Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 42-44).

PREMIÈRE PARTIE.

Le Trésor des Bouctouches.

I

La Maladie.


Le comte de Bouctouche habitait une maison des plus aristocratiques sur la rue Saint-Denis, près du carré Saint-Louis.

Les résidents du quartier Saint-Louis étaient depuis longtemps vivement intrigués sur son compte.


Le Comte de Bouctouche.

Il vivait dans la plus grande opulence. Il gardait des chevaux de race et son équipage était réellement princier.

Le comte n’allait jamais en société et vivait dans le plus grand isolement.

Les volets de chaque fenêtre du rez-de-chaussée étaient continuellement fermés et à part les fournisseurs ordinaires de la maison, il était rare de voir quelqu’un frapper à la porte.

Le comte de Bouctouche vivait depuis cinq ans à Montréal, avec la comtesse et son fils le vicomte, âgé d’environ quatre ans.

Le personnel de la maison était composé d’un intendant, d’un valet de pied, d’un groom, d’un palefrenier et de trois servantes.

Presque toutes les après-midis le comte, la comtesse et une servante se promenaient en rockaway sur les rues Notre-Dame et Saint-Jacques.

Le comte de Bouctouche était âgé d’une trentaine d’années.

Son front était large et dénotait une intelligence supérieure.

Il avait des yeux gris toujours mobiles et sa bouche aux coins légèrement retroussés était surmontée d’une épaisse moustache, avec des pointes en aiguilles. C’était une figure des plus aristocratique empreinte d’une mâle fierté.

La comtesse était une jeune femme de vingt-quatre ans, une blonde aux regards langoureux et au front rêveur. Ses yeux se voilaient souvent sous l’oppression de pensées mélancoliques.

Ses traits étaient réguliers et délicats et l’ensemble de sa physionomie était des plus sympathiques.

Elle était évidemment en proie au spleen et elle cherchait dans ses promenades une diversion aux sombres pensées qui assiégeaient son esprit.

Depuis quelques jours le comte et la comtesse ne faisaient plus leurs promenades habituelles.

Si le comte sortait, on le voyait se diriger d’un pas pressé vers la résidence du docteur O. S. Coxis, sur la rue Craig.

Entrons, maintenant, dans la maison du comte de Bouctouche et voyons un peu ce qui s’y passe.

Le comte est en robe de chambre dans sa bibliothèque. Il se promène d’un pas saccadé de long en large dans son appartement. Sa main droite agite d’une manière nerveuse les glands d’or au bout de la ceinture de sa robe de chambre.

Tout à coup le timbre de la porte retentit. Il respira avec plus de calme et il dit :

— Enfin !

Quelques instants après le docteur Coxis qui avait accroché son chapeau à une patère dans le passage, entra dans la bibliothèque.

— Oh ! docteur, dit le comte, je vous attendais avec impatience. Le vicomte vient d’avoir un accès terrible. Montez de suite avec moi.

Le comte et le médecin entrèrent dans un appartement où la mère éplorée veillait au chevet de son fils.

Le médecin prit le pouls du petit malade et hocha la tête.

— Eh bien docteur ? demanda la comtesse. Tout est donc fini !

— J’ai peu d’espoir à vous donner. Avec un peu de soins, l’enfant pourra traîner encore quelques semaines. La diphthérie est très mauvaise cette année. La science a ses limites et la mort est inexorable.

Le médecin descendit l’escalier la tête basse et entra dans la bibliothèque du comte de Bouctouche. Le malheureux père lui fit signe de prendre un fauteuil. Après un silence de quelques secondes :

— Docteur, j’ai un service à vous demander. Vous soignez n’est-ce pas la famille de la marquise de Malepecque ?

— J’ai cet honneur.

Le comte se leva de son siège et alla fermer la porte de l’appartement qui était entrebâillée. Il reprit son siège et la parole :

— Le service que je vous demande est de tenir la famille Malepecque dans l’ignorance de la maladie de mon fils. Il y va de mes plus chers intérêts. Me donnez-vous votre parole de gentilhomme que vous serez discret ?

— Monsieur le comte, fiez-vous à ma discrétion. Je serai muet comme la tombe.

Le comte de Bouctouche ouvrit son secrétaire, prit une liasse de billets de banque et compta $200 au médecin.

Celui-ci mit les banknotes dans son portefeuille et sortit de l’appartement après avoir fait au comte un profond salut.

Le comte resta seul dans sa bibliothèque. Une sueur froide perlait sur son front. Une pâleur cadavérique avait envahi sa figure.

Il semblait foudroyé par les dernières déclarations du docteur Coxis.