Les misères des enfants trouvés (Sue)/IV/XIII

Administration de librairie (4p. 175-187).

CHAPITRE XIII.

Lettre du prince de Montbar à M. Pierre. — Suite du journal de Martin. — Départ du prince.

« 19 juin 18…

« Il m’a fallu jeter un regard ferme sur le passé avant de vous écrire cette lettre, ami cher et inconnu, en qui j’ai toujours trouvé les conseils d’une âme forte, généreuse et élevée.

« J’ai besoin de vous rappeler en peu de mots les principaux événements de ces quatre mois écoulés… comme un jour.

« Quand on espère, la vie va si vite !

« Lors de ma première entrevue avec ma femme (entrevue qui a suivi notre rencontre pendant cette nuit étrange), je l’ai trouvée, je vous l’ai dit, aussi sincère que remplie de tact, de dignité.

« Si grande que fût sa reconnaissance envers moi. (Envers moi… tandis que c’est vous… vous seul, qui avez droit à ce sentiment !… Je vous assure, du moins, mon ami, et cela presque avec orgueil, que j’ai toujours ressenti une secrète honte lorsque j’entendais Régina me parler de ce qu’elle me devait)… si grande que fût donc sa reconnaissance envers moi, lors de cette première entrevue, Madame de Montbar ne s’est engagée à rien… elle ne m’a rien promis… me disant que dans deux jours elle me rendrait une réponse définitive ; c’était tout simple, elle voulait voir Just et se consulter avec lui.

« Je ne vous ai pas caché, mon ami, combien j’ai été touché de la loyale détermination de M. Just Clément… Son départ a-t-il été arrêté de concert avec Régina ? s’est-il, au contraire, résigné à partir sans l’avertir ? Je ne l’ai jamais su, je ne m’en suis jamais informé. À quoi bon ?

« Seulement je suis certain… parce que Mme de Montbar me l’a dit, que, depuis quatre mois, une seule fois ils se sont écrit…

« Lorsque j’ai revu ma femme pour lui demander ce qu’elle avait décidé, elle m’a répondu simplement ces mots, que je crois entendre encore :

« — L’essai que vous voulez tenter, Georges, réussira-t-il ? je l’ignore… Si je devais juger d’après ce que je ressens à cette heure… je vous dirais franchement que votre tentative sera inutile… Mais qui peut répondre de l’avenir ?… Je suis maintenant sous l’empire d’un amour profond… exalté… dont je n’ai pas à rougir devant vous, parce qu’il a toujours été pur ; autrement l’essai que vous vous voulez tenter eût été pour vous et pour moi révoltant d’indignité… Je n’ai donc aucun parti pris, Georges. Je vous le répète, si je m’en crois à ce moment, l’amour que j’éprouve doit être éternel… Mais en admettant que, par je ne sais quel prodige, vous parveniez à rallumer dans mon cœur cette tendre affection dont je vous ai donné tant de preuves… je conserverai toujours un doux souvenir d’une liaison aussi élevée qu’elle m’a été chère… et je reviendrai vers vous pour toujours, cette fois… Car vous savez si, avec mon caractère… les bonheurs légitimes me sont précieux… Faites donc que je vous aime encore, Georges, et si vous accomplissez ce miracle… je vous chérirai doublement de m’avoir, par l’amour, ramenée à des devoirs que j’ai méconnus par votre faute.

« Telles ont été les premières paroles de Régina.

« Le véritable amour a en lui une foi si profonde, qu’entendant ma femme me tenir ce langage… je n’ai pas douté de l’avenir.

« Cependant, mon ami, je vous ai dit avec quelle réflexion, avec quelle prudence je me suis tracé la marche que j’avais à suivre.

« Un empressement trop tendre aurait choqué, blessé peut-être le cœur de Régina, son amour pour Just devant être d’autant plus ombrageux, d’autant plus en éveil, qu’elle redoutait peut-être de le voir s’affaiblir ; aussi, afin d’endormir ses défiances, je m’étais d’abord montré avec elle plutôt en ami, en frère… qu’en amant.

« J’avais aussi parfaitement compris que, pour ramener son cœur, il fallait autre chose que des protestations d’amour… Convaincre d’un sentiment sincère… rien de plus facile ; mais pour le faire partager !!! que de soins… que d’efforts !

« Ainsi, avant tout, J’ai voulu que ma vie fût aussi dignement occupée qu’elle avait été jusqu’alors oisive et inutile… Cette idée féconde que vous m’avez donnée, mon ami, d’utiliser ma passion de contrastes en m’aventurant encore dans d’horribles lieux, non plus par un sentiment de curiosité stérile, dépravée… mais dans un but profitable… cette idée, je l’ai mise en pratique. Je vous ai souvent écrit l’intérêt saisissant et souvent bien doux pour mon cœur, que j’avais trouvé dans ces excursions ainsi dirigées.

« Je n’oublierai jamais la surprise, l’attendrissement de Madame de Montbar, lorsque je lui ai raconté mon premier succès en ce genre, Avec quelle chaleureuse conviction elle m’a loué :

« — C’est beau… c’est bien, — m’a-t-elle dit d’une voix pénétrée. — Vous voilà digne de votre nom, de votre rang. »

« Les yeux de Régina brillaient ; son visage, toujours si pâle depuis un mois, s’était légèrement coloré ; il m’a semblé qu’en s’arrêtant sur moi, son regard perdait un peu de son amicale et froide placidité.

« Alors, je lui ai dit d’une voix presque timide :

« — Vous êtes contente, Régina ?

« — Oh ! oui… contente et bien heureuse… pour vous…

« — Alors, — ai-je ajouté en hésitant, de crainte d’aller trop vite, — alors, votre main.

« — Oh ! de grand cœur ! — m’a-t-elle répondu avec un mouvement rempli de cordialité.

« Cela m’a semblé une faveur inespérée.

« J’ai pris cette main presque en tremblant… cette main charmante que je couvrais autrefois d’ardents baisers… et je me suis hasardé à la serrer…

« Régina a répondu franchement à mon étreinte… Mais dès que j’ai voulu conserver sa main un instant dans la mienne, je l’ai sentie, pour ainsi dire, se refroidir… se glacer…

« J’ai regardé ma femme… elle a baissé les yeux ; son visage, d’abord doucement épanoui, est redevenu triste.

« J’ai compris…

« C’était de l’estime, une vive sympathie qu’elle m’avait voulu témoigner… voilà tout.

« Alors je lui ai dit, avec une résignation dont elle m’a paru touchée :

« — Rien… encore, Régina ? n’est-ce pas ?

« — Rien… — m’a-t-elle répondu.

« Et deux larmes ont coulé sur ses joues.

« Ce coup a été affreux pour moi… je m’étais trop hâté ; j’avais réveillé ses défiances, qui peut-être commençaient de s’assoupir… L’œuvre de tout un mois était perdue… œuvre de patience, de résignation, de contrainte si difficile, si douloureuse !

« Alors, vous le savez, mon ami, j’ai failli désespérer, j’ai failli renoncer à cette tâche, dont seulement alors j’entrevoyais les difficultés terribles, insurmontables… Heureusement, votre austère amitié est venue à mon secours ; cette fois encore j’ai suivi vos conseils.

« — Courage et persévérance, — m’avez-vous écrit. — Non, ce n’est pas là du temps perdu ; vous ne pouviez, au contraire, l’employer plus dignement… Il a été perdu peut-être pour l’amour, mais non pour l’estime et pour la considération où Mme de Montbar doit vous tenir à cette heure, et c’est un grand pas… Non, ce temps n’a pas été non plus perdu pour vous. Les actes utiles, féconds, dont vous pouvez déjà vous glorifier, comparez-les à la stérilité de votre vie passée… Non, ce n’est pas là du temps perdu… et pour finir par une expressive vulgarité : — Si cette première espérance a été déçue, brisée, les morceaux en sont bons. Courage donc et persévérez. »

« Je me suis rendu à vos avis, j’ai persévéré, parce que ma foi en vous était aveugle. En savez-vous la cause ? je vais vous l’avouer.

« Je ne sais quoi me dit qu’il y a… ou qu’il y a eu entre mous une extrême parité de position… je ne vous parle pas de position sociale… cela est tout simple… mais de position de cœur.

« Oui, il plane, pour ainsi dire, au-dessus de tout ce que vous m’écrivez, un sentiment à la fois si noble et si triste, si délicat et si résigné, que je suis certain que vous avez beaucoup aimé, aussi beaucoup souffert.

« De là, je vous le répète, ma foi absolue dans vos avis… j’ai eu raison de l’avoir, car, peu à peu, j’ai espéré de nouveau…

« Je ne sais comment le peu de bien que j’avais commencé de faire s’est ébruité ; puis est venu l’incident de cette espèce de factum, écrit par moi dans un moment de chaleureuse indignation contre une inculpation odieuse dont on accablait une pauvre famille vendéenne, dont le chef s’était jadis dévoué pour mon père ; j’ignore quelles sont vos opinions politiques, mon ami ; mais vous avez approuvé, loué même, les sentiments et les termes de ce factum, parce que, m’avez-vous écrit, la conviction et la loyauté sont partout respectables.

« La pauvre famille vendéenne a été sauvée, et l’on m’a accordé en partie l’honneur de cet acquittement. Ceci avait eu dans notre monde un retentissement exagéré ; cela devait être, je me trouvais classé un peu au-dessus des inutiles et des oisifs, on m’accueillait avec une distinction autre que celle que l’on accorde seulement à la naissance ; les hommes éminents de notre par m’avaient fait, dès cette époque, plusieurs ouvertures des plus flatteuses, et pour mon âge et pour mon peu d’importance réelle. Enfin, nos journaux me signalaient comme un homme d’avenir, pour notre opinion.

« Ces louanges, d’une bienveillance si peu méritée, ne m’aveuglaient pas ; mais elles m’obligeaient à persévérer dans mes bonnes tendances, et elles me prouvaient, du moins, que mes efforts m’étaient généreusement comptés.

« Madame de Montbar s’était aperçue et m’avait aussi loué de ce changement remarquable dans ma position ; les hommes les plus justement considérés l’avaient félicitée sur la voie où j’entrais si glorieusement, disaient-ils. Son père, qui s’était opposé à notre mariage, et m’avait été longtemps hostile, me comblait de preuves d’affection ; que vous dirai-je ?… aimé… comme autrefois je l’avais été de ma femme ou comme j’espérais l’être encore, j’aurais été le plus heureux des hommes…

« Cependant j’osais à peine m’interroger sur les progrès que je pouvais avoir faits dans son cœur…

« Plus de deux mois s’étaient passés depuis cette tentative trop hâtée, que je me suis si longtemps reprochée. Madame de Montbar se montrait pour moi affectueuse, égale ; elle s’intéressait à mes travaux, me conseillait avec sagesse et discernement, tempérait parfois la fougue de mes opinions. Elle me parlait avec intérêt de l’avenir qui m’était réservé ; des espérances que je pouvais concevoir comme représentant de mon opinion, etc.

« Mais malgré le calme, la tranquillité que Régina affectait, je la surprenais souvent triste, rêveuse ; sa santé s’altérait visiblement, et le sourire avec lequel elle accueillait tout ce que je tentais pour lui plaire avait quelque chose de doucement résigné qui souvent me navrait…

« Son père me disait parfois :

« — Vous êtes excellent pour ma fille ; elle est remplie d’affection pour vous ; votre position se dessine, grandit de jour en jour, et pourtant ces pressentiments de père, qui trompent rarement, me disent qu’il y a quelque chose entre vous. »

« J’ai dû rassurer M. de Noirlieu, et j’ai, je crois, en partie réussi.

« Tel était l’état des choses, mon ami, lors de ma dernière lettre.

« Si je vous rappelle ces faits, c’est qu’en vous écrivant aujourd’hui, j’ai eu besoin de me les rappeler à moi-même, afin d’embrasser d’un seul coup d’œil ma position présente et passée.

« Par une de ces idées qui ne peuvent venir qu’aux sots aveuglés par une fatuité stupide ou aux gens désespérés qui, comme moi, se rattachent à la plus folle espérance, ou plutôt se créent à eux-mêmes de folles espérances, je m’imaginai un jour que la préoccupation, que la tristesse de Régina, que l’altération croissante de sa santé étaient causées par l’embarras, par l’espèce de honte qu’elle éprouvait à m’avouer que mon amour, si dédaigné d’abord, regagnait chaque jour dans son cœur la place que j’y avais perdue.

« Selon moi, se joignait à cette transformation des sentiments de Régina une généreuse compassion pour Just, qu’elle me sacrifiait ainsi ; compassion suivie de regrets, de remords même… mais qui cédait au réveil passionné du premier amour de Régina.

« Et puis enfin comme, depuis ma première et malheureuse tentative, je m’étais toujours tenu dans les bornes d’une affection tout amicale envers ma femme, l’occasion de me témoigner du changement de ses sentiments pour moi lui avait manqué, — me disais-je… — De tels aveux en pareille circonstance, et pour elle surtout, étaient toujours d’une délicatesse extrême.

« Ces interprétations de la conduite de Madame de Montbar, une fois admises par moi, je ne trouvai que trop de raisons de les justifier et de persévérer dans ma croyance ; car, vous me l’avez souvent écrit, mon ami, avec votre inflexible droiture, — le mal et le faux, comme le bien et le vrai, ont leur logique irrésistible, fatale.

« Ainsi, les manières affectueuses, mais toujours réservées de Régina, la prudence, la discrétion qu’elle montrait dans le choix même de ses expressions lorsqu’elle me parlait de son estime, de son amitié, de sa reconnaissance ; tout cela, selon moi, n’était de sa part que contrainte, apparence, et, à la première circonstance favorable, la réalité devait m’apparaître.

« Après de longues hésitations… d’instinct sans doute et qui auraient dû m’avertir, je me décidai à savoir mon sort… quel qu’il fût, car, je vous avoue cette lâcheté, je ne me sentais plus la force de supporter davantage mon incertaine et pénible position.

« Depuis peu ma femme m’avait paru plus agitée, plus accablée que de coutume, ce que j’attribuais au temps orageux et pesant de tous ces jours-ci, car elle est devenue d’une extrême susceptibilité nerveuse.

« Hier, j’étais entré dans son salon assez brusquement pour qu’elle m’entendit ; elle ne s’est pourtant pas aperçue de mon arrivée ; m’approchant alors tout près d’elle… j’ai vu son visage baigné de larmes.

« Je lui ai demandé ce qu’elle avait… elle ne m’a pas répondu… je l’ai appelée… même silence, même distraction… enfin, je lui ai pris la main… au bout d’une seconde elle l’a retirée vivement, m’a regardé avec surprise comme si elle se fût éveillée en sursaut et m’a demandé si j’étais là depuis longtemps.

« Ces distractions profondes, ces moments de pénible extase ou d’insensibilité complète où elle est maintenant quelquefois plongée… je me les suis expliqués ou plutôt j’ai cru me les expliquer… comme le reste.

« Elle lutte en vain, — me suis-je dit, — contre le sentiment irrésistible qui la ramène à moi et qu’elle craint de s’avouer à elle-même… de m’avouer à moi…

« Le soir donc, par une assez belle soirée, quoique l’atmosphère fût orageuse et étouffante, nous sommes descendus au jardin.

« J’avais demandé que l’on servît le café dans un petit pavillon rustique situé au fond d’un épais quinconce.

« Lors des premiers… des heureux temps de mon mariage, Régina et moi nous éprouvions un plaisir d’enfants ou d’amoureux à fermer en dedans la porte du jardin, et à rester ainsi seuls des journées entières dans ce pavillon.

« Les souvenirs qui se rattachent à ces jours, les plus beaux de ma vie… sont encore pour moi si présents, si vivants… que, dans le courant d’idées auxquelles je me laissais entraîner, il m’a semblé qu’ils devaient avoir sur ma femme la même influence… et qu’ainsi entourée de tout ce qui devait lui rappeler nos enivrements passés… cet aveu que j’espérais si ardemment, lui viendrait presque malgré elle… du cœur aux lèvres…

« Nous sommes entrés dans ce pavillon… Régina s’est assise sur un divan ; elle était vêtue de blanc… et ne paraissait plus que l’ombre d’elle-même. Elle était si pâle… si pâle… que, dans la demi-obscurité qui commençait d’envahir le pavillon, son doux et beau visage ne se distinguait pas de la blancheur de ses vêtements.

« Notre conversation ayant langui peu à peu, nous étions, presque sans y songer, tombés tous deux dans une rêverie silencieuse depuis plus d’un quart d’heure.

« Régina ne semblait plus s’apercevoir de ma présence… son regard fixe s’attachait sur la cime des grands arbres du jardin, au dessus desquels brillaient déjà quelques étoiles ; son sourire me sembla d’une tristesse, d’une amertume profonde… elle se tenait immobile, à demi pliée sur elle-même, et tenait croisées, sur ses genoux, ses mains toujours charmantes, mais cruellement amaigries…

« À cette heure, mon ami, que mon esprit n’est plus troublé par de mensongères visions, et que je me rappelle réellement la physionomie et l’attitude de Madame de Montbar… je puis à peine comprendre la funeste aberration où je suis tombé, car je me disais :

« Pauvre femme… j’ai tant fait pour elle, qu’elle s’est enfin rendue… Elle n’attend qu’un mot de moi pour me faire un aveu qui à la fois la charme et la tourmente, car cette pâleur, cet abattement, des émotions trop contenues les causent ; elle détourne ses yeux de moi… de crainte peut-être de céder à l’attraction magnétique de mon regard ; son trouble, sa distraction me disent assez qu’elle lutte une dernière fois, mais en vain, contre les pensées d’amour qui l’assiègent de toutes parts ; mais la nuit vient… le silence est profond ; nous sommes seuls… seuls… dans le lieu qui lui rappelle tant de souvenirs… Jamais occasion plus opportune ne se présentera pour amener sur ses lèvres l’aveu qu’elle retient encore…

« Je me suis donc agenouillé aux pieds de ma femme, j’ai pris une de ses mains qu’elle m’a abandonnée sans résistance.

« Cette main, brûlante, amaigrie, je l’ai couverte de baisers passionnés… et elle a répondu par une pression convulsive à mon étreinte…

« — Régina ! — me suis-je écrié avec ivresse, — enfin… tu es revenue à moi… tu es ma Régina d’autrefois… tu m’aimes ?…

« — Oh ! oui… Quoi qu’on fasse… je t’aime toujours, je t’aime plus ardemment que jamais… J’en meurs… de cet amour… mais je ne le dis pas… je ne puis pas le dire… je lui doit tantà lui C’est égal… va… cette mort est douce… mon Just bien-aimé… Je meurs avec ta pensée.

« Un cri déchirant que je poussai involontairement a arraché Madame de Montbar à l’espèce de délire où son esprit s’égarait.

« Elle a paru sortir d’un rêve, a tressailli, s’est redressée brusquement et m’a dit d’un air hagard, en passant ses deux mains sur son front :

« — Est-ce qu’il y a longtemps que nous sommes là… Georges ?

« Les larmes me suffoquaient ; heureusement la nuit était presque venue. Ma femme ne s’est pas aperçue que je pleurais ; je lui ai répondu :

« — Oui… il y a assez longtemps… Mais il se fait tard… Voulez-vous rentrer ?

« — Comme vous voudrez, mon ami, — m’a-t-elle répondu doucement sans remarquer l’altération de ma voix.

 

« J’ai interrompu cette lettre, mon ami ; je souffrais trop pour la continuer.

« Vous savez tout, maintenant… je n’ai qu’un seul parti à prendre… et vous me le conseillerez, j’en suis certain ; c’est de partir demain… de rendre la liberté à Madame de Montbar…

« La malheureuse femme se meurt… et c’est mon aveuglement, c’est ma lâcheté qui la font mourir.

« Demain donc je m’éloignerai.

« Dans l’état où se trouve Madame de Montbar, l’annonce de ce brusque départ lui porterait un coup funeste par l’excès même du bonheur qu’elle ressentirait… je lui écrirai que je fais seulement un voyage de quelques jours ; puis, je lui apprendrai de loin, peu à peu et avec ménagements… la bonne nouvelle.

« Heureusement… Régina sera heureuse ; malgré mes invincibles ressentiments contre… cet homme, j’ai confiance dans les rares qualités de son cœur… je ne doute pas… je n’ai pas le droit de douter qu’il ne soit pour elle ce qu’il doit être.

« Une dernière fois… adieu et merci… mon ami… Oh ! oui, merci, car vos sages et affectueux enseignements ont germé dans mon âme, et si, dans la vie douloureuse à laquelle je suis désormais condamné, quelques consolations me sont réservées… je les devrai à l’apprentissage du bien, à l’habitude des idées généreuses, élevées, utiles, à l’aide desquelles j’avais espéré reconquérir le cœur de cette vaillante et généreuse femme, à jamais perdue pour moi… par ma faute… oui… par ma faute !!

« La leçon est profitable… mais elle est terrible… Si j’avais commencé comme je finis, si, au lieu de perdre ma vie dans une oisiveté dégradante qui m’a pour toujours aliéné le cœur de ma femme, j’avais agi comme j’ai agi depuis, grâce à vos conseils… Régina eût été… serait fière de moi, à cette heure !

« Adieu, mon ami ; réponse à l’instant, quoique je la sache d’avance… Vous ne pouvez me conseiller un autre parti que celui que je prends.

G. de M. »
 

La lecture de la lettre du prince de Montbar m’a fait éprouver un sentiment de profonde commisération pour lui ; mais, en même temps, j’ai songé que sa détermination dans laquelle je devais l’encourager, sauvait peut-être la vie de Régina et assurait à jamais son bonheur et celui de Just.

Ce que le prince venait de me raconter de la touchante et courageuse résignation de Madame de Montbar, sa délicatesse poussée jusqu’à l’héroïsme, en cela que liée à son mari par la reconnaissance, elle n’osait ni réclamer cette liberté qu’il lui avait promise s’il ne parvenait pas à se faire aimer comme par le passé… ni lui dire, la pauvre femme, qu’elle aimait toujours Just Clément, qu’elle l’aimait peut-être plus que jamais, en raison même des tourments que lui causait cet amour ; tout cela… je l’avais pressenti, deviné ou vu.

J’avais rempli comme de coutume mon service auprès de ma maîtresse pendant ces quatre mois, et mon habitude d’observation, jointe à l’espèce de prescience que me donnait mon amour, m’avait initié à presque tous les secrets de ce malheureux cœur si cruellement éprouvé…

Je m’étais, d’ailleurs, résolu, dans le cas où cette situation se fût assez prolongée pour me donner des craintes sérieuses pour la vie de Madame de Montbar, je m’étais résolu d’écrire au prince, sous le nom de M. Pierre, que cette vaine épreuve avait assez duré ; si enfin M. de Montbar ne se fût pas rendu à ces conseils, je me serais décidé à lever les scrupules de Régina en la déliant de la reconnaissance qu’elle croyait devoir à son mari.

Dieu soit loué ! je n’ai pas eu besoin de recourir à ces pénibles extrémités. Régina, Just, M. de Montbar, se sont montrés dignes

les uns des autres.
 

Voici le billet que, ce matin, j’ai reçu du prince en réponse à ma lettre d’hier, dans laquelle je l’engageais à persister dans sa détermination.

« Je n’attendais que votre approbation pour partir, mon ami ; seulement, sans vous consulter, je me suis décidé à un aveu que vous auriez peut-être combattu.

« Je n’ai pas voulu, en m’éloignant, lasser le moindre regret à madame de Montbar au sujet de la reconnaissance qu’elle a cru si longtemps me devoir.

« Dans ma lettre d’adieu, je lui dis que ce n’est pas à moi… mais à un ami inconnu, qu’elle doit la réhabilitation de la mémoire de sa mère. La dernière grâce qui me reste à implorer, — lui ai-je écrit, — c’est de me pardonner d’avoir ainsi abusé d’un sentiment de gratitude auquel je n’avais aucun droit.

« Je n’ai pas en cela cru fallir à la promesse d’honneur que je vous ai faite, mon ami…

« Et d’ailleurs, si j’ai porté une légère atteinte à cette promesse, vous me serez indulgent ; je crois me montrer plus homme d’honneur en agissant ainsi, qu’en observant rigoureusement la lettre de mon engagement envers vous.

« Adieu !… et, malheureusement pour moi, à jamais !… adieu, mon ami ; je ne sais quel avenir m’est réservé… j’ignore ce que je puis espérer du temps, ce morne consolateur… Mais à ce moment où je vous écris, je crois… je sens qu’il n’existe pas au monde un homme plus malheureux que moi…

« La seule pensée dont la douceur amère contraste avec le chaos de ressentiments sombres, déchirants, au milieu desquels je me débats, c’est que Régina a été admirable… sublime jusqu’à la fin.

« Croyez-moi, mon ami, si je me sens impitoyable envers quelqu’un, ce n’est ni envers elle, ni envers Just, aussi digne, aussi généreux qu’elle… c’est envers moi, moi la seule cause de leurs tourments passés… de mes tourments à venir.

« Une dernière fois, adieu, et merci à vous… mon ami… Sans vos conseils, mon sort eût été mille fois plus misérable, car j’aurais haï, méprisé, poussé peut-être au désespoir deux personnes que j’estime, que j’honore, au contraire, au moment de m’éloigner d’elles, certain de les laisser heureuses et sans remords…

« Vous aviez raison… il est une sorte de consolation dans un tel sentiment…

« Du courage… l’heure sonne… C’en est donc fait pour jamais… ô mes espérances !

 

« Mon Dieu… que je souffre !… pitié pour ma faiblesse… Adieu… Plaignez-moi… aimez-moi… Oh ! si dans ce moment terrible… vous vouliez venir à moi… partir avec moi… c’est à genoux… que je vous bénirais ! Votre amitié me serait d’un tel secours !!

« Mais non, c’est impossible, vous ne voudrez pas… je suis fou… pardon de cette demande ; n’avez-vous pas déjà trop fait pour moi !

« Adieu… pour la dernière fois, adieu…

« G. de M. »
 

3 juillet 18…

Tout est accompli.

Depuis le commencement de la semaine passée, M. de Montbar est parti.

Aujourd’hui, Just et Régina se sont revus pour la première fois.

Ma maîtresse était encore bien pâle, bien amaigrie… mais qu’elle était belle, mon Dieu ! qu’elle était belle de bonheur et d’amour !!

 

Ma tâche est finie… loyalement, courageusement finie, je peux le dire avec orgueil.

Maintenant, que ferai-je ?

Désormais, à quoi serai-je bon à la princesse ?

Mais moi ?… cette habitude d’intimité domestique… st douce, si chère à mon cœur, malgré les tourments dont elle est parfois traversée, pourrai-je la rompre ? vivre loin de Régina ?… ne plus la voir, presque à chaque instant du jour ?… m’éloigner… maintenant surtout que la voilà si heureuse ?…

Aurai-je ce courage ? résisterai-Je à cette mélancolique satisfaction de me dire, en voyant le bonheur rayonner sur ses traits et sur ceux de Just :

« À cette félicité… j’ai contribué… Ces épreuves douloureuses, mais nécessaires à la consécration de leur amour qu’elles devaient rendre pur de tout remords, ces épreuves dont tous deux sont si glorieusement sortis, je les ai suggérées dans l’intérêt même de leur tendresse, de sa grandeur et de sa dignité. »

Et c’est à ce moment que je quitterais Régina, après avoir eu si longtemps sous les yeux le spectacle désolant de sa tristesse, de ses malheurs !

Non… non… s’il m’est dû quelque récompense… telle sera la mienne, — la vue de cette félicité — à laquelle j’ai contribué de toutes les forces de mon dévouement ignoré… et qui doit l’être toujours.

Non… d’ici à quelque temps… si elle y consent du moins, je ne quitterai pas Régina…

Et si plus tard… cette douce et dangereuse habitude de vivre près de Madame de Montbar s’est tellement incarnée en moi, que je ne puisse m’y soustraire ; si, s’accoutumant à me regarder comme un de ces bons et fidèles serviteurs dont on ne se sépare plus… la princesse me dit quelque jour :

Martin… vous ne me quitterez jamais, n’est-ce pas ?

Comment la refuser ? Le vœu de mon cœur ne sera que trop d’accord avec sa demande…

Et alors ma vie se passera dans une domesticité stérile, égoïste, sans rien qui la relève… car du moins jusqu’ici cette domesticité m’a permis de rendre à Régina des services que je n’aurais pu lui rendre dans une autre condition sociale. Mais ma tâche est accomplie… Mis au-dessus du besoin par la générosité du docteur Clément, ma vie ne peut-elle… ne doit-elle pas avoir un but plus élevé, plus utile… plus profitable à mes frères en humanité, comme disait mon bienfaiteur ?

Pas de faiblesse ; je consulterai Claude Gérard… Sa mâle et tendre parole me guidera encore une fois.

Qu’il soit béni du moins ; car c’est à lui que j’ai dû d’appliquer à mon humble condition cette maxime si souvent pratiquée et répétée par lui :

Il n’est pas de position, si infime qu’elle soit, où l’homme de cœur ne puisse faire acte de dignité…