Les mystères de Montréal/3/01

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 285-301).

CHAPITRE I.

le banquier de courval

Dans la soirée du 19 octobre 1845 deux hommes assis dans le bureau privé du chef de police à Montréal — qui aurait dû être fermé depuis trois heures — se regardaient sans parler. L’un était le chef de police Hood, l’autre le détective Michaud.

Une affaire mystérieuse les préoccupait.

La nuit précédente un inconnu avait été ramassé mort sous les fenêtres du « London Club » rue Notre Dame. Chose singulière : les membres de ce club alors en pleine séance, n’avait eu connaissance de rien.

On avait d’abord cru à une attaque d’apoplexie foudroyante, mais en examinant le cadavre transporté à la morgue, le médecin avait découvert, sur la nuque, une marque faite par une garcette, ou un autre instrument semblable, coup qui avait causé la mort immédiatement, reçu à un endroit aussi sensible.

Le coup avait été appliqué par une main habile pour porter si juste, et l’auteur de ce crime connaissait le métier.

Ce meurtre perpétré avec une audace incroyable remettait dans la mémoire du détective Michaud les vols du 14 mai 1842, commis à l’hôtel « Albion. » Il reconnaissait la même main mystérieuse, imprenable. Cette fois-ci cependant le motif du crime n’avait pas été le vol, la victime selon les apparences, étant un pauvre diable.

Jamais le public de Montréal n’avait enregistré dans ses annales un crime si mystérieux.

— Et personne n’a reconnu la victime ? demanda Michaud.

— Personne, répondit Hood.

— Le maire ?

— Ce n’est pas cette personne qui lui a demandé de l’ouvrage… Comme je vous l’ai dit tout-à-l’heure le seul renseignement que nous ayons est celui-ci : Le constable No. 5 à cru reconnaître dans la victime, une personne qui lui a demandé en mauvais français où était la rue Bonaventure.

— La rue Bonaventure, fit Michaud pensivement.

Après un moment de silence, il demanda.

— Le détective Baxter est-il revenu ?

— Oui !

— Et ?

— Il a marché pour rien.

— Mais cet Américain.

— Bah !… qu’il filait ?

— Oui.

— C’est une fausse piste.

Le détective relut pour la vingtième fois peut-être la fin du procès-verbal dressé à la morgue :

« D’après ce qu’il appert, la victime ne parlait pas bien la langue française, n’était à Montréal que depuis une journée, ne connaissait pas la ville et n’a pas été identifiée par personne. »

« Le jury est unanime à rendre un verdict de « mort d’un coup de garcette ou d’un autre instrument semblable donné pour un motif inconnu, par une main inconnue. »

— Une main inconnue, répéta Michaud en mettant le document sur la table. C’est une main inconnue aussi qui a commis le vol de dix-huit mille piastres à l’hôtel « Albion » en 1842. Vous n’avez pas oublié ce vol ?

— Oh non, des coups comme celui-là, ne s’oublient pas.

— Surtout quand on sait le coupable encore au large ;… fit Michaud en voulant narguer le chef de police, à qui il avait reproché dans le temps, l’inactivité de certains officiers du corps de police.

— Ou qu’on a perdu à cause de cela, interrompit Hood, la place de détective de la Banque de Montréal.

— C’est choquant pour nous deux, tenez… Et cette fois-ci, pour avoir la conscience en paix, je serais tenté d’arrêter une de vos connaissances… Cet homme serait même sous les verrous, s’il n’était pas un personnage haut placé dans la métropole.

— Ouidà !

— C’est la vérité.

— Qui ? fit Michaud, comme s’il eut craint de le dire.

— Oui, qui ça ?

Le détective regarda autour de lui pour voir s’il était bien seul avec son interlocuteur, il s’approcha et dit à voix basse :

— Le banquier de Courval.

— Le banquier de Courval !

— Lui-même.

— Allons donc !

— Comme vous voudrez, mais si j’avais écouté mon flair… ah…

— Mais vous n’y pensez pas.

— J’y pense beaucoup.

— Hubert de Courval sur qui planaient les soupçons du détective Michaud, était un financier canadien-français en vue, de Montréal, et dont le nom était attaché à toutes les spéculations importantes. Arrivé en ville depuis un an seulement, il occupait une position enviable dans le monde des affaires et valait deux à trois cent mille piastres, fortune qu’il possédait à son arrivée à Montréal.

Questionné souvent sur la manière dont il l’avait acquise, il répondait avec un petit sourire malin qu’il avait fait d’heureuses spéculations dans les mines de diamant du Brésil et que, par prudence, il avait quitté ce pays à la veille d’une crise financière. Ses milliers augmentaient rapidement.

C’était un petit homme maigre, avec une figure énergique et qui portait élégamment un lorgnon d’or.

Il était célibataire, bien qu’il eut quelque chose comme trente-cinq ans, et demeurait rue Bonaventure.

On voyait sur cette rue, entre les rues de la Montagne et Richmond une maison de pierre à deux étages, un peu retirée de la rue, entourée d’arbres qui la cachaient à demi et connue sous le nom de « Kildenny Hall. »

Depuis que de Courval avait fait l’acquisition de « Kildenny Hall » cette résidence avait revêtu un air triste, ou plutôt, connue on disait dans le quartier, un air mystérieux.

Mystérieux était bien le mot pour qualifier cette maison dont les volets étaient constamment fermés et dont la porte principale ne s’ouvrait que le matin, à la sortie du maître et tard le soir à son entrée.

Le banquier était servi par deux domestiques Canadiens-français, avec qui il était de la plus grande discrétion. Il avait une belle écurie, de beaux chevaux, de splendides voitures, et lorsqu’il se promenait dans les rues, on s’arrêtait pour le regarder passer.

Quelquefois le banquier réunissait chez lui des intimes haut placés comme lui, des Anglais de préférence, car il allait beaucoup plus avec ces derniers qu’avec les Canadiens-français. C’était pour faire la partie de poker ou de billard. On y jouait de grosses sommes et « Kildenny Hall » se transformait en club. La maison s’illuminait comme au temps de son ancien propriétaire et les orgies se prolongeaient jusqu’au jour, au bruit du choc des verres.

Lorsque le banquier ne passait pas ses soirées chez lui — ce qui arrivait ordinairement, — il les passait au « London Club » le rendez-vous des notables qui aimaient à jouer.

Si de Courval perdait quelquefois des sommes considérables au club, il en gagnait de plus considérables encore et passait pour fort habile au jeu. Les habitués le comptaient parmi leurs meilleurs.

Tel était l’homme que le détective Michaud soupçonnait du crime mystérieux commis sur la rue Notre-Dame.

L’arrêter sous soupçon eut indigné l’aristocratie montréalaise, aussi il laissa faire.

Un soir vers cette époque, le banquier Hubert de Courval, selon son habitude, était à jouer aux cartes dans une des salles du « London Club, » ayant comme vis-à-vis monsieur George Braun, ingénieur civil et un habile financier qu’il connaissait depuis deux ou trois jours au plus.

Les deux hommes qui complétaient le quatuor se nommaient Verreau et MacKenzie, l’un avocat, l’autre courtier en douane.

Tous quatre poursuivaient avec acharnement une partie commencée à huit heures, il était alors onze heures et quart.

Emporté par la passion du jeu, MacKenzie perdait, perdait. Son portefeuille contenant $278 au commencement de la veillée était vide, et le courtier faisait maintenant des billets. Il était comme cloué à la table et espérait voir arriver la bonne fortune d’un coup à l’autre.

Braun et Verreau se tenaient dans un niveau constant.

Le gagnant était de Courval. Les bank-notes s’entassaient à côté de lui. S’il eut voulu il eut arraché à MacKenzie plusieurs centaines de piastres, mais en gentilhomme il mit fin au jeu.

— Vous n’êtes pas chanceux ce soir, lui dit-il : si ces messieurs sont consentants nous continuerons la partie demain soir.

MacKenzie parut sortir d’un rêve. Il regarda son portefeuille encore ouvert et vide.

— Oui, dit-il en le refermant, je ne suis pas disposé ce soir.

— Passons dans le boudoir, fit Braun, il fait chaud ici :

Les quatre joueurs passèrent dans la pièce voisine.

— Nous avons joué un peu rudement, fit de Courval.

— En effet, répondit MacKenzie, tout de même vous êtes un fier joueur, je voudrais avoir pris des leçons du même maître que vous.

— Allons donc, c’est le pur hasard qui fait tout.

— Ce hasard vous aime diablement, répliqua MacKenzie.

De Courval, en sa qualité de gagnant, offrit du Champagne et une soupe aux huîtres à ses compagnons de jeu.

Il appela le garçon qui stationnait dans le corridor et ordonna quatre soupes aux huîtres et quatre bouteilles de Champagne.

— Dans cinq minutes vous serez servis, monsieur, répondit le garçon.

Il ne fit pas attendre les clients au delà de cinq minutes, sachant à qui il avait affaire et que le banquier, s’il payait bien, tenait à être bien servi et promptement.

Il apporta dans le boudoir une table d’où émanaient des vapeurs propres à flatter l’odorat des quatre membres du club, pendant qu’à côté doucement couché dans un panier étaient quatre bouteilles d’un Champagne vieux dont les étiquettes étaient couvertes de poussière.

— Buvons d’abord à la santé de l’heureux gagnant de ce soir, dit George Braun en faisant sauter le bouchon de sa bouteille.

— Le premier toast lui revient de droit, reprit Verreau.

MacKenzie dit alors :

— Je vous ferai un souhait, monsieur de Courval, celui d’être toujours aussi chanceux que ce soir. Et si ce souhait se réalise, je m’en ferai un autre à moi : celui de ne jamais tomber entre vos mains.

Après avoir bu en l’honneur du banquier, on se mit à table et Verreau dit :

— Moi, je vais manger à la santé de la charmante belle-sœur de monsieur Braun.

— Comment, fit ce dernier en souriant, son souvenir vous suit-il jusqu’ici ?

— Ah, comment m’abandonnerait-il ! Depuis que j’ai vu mademoiselle, que je lui ai parlé, je l’ai toujours présente à l’esprit.

— Elle est donc bien charmante cette demoiselle fit de Courval.

— Charmante, n’est pas assez, reprit Verreau.

— Est-elle jolie ?

— Jolie !… ah… un visage angélique, des yeux de madone…

— Tiens, vous me la présenterez, je suppose, monsieur Braun.

— Certainement.

— Si nous devenions rivaux, fit de Courval. Quel âge a-t-elle ?

— Vingt-cinq ans.

— Et pas encore mariée avec tous ses charmes, avec son visage angélique, avec ses yeux de madone.

— Elle le serait depuis longtemps, répondit Braun, si elle n’avait pas dans la tête des chimères qui la conduiront tôt ou tard dans une de ces institutions où l’on soigne les maladies du cerveau.

Braun accompagna sa phrase d’un geste qui laissait entendre que la personne dont il parlait était monomane.

— Des peines d’amour, sans doute, reprit de Courval en commençant à manger.

— Oui et seulement à y penser, j’enrage… Tenez, figurez-vous qu’elle aime un individu qu’elle ne reverra jamais.

— Qu’elle ne reverra jamais !

— Non, un navigateur qui est disparu dans une affaire borgne, en traversant l’Atlantique.

— Tiens.

— Oui, dans cette affaire du brigantin le Marie-Céleste, dont il était le capitaine.

À ces paroles de Courval devint soudainement pâle et à travers son verre qu’il tenait d’une main tremblante, il regarda Braun avec des yeux de feu.

— Dans l’affaire du Marie-Céleste ! s’exclama-t-il sourdement.

— Oui ; vous connaissez cette histoire ?

— Si… un peu… pour en avoir entendu parler… Cette jeune fille si charmante, comment s’appelle-t-elle ?

— Jeanne Duval.

— Jeanne Duval ! Et vous êtes marié avec sa sœur ?

Braun fit un signe de tête affirmatif.

— Tiens, tiens, allons donc, je ne savais pas que vous fussiez marié à une demoiselle Duval, continua le banquier.

— Les connaissez-vous ?

— Non… Mais…

Le banquier était évidemment sous l’empire d’une forte émotion et il essayait de dissimuler son trouble. Il mangeait, il buvait : la soupe aux huîtres s’arrêtait dans son gosier, le vin dans son larynx. Il s’imaginait que tous les yeux étaient braqués sur lui et qu’on allait découvrir dans la pâleur de ses traits la cause de ce bouleversement.

Il voulut prévenir les coups, jouer d’audace. Échappant sa cuillère à dessein, il regarda les trois convives en face et leur demanda :

— Cette soupe… Comment la trouvez-vous ?

— Excellente ! répondit l’un.

— Délicieuse, mais pas assez forte en huîtres, répliqua un deuxième.

— Elle ne peut être meilleure, fit le troisième des convives.

— Eh bien moi, c’est comme si je mangeais du feu : elle me brûle, elle m’étouffe !

En prononçant ces paroles, le banquier s’envoya la tête en arrière. On s’aperçut qu’il était pâle.

— Elle m’étouffe, continua-t-il, on dirait un poison violent.

MacKenzie prit la bouteille de Champagne de son voisin et la regarda en la mettant entre lui et la lumière.

— C’est peut-être dans le vin, dit-il.

De Courval avait la tête basse et pensait. Il dit alors à ses compagnons.

— Que ce soit dans le vin ou dans la soupe, j’ai fini de manger pour ce soir… Cependant, que cela ne vous empêche pas de continuer… Mais, pardon de vous avoir interrompu, monsieur Braun, nous étions à parler de votre belle-sœur qui ne veut pas se marier.

— Si elle ne veut pas se marier de bon gré, elle se mariera de force, répondit Braun. Laissez faire, viendra un jour où je lui imposerai un candidat de mon choix et elle n’aura pas à le refuser.

— Puis-je être ce candidat ! murmura Verreau.

— Je vous ai dit tantôt, monsieur Braun, que je connaissais cette histoire du Marie-Céleste. Je n’aurais pas du dire cela ; j’ai entendu prononcer ce nom bien souvent, mais je n’ai pas l’histoire présente à la mémoire, fit de Courval.

— La voici en deux mots. Il y a trois ans le Marie-Céleste partait de Montréal en route pour l’Italie. Un mois après, ce navire a été rencontré en mer allant à la dérive. L’équipage manquait, ainsi qu’une dame espagnole et son fils de six ans qui avaient pris passage à bord du navire. Fait mystérieux ; rien n’était dérangé ni ne manquait à bord, pas même une des chaloupes ordinaires du brick… Depuis on n’a pas entendu parler de l’équipage… qu’est-il devenu ?…

En entendant cette question posée sans dessein, l’émotion du banquier parut être à son paroxysme.

— Excusez-moi une minute, fit-il, je ne serai pas longtemps.

Il se leva en tournant le visage de manière à dissimuler ses traits puis il disparut dans l’encadrure de la porte, en prononçant ces paroles assez bas pour ne pas être entendu :

— Seigneur ! seigneur ! Quelle affreuse coïncidence.

Les trois convives restés autour de la table se regardèrent pendant que les pas de leur camarade s’éteignaient dans le corridor.

— Il est empoisonné, dit Verreau.

Cela n’était pas invraisemblable. Monsieur de Courval était une personne assez importante pour qu’on attentât à ses jours.

Braun proposa d’aller le trouver.

— Allons-y, firent les trois hommes en se levant.

Ils trouvèrent le banquier à se promener en gesticulant avec animation sur la véranda du club, bien que la soirée fut froide.

— Une indisposition, fit-il en allant à leur rencontre, j’avais d’abord attribué cela au maître d’hôtel, mais je m’aperçois maintenant que c’est un coup de sang. Il y a deux ans que je ne m’en étais pas aperçu et je croyais ces attaques disparues pour toujours.

Et de Courval raconta une longue histoire ; il dit qu’il avait fait une longue maladie aux tropiques et que c’était les suites qui se faisaient sentir, puis il finit en disant :

— Je suis mieux à présent : retournons à notre lunch.

Il se remit à table comme les autres, mais ne mangea pas et bien qu’il se dit mieux ses airs ne confirmaient point ses paroles.

Il cherchait à faire revenir la conversation sur la belle-sœur de Braun.

— Je crois qu’elle ne vous irait pas mal du tout, dit celui-ci, d’autant plus que vous devez commencer à trouver la vie de célibataire ennuyante.

— Vous avez raison, c’est bon pour un certain temps, vivre seul, mais lorsqu’on devient mûr, qu’on commence à comprendre ce qu’est la vie, qu’on voit ses amis d’enfance avec des femmes et des enfants, on est content de trouver, le soir en arrivant chez soi, une compagne gentille qui vous sourit encore plus gentiment. Vous lui faites part de vos projets, vous lui confiez vos amertumes, et la soirée se passe au coin du feu dans un charmant tête-à-tête où vous oubliez les milles misères de la vie.

— Mademoiselle Duval vous irait certainement, reprit Verreau, et il ajouta en souriant : mais peut-être que vous ne lui iriez pas aussi bien… C’est ce qui m’est arrivé…

— Que monsieur de Courval essaie toujours, fit Braun, qui sait s’il ne sera pas plus heureux.

— J’en doute fort, répondit le banquier. En attendant, allons, garçon, ici, que va-t-on vous servir, messieurs ?

Chacun donna son goût. De Courval demanda des cigares et il continua à parler, avec Braun surtout.

— Ce marin, fit-il, dont vous parliez tantôt devait être âgé à l’époque de sa disparition ; pourquoi votre belle-sœur ne l’avait-elle pas épousé avant ce jour ?

— Bah ! deux fois elle avait été sur le point de l’épouser.

— Mais enfin qui l’empêchait !

— La première fois le fiancé a été obligé de mettre la frontière entre lui et la police canadienne.

— Et la seconde ?

— La même chose.

— Il avait fait une coche !

— Un délit politique… Vous savez, il était à la tête des patriotes en 1837-38. Il se battait comme un brave et aurait gagné sa cause, à ce qu’on dit, si un de ses covillageois — un rival en amour — n’avait eu l’indélicatesse de lui tendre une embûche où plusieurs des siens ont rencontré la mort… Aussi Jeanne en veut bien à ce traitre.

— Comment se nommait-il ce traître ? demanda le banquier pâle comme du marbre.

— Son nom ?

— Oui, oui.

— Ah, Jeanne l’a prononcé bien souvent en le maudissant comme la cause des maux qui ont frappé sa famille et elle en particulier… Attendez donc, c’est quelque chose comme Turgeon… Gendron… Gagnon, Gagnon, c’est cela.

— Gagnon, fit nerveusement le banquier, en serrant le bras de son ami, mais buvez donc, vous ne buvez pas.

Et il lui versa un énorme verre de Champagne qu’il lui fit avaler ! Ensuite il demanda.

— Mais comment diable avez-vous pu épouser la sœur de cette fille-là vous ?

— C’est encore toute une histoire. L’année dernière je m’en vais à Saint-Denis comme ingénieur de la Compagnie Donalson de New-York. Je rencontre les deux demoiselles Duval. Je balance entre Jeanne et Marie. Refusé par la première, j’entre en amour avec la seconde. Quatre mois après elle était ma femme.

— Mais c’est un vrai roman que vous me contez au sujet de cette Jeanne… Elle est jolie, a de l’esprit, son fiancé disparaît, elle ne le croit pas mort et l’attend toujours.

Mackenzie qu’on eut cru inattentif à cette conversation regarda Braun et dit :

— Il manque un chapitre à ce roman.

— Lequel ?

— Ne l’avez-vous pas remarqué ?

— Non.

— C’est que la fiancée, l’héroïne du roman, n’est pas encore mariée.

— Ah ! ah ! dans ce cas, peut-être le roman sera-t-il fini sous peu, dit de Courval.

— Je l’espère, murmura Braun.

On demanda encore un Champagne, et quand une heure du matin sonna, MacKenzie, ivre comme un Polonais, avait roulé sous la table.

Un laquais le ramassa et le fit conduire à son domicile.

Verreau ne valait guère mieux ; il dormait dans son fauteuil.

Si Braun ne dormait pas, c’est qu’il en était empêché par les questions pressantes que ne cessait de lui adresser de Courval.

Ce dernier était le plus sobre des trois, mais en retour il était très impressionné.

Avant de sortir du club Braun lui demanda :

— Puisque vous tenez tant à faire sa connaissance quand viendrez-vous à la maison ?

— Dans le temps qu’il vous conviendra le mieux.

— C’est aujourd’hui…

— Vendredi, ou plutôt samedi matin.

— Samedi… Pourquoi ne venez-vous pas dîner avec moi, dimanche ?

— Oh non… c’est trop pour commencer.

— Non, je vous attendrai.

— Vous êtes bien aimable. Alors je me rendrai à votre invitation.