Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 31-33).

VII

Cléophas devant le Recorder.


Cléophas, affaibli par la lutte désavantageuse dans laquelle il s’était engagé, resta sur le terrain et fut empoigné par le policeman qui le conduisit à la station de la rue Ontario.

Là, il résista du mieux qu’il put, et déchira une partie de l’uniforme du constable.

Celui-ci le maîtrisa par quelques coups de bâton vigoureusement appliqués et l’envoya rouler dans une des cellules.

Cléophas, la figure toute contusionnée par les coups de poing de Bénoni, et ses habillements maculés par le sang qu’il avait perdu abondamment, était dans la cellule depuis une dizaine de minutes, lorsque le sergent de la station rentra avec les constables qui l’avaient accompagné dans une patrouille.

Le sergent, en voyant le prisonnier, ordonna à l’homme de garde de le faire sortir et comparaître devant son pupitre.

Le sergent commença l’interrogatoire pendant qu’un constable écrivait les réponses sous sa dictée ?

— Comment vous appelez-vous ?

— Cléophas Plouf.

— Quel âge avez-vous ?

— Quarante ans.

— De quelle religion êtes-vous ?

— De la bonne.

— Bon, mettez catholique.

— Quelle est votre occupation ?

— Conducteur de petits chars.

— Êtes-vous marié ou garçon ?

— Marié, malheureusement.

Puis s’adressant au constable qui avait opéré l’arrestation :

— Quelle est votre plainte contre le prisonnier ?

— Il était soûl et se battait avec un bommeur du nom de Bénoni dans une ruelle près de la rue Sherbrooke. L’autre m’a échappé. Je sais où il demeure et je prendrai un warrant ce matin à la cour du recorder.

Le sergent dit ensuite à Cléophas :

— Levez les deux bras en l’air.

Cléophas s’exécuta de bonne grâce et l’homme de garde se mit à le fouiller consciencieusement.

La police trouva dans ses poches une pièce de vingt cents, un passe-partout appartenant à Madame Beauchiard, la moitié d’une palette de tabac noir, un ganif à deux allumelles et un ticket pour une excursion à l’Île Grosbois.

Ces objets furent enveloppés dans le mouchoir du prisonnier et déposés dans le pupitre du sergent.

Cléophas fut réinstallé dans sa cellule et la lourde porte de fer roula en grinçant sur ses gonds.

Cléophas se coucha en rond de chien sur les sales planches de sapin qui composaient le plancher de la cellule.

Après s’être absorbé pendant quelques minutes dans les réflexions les plus sombres, il céda au sommeil et se mit à ronfler bruyamment.


Cléophas en cellule

Vers les quatre heures et demie il fut éveillé par les cris enroués d’un coq du voisinage.

Il se frotta les yeux et vit trois hommes de police occupés à fumer du gros tabac canadien en jouant une partie de dames sur un damier dont les carreaux étaient à moitié effacés.

Il demanda un verre d’eau.

Un constable lui présenta à travers les barreaux de la porte une grosse tasse en ferblanc en lui disant : Il paraît qu’on veut commencer à réduire.

À cinq heures, les prisonniers de la station furent invités à sortir de leurs cellules et à monter dans une grande wâgine, faite comme une grosse boîte noire, sur les deux côtés de laquelle on voyait l’écusson de la corporation de Montréal avec la devise « Concordia Salus ».

Cléophas entra dans la wâgine avec trois ou quatre de ses compagnons de malheur. Ceux-ci étaient des vauriens surpris en ribottant passé minuit dans un clos de bois.

La porte de la voiture se referma avec bruit et les prisonniers furent transférés à la Station Centrale, dans le soubassement de l’Hôtel-de-Ville.

Cléophas resta à jongler dans sa cellule jusqu’à huit heures du matin.

Alors M. Jules Pilon, un avocat distingué du barreau de Montréal, fit retentir ses grosses bottes sur les dalles du passage et s’arrêta devant la porte de chaque cellule pour avoir la défense du prisonnier qui y était enfermé.

Il arriva devant celle de Cléophas et il lui demanda s’il voulait s’assurer les services d’un avocat.

Le prisonnier lui répondit qu’il n’avait pas beaucoup d’argent. Il demanda à M. Pilon combien ça coûterait.

— Une piastre, dit l’avocat.

— Je n’ai pas ce montant-là.

— Tenez, je vois que vous êtes un pauvre homme, je vous défendrai pour cinquante cents.

— C’est bien malheureux, je n’ai que vingt cents pour toute fortune.

— Si c’est tout ce que vous avez, je vais le prendre. Donnez-les moi.

— C’est le sergent qui les a dans son pupitre.

— C’est correct, vous me paierez après votre procès. Avez-vous des parents en ville qui pourraient faire quelque chose pour vous ?

— Oui. J’ai ma femme qui reste à l’hôtel Donegana. Envoyez-la chercher, et je crois qu’elle me donnera quelques sous.

L’avocat se fit donner les noms des témoins et l’adresse de Madame Plouf. Après avoir dit qu’il écrirait un mot à la femme de Cléophas, il alla faire visite aux autres prisonniers.

M. Pilon ne perdit pas de temps. Il envoya un huissier à l’hôtel Donegana pour communiquer à Madame Plouf la malheureuse nouvelle.