Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 132-134).

XIV

LE FRAGMENT D’UNE LETTRE.


— Madame, dit-il, vous savez comme moi tout ce que votre situation a d’anormal.

La mort de votre mari et celle de votre fils vous ôtent la jouissance d’une fortune qui appartient, de droit, aux collatéraux de la famille St-Simon. Vous m’avez dit que le petit Pite était réellement votre enfant. Aujourd’hui que les papiers de la famille St-Simon ont été retrouvés il faut que l’enfant soit mis en tutelle. Je voudrais (ici Caraquette cligna l’œil d’un œil malin) que l’enfant fut mis au plus tôt sous la surveillance de sa mère. Savez-vous où se trouve votre fils aujourd’hui ?

— Mais, mon cher monsieur, vous n’ignorez pas que l’enfant s’est enfui du collège Ste-Thérèse et qu’il mène une vie de vagabondage. Vous allez vous intéresser pour lui, monsieur Caraquette. Vous concevez qu’une mère ne peut vivre longtemps privé des caresses de son enfant. Mettez tous les limiers de la police à sa recherche, donnez-leur l’argent qu’il leur faudra pour les récompenser, je veux revoir mon fils au plus tôt.

Caraquette baissa la tête et réfléchit quelques minutes.

En conversant avec la comtesse, Caraquette avait ramassé un pli de papier près de l’endroit où l’amoureux était assis.

Pendant que Madame de Bouctouche essayait de lui prouver que son fils n’était pas mort et qu’il pouvait être identifié par les marques indélébiles gravées sur son épiderme, Caraquette avait lu les lignes tracées sur le papier qu’il avait ramassé.

C’était le fragment d’une lettre dont la date et la signature avaient disparu.

Caraquette, tout en faisant semblant d’écouter les explications de la comtesse, avait lu ce qui suit :

« Pauvre enfant ! puisses-tu un jour rencontrer l’ami de ton père. M. Caraquette, le seul témoin qui ait assisté à mon mariage avec ton père. Les registres de la Baie des Chaleurs ont été brûlés dans l’incendie qui a détruit l’église du village. M. Caraquette a en sa possession tous les documents qu’il faut pour te mettre en possession de l’héritage de ton père, ton pauvre père qui est mort en te donnant le jour. Les Bouctouche ont toujours été les ennemis de notre famille. C’est un Bouctouche qui t’a lâchement spolié de ton héritage. Tous les jours je prie la Providence afin… »

Ici s’arrêtait le manuscrit.

La figure de Caraquette se troubla à la lecture de cette lettre.

Il eut comme un vertige et porta la main à son front.

Son sang battait avec tant de force dans ses veines qu’il lui semblait qu’il allait briser ses artères.

Tout son corps avait tressailli par un tremblement convulsif.

Il mit le morceau de papier dans la poche de son gilet, se croisa les deux mains et les laissa tomber entre ses jambes dans l’attitude d’un homme qui venait de recevoir une révélation foudroyante.

La comtesse avait vu pâlir Caraquette et elle était vivement intriguée par la pantomime qu’il faisait en achevant la lecture de la lettre.

Elle se leva de son siège et s’approcha de l’homme au chapeau de castor gris.

— Mais monsieur Caraquette, fit-elle d’un ton de voix sympathique, qu’avez-vous ? Vous me semblez tout interbolisé. Vous sentez-vous malade ?

— Ce n’est rien, répondit Caraquette, c’est un simple vertige causé probablement par la chaleur qu’il fait dans la chambre.

Caraquette respira longuement. Il se leva, salua la comtesse et sortit de l’appartement.

Il décrocha son chapeau qui était suspendu à une patère dans le vestibule et asséna dessus un coup de poing énergique.

— C’est Malpèque ! Malpèque est à Montréal ! Malpèque qui vit encore sous le nom d’Alphonse Briquet.

Caraquette sortit de la maison en fermant la porte bruyamment.

En mettant le pied sur le trottoir l’homme au chapeau de castor gris donna cours à son émotion en répétant les mots : Malpèque ! Bouctouche !

Caraquette se rendit immédiatement à la station de police et demanda le détective Lafon.

Celui-ci était en train de griller une cigarette et caressait sur ses genoux le petit chien du sous-chef Naegele.

Caraquette s’appuya les deux bras sur les barres de cuivre au-dessus du comptoir, regarda le détective entre les deux yeux et lui demanda une entrevue de quelques minutes.

Le détective avec un geste solennel montre le passage conduisant au bureau privé des officiers de la sûreté.

L’homme au chapeau de castor gris demanda à l’officier s’il pouvait lui donner son concours pour démasquer une imposture qui prive un jeune homme d’un héritage considérable. M. Lafon lui répondit qu’il se mettait immédiatement à ses ordres.

Il fut entendu que la police devait mettre la main sur le p’tit Pite qui avait disparu pendant la promenade de Bénoni et de sa femme sur le chemin de Lachine.