Les mystères de Montréal (Feuilleton dans Le Vrai Canard entre 1879 et 1881)
Imprimerie A. P. Pigeon (p. 3-6).

I

PROLOGUE.


C’était en 1879.

Mai répandait ses premières fleurs et sa verdure printanière sur le Jardin Viger, à Montréal.

La brise était tiède, le jardin était empli de murmures confus et du piaillement des moineaux.

L’herbe repoussait vert et drue ; les marguerites blanches et les liserons bleus s’épanouissaient un à un au milieu de l’herbe à puce et de la carotte à Moreau.

Les fontaines babillaient sur leur lit de cailloux, et la nature entière semblait entonner un hymne d’amour vers l’Éternel.

Une jeune fille entra dans cette Éden, et alla s’asseoir sur un banc ombragé par le feuillage touffu d’une plaine.

Elle était grande, svelte, avec les épaules et les hanches bien développées, son visage extrêmement pâle indiquait une nature frêle tandis que ses bras ronds dessinés en vigueur par une robe demi-collante, garnie d’un « pull-back » en soie noire, démentait heureusement la promesse de son visage.

Le soleil était à son zénith, la température du parc était insupportable.

La chaleur était torrifiante.

La sueur perlait à grosses gouttes sur le front d’albâtre de la jeune fille. Elle sortit d’un satchel un numéro du « Nouveau-Monde » et s’en servit en guise d’éventail. Tout à coup les soufflets à vapeur furent mis en activité et leur voix agaçante se mêla au tintement de la cloche de St-Jacques annonçant l’« Angélus ».

Un jeune homme portant la livrée du travail entra dans le jardin tenant à la main une petite chaudière de fer blanc. Il s’avança dans l’allée où était la jeune fille et alla s’asseoir sans façon à côté d’elle.

La jeune fille paraissait accablée sous le poids d’une inquiétude cruelle. En voyant arriver le jeune homme, l’inconnue parut un peu décontenancée. Elle ôta de sa bouche la gomme qu’elle mâchouillait avec mélancolie et la cacha dans la poche de sa robe.

Le jeune homme déposa sa chaudière sur le sable de l’allée et se tournant vers la jeune fille :

Je ne m’attendais pas à vous voir aujourd’hui au rendez-vous. Ursule, vous paraissez bien pâle, êtes-vous malade ? Parlez.

Ursule leva les yeux vers le ciel et poussa un soupir langoureux.

Après un silence de quelques instants, elle dit : Bénoni, je souffre horriblement.

Éyou, ma chère ?

— Je sens une oppression dans le reintier.

J’ai des vents dans l’estomac et le cœur me toque comme une pataque dans un sabot.

— Oh ! ange bien aimée, reprit Bénoni, si tu tombais malade, qu’est-ce que je ferais ? Toi, ma vie, mon seul bonheur, l’espérance de ma jeunesse. Lorsque je suis loin de toi, mon cœur moisit dans l’isolement. La grosse picotte court partout dans le quartier. Pauvre enfant, si tu allais l’attraper.

— T’es pas fou le casque ! Le docteur Larocque m’a vaccinée il y a quinze jours.

— Oui, mon ange, mais la fatalité est toujours aveugle et inexorable, je redoute ses coups.

Ici Bénoni ôta le couvercle de sa chaudière et commença à manger son lunch, composé d’un chignon de pain bis, d’un morceau de tourquière et d’une pomme fameuse.

Le jeune homme, son repas terminé, se tourna vers sa compagne :

— Écoute, Ursule, tu me pardonneras, ce que je vais te dire est un peu « ruff ». Malgré toutes tes protestations d’amour, j’ai des doutances sur ton compte. Tu sais que je m’échigne à travailler depuis sept heures du matin jusqu’à six heures du soir pour ramasser quelques coppes afin de me mettre en ménage.


Bénoni.

Tu sais comme c’est dur de travailler dans la cordonnerie. Avec la protection on gagne pas de « grosses » gages.

On m’a dit que tu recevais chez vous un conducteur de petits chars. Dimanche dernier il était « flush », et il t’a conduit au rond du Village St-Jean-Baptiste. Mes amis m’ont dit que vous étiez gros manche tous les deux et que tu me faisais manger de l’avoine au minotte.

Ursule pâlit. Elle lança sur son ami un regard chargé de fluide magnétique.

— Bénoni ! dit-elle, d’une voix devenue tremblante par l’émotion, Bénoni, comment peux-tu supposer un seul instant que je pourrais trahir mes serments ? Le serpent de la jalousie est entré dans ton cœur et y distille le plus noir des poisons. Bénoni, je t’aurais jamais cru de même ma foi dieu.

Bénoni reprit :

— Ursule, ce conducteur m’achale. Si tu ne lui donnes pas la pelle, je te promets un chien de ma chienne d’un beau frisé.

Ursule laissa tomber sur son amant un regard d’azur, prit la main calleuse de l’ouvrier et dit :

— À qui cette belle gueule-là ?

— À poué, chère !

Bénoni était vaincu.

Pendant cette conversation, un personnage mystérieux était venu s’asseoir sur le banc des amoureux.

Il avait rabattu sur ses yeux les bords de son feutre et paraissait donner une attention suivie à la conversation d’Ursule et de Bénoni.

Qui était-il ?