Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 74-77).

XI

SCÈNE D’AMOUR.


La première pensée de Bénoni en sortant de prison fut pour Ursule.

Il alla trouver un des commis dans le département des chemins et obtint de l’emploi comme conducteur d’un des arrosoirs de la corporation sur la rue Notre-Dame.

Il ne garda pas sa place bien longtemps, car il fut déchargé le soir même pour avoir déchiré le bout de hose avec lequel il chargeait d’eau son chariot à la plug au coin de la « Minerve ».

L’accident avait été causé par l’intensité de la flamme dont il brûlait pour Ursule.

Pendant que son chariot s’emplissait, sa pensée était transportée à St-Jérôme. Dans sa rêverie amoureuse il fit avancer son cheval en oubliant de décrocher la hose qui était attachée à la plug. La conséquence fut que le tuyau se brisa.

Bénoni avait reçu trois chelins pour sa journée de travail.

Il se rappela que M. Caraquette avait besoin de lui à St-Jérôme.

Avec trois chelins il ne pouvait pas payer son ticket sur le chemin de fer. Pour faire le voyage gratis il se faufila dans un box car et se rendit à sa destination sans encombre. En débarquant à St-Jérôme un des brakesman du train essaya de lui faire un mauvais parti, mais il le mit à la raison en lui appliquant une gnole sur le fouillon.

Bénoni n’avait pas les moyens de faire de grosses dépenses et il crut que le meilleur parti à prendre était de se rendre immédiatement chez le comte de Bouctouche.

Il traversa le pont et, afin de ne pas se faire remarquer, il longea le bord de la rivière jusqu’au bout de la côte où s’élevait la résidence du comte.

Il frappa à la porte de la cuisine. Ce fut Ursule qui ouvrit. Ursule, comme nous l’avons déjà insinué à nos lecteurs, n’était guère marquée par la picotte.

Seulement son œil de vaisselle paraissait vairon et contrastait avec l’autre qui était brun.

Les traces laissées par la maladie sur la figure d’Ursule rendaient un peu plus frappant son cachet de beauté.

Sa figure avait conservé sa fraîcheur et son incarnat.

Ses joues étaient toujours veloutées comme des pêches mûres. Seulement son haleine était un peu forte.

Bénoni ne s’en apercevait pas beaucoup parce que lui-même il sentait le bouc.

L’ex-pensionnaire de l’Hôtel Payette entra dans la cuisine. Il échangea avec son amante une douce poignée de main et lui appliqua sur la joue un bec des plus sonores.

La comtesse était absente. Elle était sortie en voiture pour faire une promenade jusqu’à St-Sauveur.

Ursule et Bénoni eurent ensemble une de ces conversations comme les amoureux seuls dans notre pays peuvent en avoir.

C’était les tendres effusions de deux cœurs qui se comprenaient ; comme l’a dit le poète anglais, c’était :

Two souls but one single thought :
Two hearts that beat like one.

Bénoni sortit de sa poche une palette de gomme et dit à sa bien aimée :

— Veux-tu mâchouiller de la bonne gomme ?

— Je penserais, cher !

Puis les deux amants assis sur un banc-lit commencèrent à se faire aller les mâchoires mélancoliquement les yeux tournés vers le plafond.

Après un silence de quelques instants, Bénoni reprit :

— Ça, c’est de la bonne gomme d’épinette.

— Je penserais, répondit Ursule qui d’un coup de langue fit rouler sa gomme d’une joue à l’autre.

Bénoni resta rêveur quelques instants. Il serra tendrement la main d’Ursule, poussa un profond soupir et dit :

— Chère belle gueule ! À qui que t’es ?

— À poué, cher.

Nos deux amants se rapprochèrent.

Bénoni passa le bras autour de la taille de son amante.

Ursule laissa tomber sa tête sur l’épaule de Bénoni.

Sa chevelure parfumée avec de l’huile de rose se frôla contre les joues de Bénoni.

Celui-ci soupira de nouveau et dit :

— On s’aime ben, hein !

— Oui, un peu croche, répondit Ursule en ôtant ses mains de dedans celles de Bénoni et en les lui passant autour du cou.

Les deux têtes se rapprochèrent. Les yeux des deux amants brillèrent du feu de la volupté.


Les deux amants restèrent absorbés…

Vous allez croire qu’ils se sont embrassés. Pas du tout. Les bouches des deux amoureux se touchèrent, mais ce fut pour changer de gomme.

Puis ils mâchouillèrent en silence pendant quelques minutes levant leurs regards humides de volupté vers le plafond.

Le cœur de Bénoni était un chaos d’amour, chaos qui ne pouvait être pénétré que par le feu des yeux de sa bien aimée.

Bénoni se tourna vers Ursule, se croisa les mains nerveusement et lançant un regard suppliant vers sa fiancée, il dit d’un ton extatique :

— Crache-moi dans la gueule, chère !

— Oui, mon beau rat d’or.

Les deux amants restèrent absorbés dans une contemplation mutuelle.

Bénoni avant de prendre congé d’Ursule lui expliqua ses embarras financiers.

Ursule se montra généreuse et tira de son bas un billet de $4 de la banque Mécanique, fruit de ses épargnes qu’elle passa à son amoureux.

Ils causaient ensemble des différents événements survenus depuis le duel qui avaient amené l’arrestation et l’emprisonnement de Bénoni.

Ursule conseilla à son amoureux de voir M. Caraquette le soir même.

La pauvre fille ne savait pas que l’homme au tuyau gris était l’ennemi de la famille des Bouctouche dont il avait juré la ruine.

Comme la comtesse ne devait pas tarder à arriver, Ursule ne put offrir à son amant un souper en règle. Elle lui donna une tourquière froide qu’il arrosa avec une tasse de thé qu’elle venait d’échauder.

Pendant que Bénoni savourait ce repas improvisé, une ombre se dessina au fond du jardin.

C’était Cléophas qui arrivait chez la comtesse pour lui annoncer l’événement tragique de Ste-Thérèse.

La porte de devant était barrée.

Cléophas, qui avait frappé plusieurs coups sans attirer l’attention des amoureux de la cuisine, clancha vigoureusement.

Ursule alla ouvrir.

En reconnaissant Cléophas elle poussa un cri.

Le globe de la lampe à côle aille qu’elle tenait à la main tomba sur le plancher et se cassa en mille miettes.

La lumière s’éteignit.

Un coup de feu retentit et une balle, après avoir sifflé aux oreilles de Cléophas, alla se loger dans le grecian bend d’Ursule qui était retournée pour aller cri une allumette.

Heureusement elle ne fut pas blessée. La balle s’amortit dans cinq ou six copies du « Nord » et du « Nouveau Monde » que la jeune fille avait placées sous sa jupe afin de produire une apparence swell dans son arrière-train, comme les dames de la ville.