Les mystères de Montréal/1/19

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 195-204).

CHAPITRE XIX

la chasse à l’homme.


Le soir de cette journée, un homme vêtu à la manière des paysans riches, longeait la rue du Bord-de-l’eau à Montréal.

Il paraissait fatigué et ses habits étaient couverts de poussière, cependant il marchait d’un pas égal et ne s’arrêtait qu’à de rares intervalles pour regarder à la lueur vacillante des réverbères le nom des rues qu’il traversait.

Arrivé à la hauteur de l’église Bonsecours, il tourna à gauche pour monter sur la rue Saint-Paul et se dirigea vers l’est.

Il ne marcha pas longtemps avant d’arriver en face d’une immense bâtisse de pierre sombre, flanquée de tourelles avec des fenêtres comme des trous de meurtrière. Une porte cochère percée d’un guichet et surmontée d’un fanal en indiquait l’entrée principale.

Le piéton traversa la rue et avant qu’il eût le temps de frapper, une voix cria en même temps que le guichet s’ouvrit.

— Qui va ?

— Je voudrais voir le colonel Gore, répondit le piéton.

— Gore le colonel… vous voulez voir le colonel Gore… Vous êtes un mauvais plaisant. Continuez votre chemin ou je vous garde à coucher.

— J’ai affaire au colonel Gore, et je veux le voir à l’instant, il n’y a pas de plaisanterie dans ça.

— Alors, allez en Angleterre, Gore est là depuis six mois.

— Dans ce cas, je veux voir son successeur.

— À cette heure, impossible.

— Même pour une affaire importante ?

— Pour quoi que ce soit. Il est vingt-cinq minutes trop tard.

— Pourtant il faut absolument que je le vois ce soir, demain il ne sera plus temps ; allez donc lui dire cela.

Le gardien fit rouler la lourde porte sur ses gonds et pendant que le piéton entrait dans la loge, il traversa la cour et disparut dans les ténèbres.

Il ne fut pas longtemps sans revenir et alors il dit à l’étranger.

— Vous allez le voir, suivez-moi.

Le colonel Flynn avait succédé à Gore comme colonel du 33eme bataillon. Il habitait avec sa famille un magnifique cottage qui était séparé de la caserne par un jardin de plusieurs dizaines de pieds. Un peloton de soldats montait continuellement la garde autour de sa résidence.

Le gardien donna le mot d’ordre et les deux hommes pénétrèrent dans le cottage. Ils passèrent dans un corridor richement éclairé et arrivèrent dans un boudoir, le paysan attendit seul. Aussitôt un militaire en petite tenue entra.

En voyant qu’il avait affaire à un paysan, il prit une figure de circonstance et dit en mauvais français.

— Vous avez fait mander le colonel Flynn ?

— J’ignore si c’est le colonel Flynn que j’ai fait mander, dans tous les cas c’est le successeur du colonel Gore.

— C’est moi, mais à neuf heures et demie, c’est trop tard.

— Je le sais, cependant comme je connaissais le colonel Gore — nous avons fait des affaires ensemble en 1837, vous savez — j’ai cru que je ferais suspendre la règle, car je suis chargé d’une mission si importante que je ne saurais souffrir aucun retard.

— Quel est votre nom et d’où venez-vous ! demanda le militaire.

— Je suis de Saint Denis, et je m’appelle Gagnon.

— Saint-Denis, balbutia le militaire, diable j’ai déjà entendu parler de ce village… Et vous êtes certain de ne pouvoir attendre à demain ?

— Très certain, tenez voilà la chose en deux mots.

En prononçant ces paroles le traître de Saint-Denis présenta une chaise à Flynn et tous deux s’assirent.

— Le gouverneur a signé un décret d’amnistie partielle en faveur des exilés de 1837-38, continua-t-il, mais ceux qui étaient les chefs du mouvement ne sont pas compris dans ce décret. Eh bien, le chef Paul Turcotte, celui qui a soulevé les jeunes gens des paroisses du Richelieu, est à Saint-Denis depuis ce matin où il se rit des autorités.

— Ouida, ce Turcotte a-t-il un dossier pour la peine ?

— Il a commandé à toutes les batailles de 37-38 ; il a tué plusieurs de vos officiers entr’autre le capitaine Harry Smith ; et Lord Gosford a offert cent louis pour sa capture. On l’a pris deux fois ; mais il s’est évadé deux fois.

— Vous pouvez nous livrer cet homme ?

— Donnez-moi six bons cavaliers, et demain, il sera votre prisonnier.

— Vraiment ?

— Je vous le promets.

— Vous êtes donc bien certain.

— Oui si vos hommes me secondent.

— Quand voulez vous les avoir ?

— Immédiatement.

— À cette heure de la nuit ?

— Turcotte est un lion qu’il faut prendre au lit, autrement c’est difficile. D’autant plus que les gens de la paroisse l’aiment et seraient prêts à le défendre.

— Se rendre à Saint-Denis par une nuit obscure et avec des chemins affreux, cela me semble impossible.

— Cela ne l’est point, colonel.

Le militaire se leva et demanda au paysan en regardant l’heure :

— Avez-vous quelqu’un ici qui vous connaisse ; qui puisse me garantir votre bonne foi ?

— Il y avait le colonel Gore. Je lui ai été d’un grand secours dans l’automne de 1837, quand il guerroyait sur les bords du Richelieu.

— Y en a-t-il d’autres qui vous connaissent ?

— Il y a bien le lieutenant Field et les soldats Hooper et Ward qui faisaient partie du régiment de Gore.

Flynn demanda alors à cet homme, qui lui inspirait un profond dédain, en livrant ainsi son co-villageois.

— Pourquoi donc dénoncez vous cet individu ?

— Il est un sujet de discorde pour la paroisse.

— Ah oui, une petite vengeance n’est-ce pas ? je connais cela… dit le militaire en tapant sur l’épaule du dénonciateur.

Vingt minutes après, huit cavaliers armés jusqu’aux dents et sous les ordres du lieutenant Field, ayant à leur tête Charles Gagnon débarquèrent à Longueil et partirent ventre à terre dans la direction de Saint-Denis.

Devançons les chez madame Duval.

Durant toute la journée la maison avait été remplie de curieux venus de toutes les concessions du haut et du bas de la paroisse pour serrer la main au revenant.

Ce fut seulement le soir vers onze heures après le départ des étrangers qu’on put passer dans le salon — pour causer en famille — dans ce salon qui remplaçait celui où trois ans auparavant s’étaient faites les fiançailles.

Les personnes étaient les mêmes — cependant il en manquait une — mais elles étaient bien changés.

À commencer par Jeanne, son air souriant avait fait place à la mélancolie ; ses cheveux autrefois flottant sur ses épaules sont maintenant nattés ; une robe noire et longue remplace son costume de fillette.

Au lieu d’une moustache c’est une barbe bien nourrie qui orne à présent la figure halée de Paul Turcotte ; il a laissé son habit d’étoffe du pays et ses bottes tannées pour un habit bleu marin et des souliers français.

Madame Duval a vieilli de quatre ans mais on dirait de beaucoup plus : elle a changé dans le cachot de son mari tant de cheveux noirs contre des fils argentés !

Marie était maintenant grande fille, et bonne à marier, intelligente et gracieuse avec ses dix neuf ans.

Albert avait atteint sa dix septième année. Il vengera son père en s’attachant à la cause qui le fit orphelin.

— Cette journée d’aujourd’hui m’apparaît comme un songe, dit Jeanne en s’asseyant au côté de sa sœur, il me semble qu’il n’y a rien de réel :

— Elle est en effet assez extraordinaire, reprit Paul.

— Tant de choses mises au jour à la fois, fit madame Duval en hochant la tête, comme Dieu est bon d’avoir laissé vivre un homme comme le jeune Gagnon. Et Antoine Martel donc : qui eut soupçonné cela…

— Il s’est déjà fait justice, le pauvre garçon ; on vient de trouver sur le quai ses habits et son chapeau.

— C’est triste pour les parents, eux si respectables.

— Quand aux deux jeunes gens, ils étaient de franches canailles, Charles surtout, il aura une triste fin lui aussi qui est parti avec la malédiction de son père.

Ce n’était pas une conversation qu’on tenait. Chacun exprimait à haute voix ses impressions sur les événements de la journée.

Jeanne dans l’inquiétude à la vue de ces scènes demanda :

— Savez-vous de quel côté Charles s’est dirigé ?

Son frère lui répondit :

— Il a été vu à cheval sur la route de Saint-Antoine.

— La bourse qu’il a volée doit contenir beaucoup ?

— Trois cents piastres au moins, à ce qu’on dit. Cette somme devait servir à rencontrer un paiement la semaine prochaine.

— Dans ce cas-là, nous en serons débarrassés pour longtemps, fit madame Duval. Nul doute qu’il se rend à Montréal.

— Pour me dénoncer, ajouta le proscrit en riant.

— Que comptes-tu faire ? lui demanda alors sa fiancée.

— Puisque je ne suis pas amnistié, Jeanne, je n’ai qu’une chose à faire, regagner mon navire dès demain matin — on ne viendra pas m’arrêter cette nuit absolument — J’attendrai le décret d’amnistie générale, alors je reviendrai pour ne plus te quitter. Vaut mieux agir ainsi que de s’exposer à une peine dont le dénouement serait peut-être fatal.

La jeune fille fut affectée de voir que son fiancé s’éloignait encore. On renouvela les fiançailles de 37 après quoi Paul raconta en détail les années de son exil comment il s’était engagé sous le père du capitaine Harry Smith ; comment il avait échappé au naufrage du Great-America ; comment il avait supporté la terrible épreuve du silence de sa fiancée, les idées noires qui l’avaient assailli et la joie qu’il avait ressenti en croyant que l’amnistie était générale.

De son côté Jeanne raconta les ruses incroyables dont Charles Gagnon s’était servi dans ses amours comment elle n’avait jamais oublié complètement son premier fiancé, et le bonheur qu’elle éprouvait de voir les projets de l’infâme traître déjoués à temps.

Il se faisait tard quand le patriote termina son récit et chacun se retira dans sa chambre pour essayer de dormir — après des émotions aussi fortes le sommeil ne vient pas facilement —. Le proscrit était devenu l’hôte d’Albert, d’ailleurs on le regardait comme faisant partie de la famille.

Le jour pointait à l’horizon quand les soldats de Montréal passèrent devant l’église de Saint-Denis. À cette heure matinale tout était plongé dans le sommeil.

Cependant au bruit du piaffement des chevaux, un habitant muni d’un fanal apparut sur le chemin du roi. Il salua les militaires selon l’usage du pays et dit à Gagnon.

— Paul Turcotte est chez la veuve… il est au lit depuis deux heures… du succès.

Guillet s’était entendu avec le traître de 1837 pour livrer le patriote.

Les soldats arrivèrent sans encombre à un arpent de la résidence de la veuve Duval. Ils mirent leurs montures au pas, et le traître qui tenait les devants dit en montrant une maison entourée d’arbres.

— Nous voici rendus ; c’est là que l’oiseau se cache. Le chef de la petite troupe qui marchait à l’arrière s’avança et les autres cavaliers firent cercle.

— Un homme à chaque coin de la maison, leur dit-il, Walker et Gould vont entrer avec moi. Sam, tu tiendras nos chevaux.

— Il faut le ramener mort ou vif, dit Charles.

— Mort ou vif ! répétèrent les soldats.

Chacun ayant pris son poste, Field descendit de selle et frappa à la porte.

Le jeune Duval vint ouvrir. Le lieutenant fonça dans l’intérieur sans prononcer un mot. Albert devina le motif de cette visite. Au lieu de se laisser intimider il envisagea les militaires et leur demanda ce qu’ils voulaient.

Ceux-ci ne répondaient pas mais cherchaient à pénétrer du regard les chambres dont les portes étaient entrouvertes.

Field dit enfin :

— Vous n’êtes pas seul ici, je suppose, jeune homme.

Albert répondit sur un ton très élevé afin d’être entendu du proscrit.

— Non je ne suis pas seul, des maisons comme la notre sont faites pour plusieurs.

— Elle est grande en effet votre maison pour cacher les criminels.

— Pour cacher les criminels, fit Albert toujours très fort, dites donc de suite ce que vous voulez.

— Et vous, dites de suite dans quelle chambre est Paul Turcotte le chef patriote.

— Dans quelle chambre est Paul Tur…

À ce point de la conversation, on entendit deux détonations au dehors. Les militaires se retournèrent. Jeanne qui écoutait tout se précipita dans la chambre de son fiancé. Il n’y était plus et le châssis était ouvert.

Elle poussa un cri et s’évanouit dans les bras de sa sœur.