Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 100-102).

DEUXIÈME PARTIE.


I

LIBERTÉ !


Trois mois se sont passés depuis les événements que nous avons racontés dans la première partie de cette histoire.

Nos lecteurs se rappelleront que Caraquette, Cléophas et Bénoni avaient été condamnés par le recorder à trois mois de prison pour avoir fait du tapage dans la boutique de la comtesse douairière de Bouctouche.

Six heures sonnaient au beffroi de la prison de Montréal connue sous le nom d’Hôtel Payette.

C’était pour les pensionnaires l’heure du lever.

Ce matin-là un tourne-clé s’approcha de Cléophas, de Bénoni et de Caraquette au moment où ils allaient entrer dans le réfectoire où le skelly fumait dans des gamelles en fer-blanc.

L’employé de la prison leur dit qu’ils ne déjeuneraient pas ce jour-là. Ils avaient fini de purger leur sentence et ils devaient se dépouiller de la livrée des prisons pour reprendre les vêtements qu’ils portaient le soir de leur arrestation.

Ils furent conduits dans le bureau du gouverneur de l’établissement qui signa la levée de leur écrou.

Ils suivirent le tourne-clé dont les lourds souliers ferrés résonnèrent sur les dalles du perron.

Ils traversèrent le préau.

Les gardiens ouvrirent la poterne dans la porte d’entrée.

Les trois prisonniers avaient retrouvé leur liberté.

Avant de se séparer, les trois personnages qui avaient sans doute quelque chose d’important à se communiquer, cherchèrent une auberge où ils pourraient causer en tranquillité.

Ils éprouvaient le besoin de prendre une cerise parce que leurs habillements d’été juraient avec la rigueur de la saison.

Brrou ! brrou ! fit Cléophas, en s’enfonçant les mains dans ses poches de pantalon et en frissonnant sous le souffle d’un froid humide et pénétrant. Dépêchons-nous ! Tenez, entrons ici, en désignant l’auberge de Jubinville, qui était à quelques pas de la prison. C’est moi qui paie. Je m’aperçois que j’ai un gratin d’argent.

— C’est fait, répondirent ses deux compagnons de chaîne.

Ils entrèrent dans l’hôtel et s’assirent confortablement dans un petit salon attenant à la buvette.

Après avoir absorbé une première consommation, Caraquette prit la parole :

— Ah ça, dit-il, lorsqu’on a pensionné ensemble pendant trois mois chez Payette, on doit oublier les vieilles rancunes. Devenons amis tous trois, aidons-nous les uns les autres et je promets que si je réussis dans une de mes entreprises, je vous donnerai à chacun une large part du gâteau. Vous, Bénoni, vous pourrez vous mettre en ménage avec Ursule. Quant à vous, Cléophas, vous aurez la confiance de la comtesse de Bouctouche, et elle vous récompensera grassement si vous parvenez à lui faire retrouver un trésor qu’elle a perdu.

— Ah, oui da, oui, dit Cléophas en prenant un air penché et songeant probablement à l’argent qu’il avait caché dans le cimetière militaire. Oui, mais il y a une petite difficulté, c’est mon affaire de St-Jérôme. Vous, monsieur Caraquette, vous pouvez vous vanter de m’avoir fourré dans de jolis draps.

La police de Ste-Scholastique et de St-Jérôme va se mettre à mes trousses et finira par me pincer. Vous savez tous que je suis innocent du crime dont Ursule m’a accusé, innocent comme le petit poulet qui tète sa mère.

Caraquette reprit :

— Tenez, Cléophas, si vous voulez me jurer aujourd’hui une obéissance aveugle dans l’entreprise que j’ai commencée, je me charge de vous tirer d’embarras. Ursule retirera sa plainte devant les magistrats et les autorités ne vous inquiéteront plus.

— Je vous le jure à une condition : c’est que vous prendrez tous les moyens de m’empêcher de tomber entre les mains de la police.

— Fiez-vous à moi, c’est entendu et bien compris.

— Comptez sur moi, dit Bénoni. Je suis votre homme.

Dans ce cas, reprit Caraquette, je vais me mettre à l’œuvre dès aujourd’hui. Trouvez-vous tous deux sur la petite rue Ste-Thérèse demain à dix heures du soir. Je vous donnerai alors mes instructions.

Les trois amis trinquèrent encore plusieurs fois et sortirent de l’hôtel.

Caraquette et Cléophas suivirent la rue Notre-Dame jusqu’au carré Dalhousie.

Bénoni prit la direction de la maison du père Sansfaçon où il devait faire sa première visite à Ursule qui était sortie de la prison des femmes en compagnie de Madame de Bouctouche.