Les mystères de Montréal/1/04

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 40-45).

CHAPITRE IV

les fiançailles.


Le lendemain de la bataille le lieutenant de Duval était harassé de fatigue et bien qu’il se fut levé plus tard que d’habitude, la journée lui parut longue. Il avait hâte d’être rendu au soir pour aller voir celle qui l’avait préféré au jeune marchand.

L’image de Jeanne était sans cesse présente à son imagination ; il ne pouvait oublier cette jeune fille avec son air bon.

L’après-midi arriva et l’horloge du patriote marquait six heures, quand après avoir jeté un dernier coup d’oeil à sa toilette, il sortit pour se rendre chez le notaire Duval.

C’était alors la coutume de commencer la veillée à bonne heure, comme nous l’avons vu à celle de François Bourdages. Sans doute que ce n’est plus comme cela à Saint-Denis. Ce village par sa proximité de la ville et ses moyens faciles de communication voit disparaître d’année en année ses vieilles coutumes pour en revêtir d’autres plus en rapport avec le progrès opéré dans le pays.

Mais dans les paroisses en allant vers Québec, dans cette petite Bretagne, où l’on conserve pieusement tout ce qui est français, on trouve encore cette coutume d’une époque reculée de la colonie.

Dans cette partie du pays, si vous arrivez dans une maison après sept heures pour veiller, vous serez chanceux, si par une piquante allusion, on ne vous traite pas de loup-garou.

Un cotillon se danse à n’importe quelle heure et dans l’après-midi il y a autant de charme dans le jeu Recule toi de la qu’il y en a le soir.

Paul Turcotte arriva donc à bonne heure chez le notaire.

Jeanne le vit venir et alla lui ouvrir la porte elle-même. Ce soir il ne venait pas comme patriote mais comme cavalier ; elle le comprit et le fit entrer au salon.

— Je te félicite qu’on ne soit pas venu m’annoncer ta mort, comme ton patriotisme me le faisait craindre, dit la jeune fille après lui avoir souhaité le bonjour.

— Dieu merci, répondit le patriote, aucune balle lancée hier par les Habits-Rouges ne m’était destinée. Pourtant quel danger nous avons couru tous ensemble !

Les deux amoureux passèrent la soirée dans un tête-à-tête charmant. Sans doute qu’ils avancèrent beaucoup leurs amours, car avant de prendre son chapeau pour retourner chez lui le patriote demanda à Jeanne Duval :

— Pourquoi ne pas nous jurer ce soir un amour éternel ? Nous traversons une période dangereuse pour les Canadiens-français. Qui sait s’ils ne sont pas appelés à jouer le rôle des Acadiens d’autrefois ?… Nous avons des Lawrence et des Moncton à la tête du pays. Peut-être que le jour est proche où l’on verra se répéter sur les rives du Richelieu les scènes du bassin des Mines…

— Je t’en prie, n’attriste pas cette soirée en rêvant un avenir si sombre. Les Acadiens ont souffert mais à présent les gouverneurs anglais sont plus humains, répondit Jeanne. D’ailleurs les vainqueurs sont les patriotes, et le gouvernement sera forcé de faire droits à leurs justes réclamations.

— Il serait à désirer que les événements tournassent ainsi : je crains cependant que le fanatisme de certains hommes les fassent tourner autrement.

Le lieutenant de Duval était redevenu pensif comme à la veille de la bataille.

— Avant longtemps, continua-t-il, nous serons peut-être séparés par les hasards de cette guerre… qui sait ? Mon Dieu ! Jurons-nous donc amour et fidélité… Cela nous donnera du courage dans les épreuves. Si tu veux, Jeanne, nous allons consulter tes parents là-dessus. Quant à mon père à moi, il est consentant. Je lui en ai parlé assez souvent pour le savoir.

Jeanne répondit au patriote qu’elle serait heureuse de devenir sa fiancée et qu’elle espérait bien que ses parents n’y mettraient pas d’empêchements.

Pendant que les jeunes gens se faisaient l’amour dans le salon, le notaire Duval et sa femme étaient assis dans la salle, auprès de l’âtre où la bûche d’érable faisait entendre ses pétillements.

Matthieu Duval lisait les journaux apportés par le courrier du soir. On discutait longuement les événements politiques du jour. Les feuilles canadiennes-françaises regardaient comme un bon augure la victoire remportée par les patriotes de Saint-Denis ; les feuilles tories pensaient le contraire.

Madame Duval, tout en jetant un coup d’oeil aux amoureux, tricotait une paire de bas.

Lorsque dix heures sonnèrent, s’étant approchée de son mari, elle lui dit :

— Paul Turcotte n’a pas l’habitude de veiller si tard, il doit se passer quelque chose d’intéressant entre les jeunes. Je ne serais pas surprise si nous avions des noces à Noël.

— Oui, et les voilà qui viennent faire la demande, reprit le notaire en voulant narguer sa femme qui voyait souvent des mariages là où il n’y avait que des amourettes.

Cette fois, pourtant, elle ne se trompait point. Paul et Jeanne s’avançaient dans le bureau du notaire.

Le jeune patriote dit simplement :

— Je suis en âge de me marier, monsieur Duval, je suis capable de faire vivre une femme et je pense depuis assez longtemps à devenir votre gendre… Qu’en dites-vous ?

Ah ! mon garçon, si Jeanne est consentante, vous pouvez commencer à publier dès dimanche, si vous voulez.

Ces paroles dites sur un ton jovial montraient la joie qu’éprouvait le notaire de voir sa fille demandée en mariage par un si brave garçon.

— Les jeunes gens de Saint-Denis, continua-t-il se battaient hier comme des enragés, et aujourd’hui ils content fleurette… Cherchez ce qu’ils feront demain.

Paul et Jeanne se jurèrent alors fidélité.

Matthieu Duval décacheta, en cette occasion, une bouteille de son vin vieux qu’on vida à la santé des fiancés dans une petite réunion de famille qui termina la soirée.

Ainsi se firent les fiançailles de Paul Turcotte et de Jeanne Duval.

Après le départ de son lieutenant, le notaire se remit à lire les journaux. Tout-à-coup, on le vit grincer des dents ; ses yeux venaient de tomber sur la proclamation suivante :


Aux Habitants du Bas-Canada


Avis est par la présente donné que le gouvernement de Sa Majesté la Reine Victoria, en Canada, offre £500 pour la capture des personnes qui ont causé des troubles à Saint-Denis de Richelieu, en soulevant les paysans contre les représentants de Sa Majesté dans la colonie ;

À celui ou ceux qui livreront aux autorités coloniales le nommé Matthieu Duval, notaire et colonel du trente-quatrième bataillon de Sa Majesté, résidant à Saint-Denis et reconnu comme chef des rebelles, sera accordé la somme de £200 ;

À celui ou ceux qui livreront aux autorités coloniales le nommé Wolfred Nelson, médecin, résidant à Saint-Denis, reconnu comme un des chefs des rebelles, sera accordé la somme de £100 ;

À celui ou ceux qui livreront aux autorités coloniales le nommé Paul Turcotte, cultivateur, résidant à Saint-Denis, et reconnu comme ayant enrôlé plus de cent jeunes gens, sera accordé la somme de £100 ;

À celui ou ceux qui livreront aux autorités coloniales aucune autre personne ayant pris les armes contre les représentants de Sa Majesté, dans la journée du 23 novembre 1837, sera accordé la somme de £5 jusqu’à épuisement des £500.

(Signé) GOSFORD,
Gouverneur du Canada.
Hôtel des Gouverneurs

Montréal, ce 24 novembre 1837.


Le notaire laissa tomber son journal.

— Ils ont été vifs à lancer la proclamation, murmura-t-il… C’est là une mauvaise affaire… Si Paul Turcotte ne laisse pas le pays, c’est l’échafaud qui l’attend… Je cours l’avertir ainsi que les autres… Peut-être qu’ils n’ont pas vu cela… Ah ! Si Jeanne savait que la tête de son fiancé est mise à prix !…

Et sans songer au danger qu’il courait lui-même, le notaire Duval sortit pour aller avertir les patriotes.