Les mystères de Montréal/3/07

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 368-380).

CHAPITRE VII

angoisse.


Un œil au beurre, une marque rouge sur le nez, un habit plus déchiré que d’habitude, tels étaient les indices qui montraient que Matson avait eu de l’argent à dépenser, quand, à dix heures du matin, il entra dans le bureau du banquier de Courval, rue Saint-Gabriel.

Ce dernier ne put retenir une grimace en le voyant. Il lui apparaissait encore plus repoussant que la veille, avec ses haillons et son air de pochard indépendant.

Il alla droit au pupitre de son ancien capitaine, en répandant derrière lui une odeur prononcée d’alcool.

Le banquier le reçut froidement et pendant que Matson, redevenu pour un instant l’ex-caissier du Solitaire, fouillait l’appartement en cherchant un endroit pour parler à l’aise, son camarade lui dit :

— Par ici.

Les deux hommes passèrent dans la chambre voisine.

— Eh bien, Buscapié ?

— Eh bien, Matson ?

— Cette somme dont nous avons parlé, hier au soir, il me la faut ce matin.

— Tu ne l’auras pas, mon pauvre diable, répondit le banquier avec un sourire narquois.

— Comment, je n’aurai pas cinquante mille piastres ?

— Tu n’auras pas un sou.

— Ne me tente pas. J’ai envie de parler ce matin. Prends garde, Buscapié, prends garde.

— On ne te croira pas.

— Lâche, j’ai des preuves.

— Elles ne valent rien.

— Ah ! tu pousses l’insolence trop loin, capitaine.

— Toi, tu es chanceux que je ne t’assassine pas devant ce coffre-fort, quitte à faire croire que tu as voulu voler.

— Ah ! c’est trop fort… tu ne joueras pas avec moi comme tu as joué avec tant d’autres.

— Donne-moi des garanties que, si je te donne le montant demandé, tu ne reparaîtras jamais en Canada.

— Des garanties ! C’est toi qui en demande, toi qui jurais de mourir à nos côtés sur le Solitaire ?… Des garanties !… Comme si j’étais ton obligé… Tu me pousses à bout…

Jusqu’ici la conversation s’était tenue sur un ton modéré, mais l’ancien caissier du Solitaire s’excitait. Il se leva et commença à gesticuler sous le nez du banquier. Celui-ci lui dit :

— Attention, on t’entend…

— Je veux qu’on m’entende, moi, et je parlerai encore plus fort.

Assis-toi, Matson, ou je te montrerai que j’ai encore du nerf…

— Moi aussi j’en ai encore…

Et l’Américain s’avança pour saisir le banquier à la gorge.

Celui-ci recula de deux pas et, avançant de nouveau, asséna un violent coup de poing à Matson.

Charles Gagnon avait encore du nerf, comme il venait de le dire. Matson tomba en arrière et dans sa chute il se heurta la tête contre un des coins en fer du coffre-fort.

Le banquier se précipita pour le ramasser. Son ancien camarade gisait sans connaissance, une blessure à la tête, et le sang commençait à couler.

De Courval crut qu’il l’avait assassiné. Il devint pâle et se pencha sur sa victime.

Au bruit de cette chicane, le commis et le petit messager du banquier ouvrirent la porte pour voir ce qu’il y avait.

— Ce n’est rien, leur dit l’ancien traître de 37, puis en montrant l’homme étendu par terre, il ajouta : Il s’est fait mal à la tête contre le coffre-fort… Aidez-moi donc à le mettre sur ce banc…

Il se fit apporter de l’eau froide. Il en imbiba une serviette et lava Matson. Il ne reprenait pas sa connaissance et le sang coulait de plus en plus.

— Harvy, dit de Courval à son messager, cours chercher le docteur Bissonnette, c’est le plus proche… prends une voiture et dépêche-toi… Vous, Arthur, vous pouvez vous retirer, mais ne parlez pas de cela à personne, s’il vous plaît…

Harvy ne fut pas longtemps à son voyage. Il héla le premier cocher libre, lui donna l’adresse du docteur Bissonnette et revint, avec ce dernier, en moins de dix minutes.

Le docteur Bissonnette était un médecin grand, maigre, que de Courval ne connaissait pas, ayant seulement vu son enseigne en se rendant au bureau.

Comme le docteur questionnait beaucoup pour savoir comment le blessé avait fait pour tomber sur le coffre-fort, le banquier haussa les épaules et lui dit brusquement :

— S’il vous plaît, docteur, pansez donc cet homme au plus vite et vous serez bien payé.

La blessure n’était pas grave. L’évanouissement était dû à la force du choc plutôt qu’à sa gravité.

Quand le médecin eut appliqué un bandage sur la tête du blessé et qu’il lui eut fait respirer divers sels, celui-ci ouvrit les yeux.

Le financier attendait avec angoisse la première parole du blessé. Il fit signe au docteur de se retirer en lui disant :

— Si j’ai encore besoin de vos services, je sais où vous prendre.

Il était temps. Le blessé ouvrait la bouche.

— Tu m’as manqué encore une fois, murmura-t-il… Je ne te donnerai pas la chance de te reprendre : ce soir tu coucheras dans la grande prison de Montréal…

Que fit le traitre de 37 dans cette situation critique ? Se découragea-t-il ? Pensa-t-il à s’enfuir ? Non. Il en avait vu bien d’autres. Le jour où il avait échappé aux autorités du Venezuela la situation était pire.

Il dit simplement à son compagnon de crime :

— Tu auras tes cinquante mille piastres, Matson. Sois certain que je ne voulais pas te faire cela.

— Cinquante mille. C’est soixante mille qu’il me faut maintenant.

— Tu auras ce que tu voudras. Mais de grâce, tais-toi, ne souffle pas un mot. Tu comprends que nous y gagnons tous deux… Écoute, on vient de me demander qui tu es…

— Qu’as-tu répondu, lâche ?

— Que tu es un de mes anciens amis de l’Amérique du Sud et que je ne t’ai pas reconnu d’abord. Je vais te traiter comme tel : je vais te faire transporter dans ma maison ; tu en disposeras comme tu voudras… Et quand tu seras parfaitement rétabli, je te donnerai tes cinquante mille piastres, tes soixante mille piastres, et tu disparaîtras pour ne plus reparaître… Est-ce convenu ;

— C’est convenu, répondit le blessé après avoir réfléchi, mais si je m’aperçois de quelque chose c’en est fini de toi.

— C’est cela. Soyons amis comme autrefois.

Les deux hommes se tendirent la main. Mais le banquier tendait encore une main traîtresse. Il avait un autre plan dans la tête.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

À quelques jours de là, celui qu’on appelait Hubert de Courval était dans son cabinet de travail dans sa résidence de la rue Bonaventure.

La nuit était venue depuis quelques heures et le banquier, au lieu de se préparer au sommeil se préparait à sortir. Il avait endossé son paletot et coiffé son chapeau de laine.

Il descendit dans le soubassement de sa maison et frappa à la porte de chambre de son homme de cour.

— Lafleur, fit-il, habille-toi à la hâte et viens me trouver dans mon bureau.

Le banquier remonta et attendit.

Son homme de cour s’appelait Pierre Lafleur et venait d’un comté en bas de Québec. Il avait vingt-cinq ans. Le banquier avait trouvé en lui un homme discret et c’était en partie pour cela qu’il l’avait pris à son service. Car il n’aimait pas que les choses qui se passaient chez lui fussent répétées au dehors.

Lafleur arriva dans le bureau de son maître en se frottant les yeux.

Assieds-toi, lui dit ce dernier, en lui indiquant un fauteuil.

Il fut surpris de cette marque de courtoisie de la part d’un homme qui le traitait habituellement avec hauteur.

Assieds-toi, répéta le banquier, en approchant le siège, j’ai besoin de toi cette nuit… Comme tu es gelé, verse-toi d’abord un bon verre, et s’il ne te réchauffe pas tu en prendras un autre.

Quand Lafleur eut avalé une première rasade, son maître lui demanda :

— Es-tu capable d’un grand secret, Lafleur ?

Au lieu de répondre catégoriquement, le domestique commença à défiler des périphrases, — effets de sa rasade.

— Comment pouvez-vous me faire cette question ? répondit-il, ne me connaissez-vous pas encore monsieur ? Avez-vous eu connaissance que j’aie ouvert la bouche au dehors pour raconter ce qui se passe dans votre maison ?

— Non, mon Lafleur, je n’ai pas de reproche à te faire : je suis content de tes services. Puis-je encore compter sur toi pour cette nuit ?

— Vous pouvez compter sur moi pour cette nuit et pour toujours, tant que vous ne me remercierez pas de mes services.

— Eh bien, Lafleur, ta réponse me satisfait… verse-toi encore un autre verre… Peux-tu me jurer maintenant que tu ne dévoileras rien de ce qui va se passer cette nuit ?

Quoique le domestique fut sur le chemin de l’ivresse il comprit l’importance de cette question.

— Pourquoi exiger de moi un tel serment, répondit-il. Vous savez bien qu’il n’est pas dans mes habitudes d’aller faire des commentaires sur ce que je vois ici

Le banquier vit qu’il pouvait parler sans danger. Il posa la même question une seconde fois.

— Je te demande si tu peux jurer que tu ne diras pas un mot de ce qui va se passer cette nuit. Réponds : oui ou non.

— Oui.

— Jure-le ; répète mes paroles.

Le banquier dit alors d’une voix solennelle :

— Je jure.

— Je jure, répéta Lafleur.

— Devant Dieu.

— Devant Dieu.

— De ne rien dévoiler.

— De ne rien dévoiler.

— De ce qui va se passer cette nuit.

— De ce qui va se passer cette nuit.

— C’est bien, Lafleur, donne-moi la main et souviens-toi que tu ne verras pas la fin du jour où tu auras trahi ton serment.

Lafleur fit signe qu’il comprenait.

— Maintenant, continua l’ancien marchand de Saint-Denis, tu vas atteler mon bai brun sur le landau : tu rabattras les stores, puis tu entreras m’avertir… Travaille sans bruit, qu’on n’ait connaissance de rien… va…

Tout en remplissant les ordres de son maître, le domestique se demandait ce que signifiait ce serment et cet ordre de sortir le plus bel équipage, à onze heures du soir, dans ces mauvais chemins d’automne, où la neige mêlée à la terre faisait de la boue.

S’il n’eût pas été sous l’influence de la boisson, il aurait eu peur, surtout après cette promesse solennelle ; car il était superstitieux. Mais la tête lui tournait trop pour s’arrêter à ces considérations.

Il vint avertir son maître que tout était prêt. Celui-ci, le prenant nerveusement par le bras, l’entraîna dans la salle à diner.

Cette chambre était faiblement éclairée. Sur la table au milieu des argenteries, étaient plusieurs bouteilles et deux verres, l’un complètement vide, l’autre à demi.

Un individu, que Lafleur reconnut comme Matson, qui était depuis quelques jours l’hôte du banquier, dormait profondément, assis dans un grand fauteuil.

Son sommeil était si profond, si tranquille, que Lafleur se crut en face d’un cadavre. fallait-il chercher la cause de cet état léthargique ? Assurément ce n’était pas dans les liqueurs étalées sur la table ; ou bien on y avait mêlé un narcotique puissant.

— Nous allons le transporter dans la voiture, dit le banquier, en désignant cet homme à son domestique. Prends-lui les pieds : je me charge de la tête.

Lafleur obéit sans comprendre ce qu’il faisait.

Il aida de Courval à entrer l’homme endormi dans la voiture et lui demanda, en montant sur le devant du landau, de quel côté il fallait aller.

— Monte sur la rue Sainte-Catherine jusqu’au chemin neuf. Là, tu descendras sur les quais.

On eut dit que l’ancien capitaine du Solitaire choisissait à dessein les rues obscures et peu fréquentées. Car à cette époque, ce qui est aujourd’hui la rue Sainte-Catherine, n’était qu’un chemin tortueux et sans nom fixe, que les passants évitaient le soir pour ne pas se casser le cou dans les ornières qu’il y avait à chaque arpent.

Le banquier, outre qu’il allongeait son chemin, en passant par là, le rendait plus difficile.

Ce ne fut qu’une heure et demie après que sa voiture déboucha au pied du courant.

La grève était déserte et on entendait que le clapotement des vagues qui venaient se heurter sur les galets. En regardant vers le centre de la ville, on distinguait les lumières d’une dizaine de navires qui se préparaient à lever l’ancre, avant d’être pris dans les glaces.

Tout était solitaire et aucun œil n’était à craindre. Le lieu était propice pour un crime.

Ce fut l’idée qu’eut Lafleur, qui, dégrisé par cette longue promenade au froid, commençait à soupçonner que son maître voulait faire de lui un complice, sur qui il se déchargerait au besoin. Car, que venait faire son maître en cet endroit à cette heure ? avec cet homme sans connaissance, qu’il cachait dans le fond du landau ?

Le banquier, se passant la tête par la portière, lui dit d’arrêter. En même temps il mit pied à terre.

— C’est ici le meilleur endroit, fit-il, descends.

Lafleur sauta à terre.

— Attache le cheval, continua le banquier, nous serons longtemps ici, et viens m’aider à transporter cet homme dans la chaloupe.

Matson était encore dans le même état léthargique et se laissait traîner comme une masse inerte.

Quand il fut couché dans le fond de la chaloupe, le banquier dit à son domestique de s’asseoir en arrière et de gouverner au large, en même temps que lui tirait l’ancre de la chaloupe et prenait les rames.

Il ramait fort habilement et en quelques coups fut à deux arpents de la grève.

Alors cessant de ramer, il se leva pour prendre son ancien camarade à bras le corps.

Lafleur poussa un cri et commença à comprendre. Jusqu’ici il n’avait pas dit un mot, pas adressé une question. En laissant la maison il avait cru qu’on allait mener cet homme endormi à Hochelaga. Arrivé en cet endroit, il avait pensé qu’on le traversait à Longueuil. Ce n’était pas cela.

— Mais cet homme n’est pas mort ! fit-il.

— Je sais mieux que toi s’il est mort, répondit le banquier, en continuant son ouvrage.

— Vous voulez le noyer !

Le traître de 37 soulevait toujours l’endormi.

— Vous ne l’assassinerez pas, dit Lafleur, en essayant de lui faire lâcher prise. Vous l’avez endormi exprès et vous voulez faire de moi votre complice… C’est indigne… Je vous dénoncerai…

— Rappelle-toi ton serment…

— Je vous dénoncerai quand même !…

Et le domestique se leva pour saisir son maître à la gorge.

Une lutte terrible s’engagea dans la chaloupe, au-dessus des flots. Les deux hommes se tenaient à la gorge, l’un cherchant, avec ses pieds, à jeter par-dessus bord le corps du dormeur, l’autre à le retenir.

Lafleur appelait au secours, mais ses cris s’éteignaient dans sa gorge, serrée entre les doigts crochus de l’ancien chef de pirates.

La chaloupe menaçait de chavirer à chaque mouvement des combattants.

Enfin, le banquier fit un suprême effort pour jeter à l’eau son ancien compagnon…

Trois cris se firent entendre en même temps. La chaloupe avait chaviré, précipitant ses occupants dans les eaux glaciales du fleuve.

Le premier qui revint à la surface fut Lafleur. Il saisit avec désespoir le bord de l’embarcation et se maintint la tête hors de l’eau. Ayant regardé autour de lui il ne vit point ses compagnons.

Dix minutes après, la chaloupe, conduite par le courant, touchait de nouveau la rive nord.

Alors seulement, Lafleur s’aperçut qu’il était à un demi-mille de la voiture.

Éperdu, il court sur la grève comme un fou. Il n’est plus ivre ; il a peur et il est transi de froid.

Soudain il se trouve en face d’un autre homme. Il regarde comme il faut : c’est son maître.

— Vous l’avez tué ! lui dit-il.

— Tais-toi ou tu auras le même sort ! répondit le banquier.

Lafleur oubliait que ce n’était pas à lui de donner du ordres.

— Embarquons et partons ! dit-il.

Pendant que le landau s’ébranla, le banquier dit en lui-même : « Pauvre Lafleur, tu viens de t’assassiner toi-même. Un homme qui possède un tel secret ne saurait vivre longtemps. »

Deux heures du matin sonnaient à la manufacture Lescarbeau.

Les deux hommes n’avaient pas aperçu un brick à l’ancre dans l’anse d’Hochelaga.