Les mystères de Montréal/2/06

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 276-283).

CHAPITRE VI

l’abordage


Auger et Morin surveillèrent et Riberda se tint sur ses gardes. Les soupçons des deux premiers s’en allèrent comme ils étaient venus.

Selon les calculs du pirate, le Solitaire était en retard et s’il n’était pas en vu le lendemain il ne serait jamais.

L’émissaire de Buscapié travaillait toujours son œuvre, lentement, sourdement mais habilement.

Avec des promesses et des donations d’argent il avait gagné Geubb, Hochfolden et Vogt. Cela suffisait. Les autres, grâce au narcotique, seraient mis dans l’impossibilité de nuire.

Ce n’était plus la cargaison du Marie-Céleste qu’il promettait aux traitres mais c’était les trésors fabuleux du capitaine Buscapié. Et il avait décidé ses complices à ne pas enlever la valeur d’une épingle sur le navire leur disant qu’il ne perdraient rien pour attendre.

Dans l’après-midi du vingtième jour après son départ le Marie-Céleste était par le travers des îles Açores. La mer était calme comme une nappe de cristal et elle n’avait pas cessé de l’être depuis le commencement du voyage. On espérait toucher à Gibraltar en moins de six jours.

Cette après-midi là Longpré qui était de vigie, signala une voile.

— Dans quelle direction navigue-t-elle ? demanda le capitaine.

— Elle est encore trop loin pour distinguer, capitaine, cependant je crois reconnaître un formidable trois-mâts sinon un quatre.

Ces trois dernières paroles passées inaperçues pour les Canadiens du Marie-Céleste furent vivement remarquées par les autres matelots et surtout par Riberda.

Cette voile devait être le Solitaire.

Les complices du pirate se regardèrent.

— Enfin, se dit Riberda et il s’approcha du bastingage du tribord mais il ne put rien distinguer.

Une demi-heure après, le matelot de quart monta de nouveau sur la hune du grand mât. Quand il descendit Riberda se porta à sa rencontre et dit :

— Eh bien ?

— Quoi ? eh bien, demanda Longpré, qui ne comprenait rien à cette interrogation.

— Ce navire que vous avez vu tantôt, le voit-on encore.

— Si, il navigue sud-sud-ouest.

Ce soir là à la réunion ordinaire sous le gaillard d’avant, le pirate semblait préoccupé et sortait fréquemment sur le pont pour interroger les ténèbres et prêter l’oreille au moindre bruit.

Ayant tiré Vogt à part, il lui demanda :

— Qui veille cette nuit ?

— Morin…

— Ah !… Qui tient la barre !…

— Hochfolden.

— Bon, nous aurons plus de chance de ce côté là… Je crois que nous allons agir cette nuit… Le navire en vue est le Solitaire.

Avant de se retirer pour la nuit le capitaine Turcotte remarqua fort à propos que le navire qu’on avait signalé tantôt avait changé de direction puisqu’on ne voyait pas ses feux.

Quand tout fut plongé dans le silence et le sommeil, Matson qui s’était jeté sur sa couche, en ayant soin de ne pas s’endormir, se leva sur la pointe des pieds et marcha jusqu’à la couche de Saint-Amour. Ce dernier par ses ronflements indiquait l’état de sommeil où il se trouvait.

Ensuite le pirate alla vers Auger, toujours à pas de loup, il dormait lui aussi.

Matson se rend près de Geubb et lui dit en le poussant par le bras :

— C’est le temps, lève-toi tranquillement et vas avertir Vogt.

Alors il ouvrit la bouteille de narcotique remise à lui par le capitaine Buscapié, et en ayant imbibé deux mouchoirs les mit sous le nez des deux Canadiens. Et pour que l’effet en fut plus certain il ferma toutes les ouvertures de la cabine.

En ce moment il rencontra Geubb et Vogt qui lui apprirent qu’ils avaient fait la même chose pour le Canadien couché dans l’autre cabine, et que ce narcotique était tellement fort qu’eux mêmes avaient failli tomber à la renverse en le respirant.

Restaient le capitaine et le matelot de quart. La lutte fut courte entr’eux et les traîtres.

— Occupons nous d’abord du capitaine, fit le pirate avec un sang-froid qui montrait qu’il était habitué à ce genre d’ouvrage. Ne bougez pas d’ici vous autres, attendez moi…

Et Jos Matson, cet homme souple malgré ses quarante-cinq ans et les misères qu’il avait endurées, partit avec l’agilité d’un jeune sauvage qui veut surprendre son ennemi.

Paul Turcotte donnait… Matson écouta par la porte entrouverte de la cabine… Le capitaine dormait bien… Alors l’émissaire de Buscapié fit pour lui ce qu’il avait fait pour les autres.

Les traîtres se ruèrent ensuite sur Morin qui était de quart, le bâillonnèrent et le laissèrent étendu sur le gaillard d’avant.

Cette trahison s’était faite rapidement, avec ordre et sans effusion de sang.

Matson alias Riberda poussa un soupir de contentement.

— Ne vous éloignez pas encore des cabines, dit-il.

Il monta sur la plus haute hune du grand mât et fit tournoyer une lanterne autour de son bras, de manière à décrire un cercle.

C’était le signal convenu.

Aussitôt on eut dit qu’un navire surgissait de l’eau à un mille de là. Des lumières apparurent les unes après les autres et les traîtres du Marie-Céleste distinguèrent la coque d’un navire colossal qui lofait.

Bâbord la barre ! commanda Matson en descendant du mât en souriant et en prenant le commandement du brick.

Bâbord la barre ! répéta Vogt, qui fit signe à Hochfolden, devenu le timonier.

— Voilà, vous ai-je trompé mes amis ? continua l’émissaire de Buscapié.

Les matelots regardaient avec un ébahissement mêlé de crainte ce vaisseau formidable qui venait en ligne droite sur le Marie-Céleste. Si l’on allait leur faire un mauvais parti. Ils craignaient presque. Aussi tout se prêtait à la crainte. La nuit était silencieuse et noire. Pas une étoile dans le ciel mais de gros nuages qui moutonnaient sans interruption, poussés par un fort vent nord’est.

Les deux navires venaient de coller leurs flancs l’un à l’autre.

— Tout est-il correct ? demanda une voix venant du Solitaire.

All right ! répondit Matson en se servant de ses mains en guise de porte-voix.

En même temps des matelots lancèrent un câble qui vint tomber sur le Marie-Céleste et que Vogt enroula sur un cabestan.

Un petit homme du corsaire enjamba les deux bastingages d’un mouvement alerte. C’était le capitaine Buscapié.

Il était excité et demanda à son associé, en lui serrant la main sans lui dire bonsoir.

— Où sont-ils tous ?

— Sept dorment ; voilà les autres, répondit Matson.

— Et la femme ?

— Dans sa cabine…

— Le narcotique ?

— Il a agi…

— C’est bien, agissons nous aussi.

Buscapié poussa un cri de rage quand madame Alvirez à demi évanouie fut amenée sur le pont. Il venait de reconnaître en elle une autre femme que celle qu’il espérait revoir.

Il fit un pas vers Matson et lui cria en le menaçant de la crosse de son revolver !

— Tu t’es trompé, misérable ! ce n’est pas elle !…

Matson recula en faisant un geste de défense.

— Comment ? pas elle ? demanda-t-il.

— Non ! Non !

— Vous m’avez dit, capitaine Buscapié : « Quelque soient les circonstances, il me faut cette femme qui est à bord du Marie-Céleste. Vous l’avez…

— Oui… oui, je l’ai, mais je la prenais pour une autre.

— Ah !

— Ah oui, c’est toujours comme cela…

Il se promena longtemps sans pouvoir maîtriser son extrême colère.

— Prenez cette femme et cet enfant, dit-il à ses gens, et transportez-les à mon bord. Prenez ce capitaine, prenez tous ceux qui dorment dans les cabines, mettez-les dans cette vieille chaloupe et qu’on n’en entende plus parler.

Cet ordre cruel et sans réplique effraya les traîtres du Marie-Céleste.

Geubb murmura :

— Il y va carrément le maître !

Ils étaient encore debout sur le pont attendant l’invitation de passer sur le corsaire.

Buscapié leur dit pendant qu’on exécutait son ordre :

— Passez de ce côté.

Les traîtres ne se le firent pas dire deux fois et passèrent sous le pavillon pirate, laissant sans regret le pavillon américain qu’ils avaient trahi, ainsi qu’un capitaine et des camarades à qui ils n’avaient rien à reprocher.

Cependant Hochfolden se sentit mal à l’aise quand il vit madame Alvirez évanouie, près d’elle son jeune enfant qui criait, le capitaine Turcotte et ses quatre matelots, tous sous l’effet du narcotique, ignorant le malheur qui les frappait.

Et pendant ce temps-là on mettait une chaloupe à la mer.

Pour se distraire il pénétra dans l’intérieur du Solitaire. Mais il sentit un froid dans le dos en voyant des coutelas nus qui tapissaient les cabines.

Hochfolden revint sur le pont et regarda à bâbord : une chaloupe remplie de personnes endormies allait à la dérive ; à tribord le Marie-Céleste abandonné tournait sur lui même.

Il entendit le capitaine du Solitaire murmurer :

— Tant mieux, Jeanne Duval n’est pas mariée… Et je n’ai plus à craindre Paul Turcotte, la côte la plus voisine est à deux cents lieues !…