait de commettre un meurtre et la justice allait étendre sur lui son bras vengeur.

Un nuage sombre passa devant ses yeux. Il entrevoyait déjà la potence.

Avant de sortir de la cour, il fouilla les poches de sa victime.

Il trouva dans son portefeuille une dizaine de piastres en billets de banque et une lettre cachetée à l’adresse d’Ursule.

La mère Sansfaçon qui était sourde comme un pot n’avait pas entendu le bruit de la bagarre.

Il s’agissait de faire disparaître au plus tôt la preuve de son crime.

Il releva le cadavre de Cléophas et le jeta au fond d’une vieille cariole. Il couvrit le corps avec un peu de paille et jeta de la neige par-dessus.

Mais il restait toujours la mare de sang dans la ruelle. Il fallait la faire disparaître.

Il prit une pelle dans l’écurie, enleva toute la neige maculée et la jeta sur le tas de fumier en ayant soin de la couvrir d’une nouvelle couche de neige.

Le père Sansfaçon ne se servait plus de la vieille cariole et plusieurs jours pouvaient s’écouler sans que la police fut mise en éveil par la nouvelle de l’assassinat.

Bénoni, pour se remettre de l’émotion nerveuse que lui avait causée son crime, sentit le besoin de se remonter le système avec quelque chose de chaud.

Il se rendit dans la taverne la plus proche et prit une gobe de forgeron.

En ouvrant le portefeuille de Cléophas pour payer sa consommation, il vit de nouveau la lettre à l’adresse d’Ursule.

Il déchira l’enveloppe et se mit à lire la missive qui était rédigée comme suit :

« Mon Ursule bien-aimée,

« Tu m’as fait manger de l’avoine pendant longtemps. Si tu savais dans ma pauvre mansarde combien de temps j’ai pleuré ton absence. Ah par pitié ne me fais plus souffrir ! Je me sens triste comme le petit mousse noir sur le mât d’une corvette. Que je serais heureux des baisers d’une femme, que je serais heureux si je pouvais mourir ? Si tu savais combien je t’aime, bien sûr toi-même tu m’aimerais. Dieu m’a conduit vers vous, petite fleur des bois, toujours, toujours cachée. Reviens à moi, toi que j’adore. J’ai de l’argent en masse. C’est l’amour qui dore de reflets joyeux le cœur tiède encore. Ah viens, c’est la bonne chère, ma chère, qui fait le bonheur. Je t’attends, ma bien-aimée, ce soir à neuf heures. Nous fuirons ensemble. Nous irons en Amérique jouir d’un bonheur sans mélange.

« Ton amant pour la vie,
« CLÉOPHAS. »

Après la lecture de cette lettre, Bénoni réfléchit quelques minutes.