Les misères des enfants trouvés (Sue)/III/XXI

Administration de librairie (3p. 257-275).

CHAPITRE XXI.

Vol nocturne. — Mort du cul-de-jatte. — Une bonne place. — Recommandations du docteur à Martin.

Quelques détails de localité sont nécessaires pour l’explication d’un événement qui arriva dans la maison de mon maître, quatre jours après mon entrée chez lui. Sa chambre à coucher, située au premier étage et au-dessus de la mienne, était séparée de son cabinet par un assez long corridor, qui régnait également au rez-de-chaussée, et sur lequel s’ouvrait ma porte ; un escalier, aboutissant au milieu de ce corridor, conduisait au premier étage, et le palier se trouvait absolument en face de la porte du cabinet du docteur ; aussi la communication entre cette pièce et ma chambre était-elle facile et prompte.

Suzon, la vieille servante, couchait à côté de la cuisine, à l’autre extrémité du corridor ; ses fenêtres s’ouvraient sur le jardin.

Le soir, après avoir pris pour le lendemain les ordres de mon maître, je me retirai chez moi, résolu à passer une partie de la nuit à étudier l’allemand ; le docteur avait accueilli avec une extrême bienveillance mon désir de savoir cette langue, m’assurant qu’il était lui-même intéressé à ce que je l’apprisse, car alors, disait-il, je pourrais lui être d’une grande utilité pour sa correspondance avec les savants étrangers. Un professeur était venu, il m’avait déjà donné deux leçons ; et grâce à mon ardent désir de m’instruire, je pouvais déjà continuer d’étudier seul à l’aide de la grammaire.

Je me mis au travail.

La nuit était orageuse, la pluie fouettait mes vitres : dans ce vieux quartier solitaire aucun bruit ne dominait les mugissements du vent, dont la violence agitait parfois les volets intérieurs de ma fenêtre.

Un bon feu brûlait dans ma petite cheminée, je me sentais pour longtemps dans une maison hospitalière et calme. L’étude me charmait, aussi éprouvais-je un bien-être d’autant plus profond que je me plaisais avec une sorte de satisfaction mélancolique à me rappeler mes plus mauvais jours… jours affreux où j’avais si cruellement souffert de la misère, du froid, de la faim, et où, dans mon désespoir, cédant aux obsessions du cul-de-jatte, j’avais effleuré un abîme d’infamie… enfin, souvenir effrayant, cette nuit d’hiver où, trop las de souffrir et me couchant au fond de la cave d’une maison à demi construite, j’attendis la mort que je ne voulais pas me donner.

En comparant mon sort présent à ce sinistre passé, il me montait au cœur comme des bouffées de gratitude et d’attendrissement ineffables ; j’éprouvais un bonheur inouï à songer que, sans les austères enseignements de Claude Gérard, renforcés de mon culte religieux pour Régina, j’aurais failli… comme tant d’autres pauvres abandonnés.

Il devait être environ minuit lorsque, vaincu par le sommeil, je me couchai, après avoir éteint ma lumière et fermé hermétiquement mes rideaux ; je m’endormis pour ainsi dire bercé par le bruit de la tourmente qui mugissait au dehors ; ma dernière pensée fut une pensée de commisération profonde pour ceux-là qui, pendant cette nuit orageuse, se trouvaient sans asile… comme je m’y étais trouvé moi-même.

Je ne sais depuis combien de temps j’étais couché, lorsque je fus éveillé par une sensation de froid très-vif. Je me levai sur mon séant, j’écartai mes rideaux. Le vacillant et pâle reflet d’un réverbère suspendu presque en face de la maison jetait dans ma chambre une faible clarté, car, à ma grande surprise, je vis ma fenêtre ouverte ; la pluie continuait de tomber à torrents, le vent de souffler avec furie ; je crus avoir mal fermé le soir les volets de ma fenêtre, et qu’ils avaient cédé à la violence du vent ; j’allais me lever pour les aller fermer, lorsque, de plus en plus étonné, je m’aperçus que ma porte aussi était ouverte… Saisi d’une vague inquiétude, je passai un vêtement à la hâte, et, prêtant l’oreille, il me sembla entendre quelqu’un s’approcher en marchant avec précaution dans le corridor sur lequel s’ouvrait ma chambre, et qui, par l’escalier, conduisait au cabinet de mon maître. Soudain une assez vive lueur éclaira l’épaisseur d’une des baies de ma porte… je m’élançai dehors, mais, sur le seuil, je me heurtai à un homme en blouse ; le rat-de-cave qu’il portait s’éteignit, une main vigoureuse me saisit à la gorge, me repoussa violemment dans ma chambre, puis je sentis la pointe d’un couteau sur ma poitrine nue, et une voix me dit :

— Si tu bouges, tu es mort !!

— Bamboche !… — m’écriai-je en reconnaissant la voix de mon compagnon d’enfance et en distinguant vaguement ses traits aux pâles reflets du réverbère qui pénétraient par la fenêtre ouverte.

— Martin ! — s’écria Bamboche en reculant d’un pas ; — il y avait… quelqu’un dans ce lit… c’était toi !…

— D’où viens-tu ? qu’as-tu fait ? — lui dis-je tout bas avec épouvante.

— Toi ici !… Tu te portes bien ? c’est bon… ah ! je suis content, — dit Bamboche, et sa voix s’émut.

— Tu viens de voler mon maître !

— Eh bien ! oui… — reprit-il résolûment. — Après ?

— Mon maître ! — m’écriai-je par une réflexion pleine de terreur, en voulant franchir la porte, — tu l’as tué peut-être !

— Non ; il n’a rien entendu, — me dit Bamboche en s’opposant à ma sortie ; — je n’ai vu personne… je te le jure… par notre amitié.

Je le crus… son accent était vrai.

— Toi… voler ! — lui dis-je avec indignation.

— Ce n’est pas toi… que j’ai volé…

— Mon bienfaiteur…

— Tant pis… il lui en reste assez… je n’ai pris qu’une poignée de billets de banque…

— Mais voler, c’est infâme !

— Allons donc !

— Voler… c’est lâche ! et tu as du cœur, toi !…

— Assez de morale.

— Bamboche, tu ne sortiras pas d’ici avec cet argent…

— Ah bah !

— Au nom de notre amitié…

— J’ai faim… et j’ai un enfant qui a faim.

— Toi ?

— Oui… une petite fille… Quand j’ai été pour te chercher chez Claude Gérard… j’ai séjourné dans une auberge de la ville voisine… il y avait à côté le jardin d’une maison de fous…

— Et là, — m’écriai-je avec effroi en me rappelant la demi-confidence de Claude Gérard, — là tu as vu une femme jeune, belle ?

— Elle m’a fait des signes, je ne la savais pas folle… j’étais à moitié ivre… mais comment sais-tu ?…

— Ah ! c’est horrible !  !

— Enfin c’est fait… — reprit Bamboche d’une voix sourde ; — il y à quinze jours j’ai revu la femme… toujours folle… j’ai pu enlever l’enfant… ma petite fille… je suis sans le sou… c’est pour elle que je vole…

— Ce pain-là… à ta fille… jamais !

— Je n’ai pas le choix.

— Si…

— Comment ?

— Fais-toi soldat… pars… mon maître prendra soin de ton enfant… je te le jure… et de toi aussi… plus tard, il aura pitié… mais pas de vol…

— J’ai l’argent… c’est plus sûr… je le garde.

— Malgré ma prière ?

— Oui.

— Malgré notre amitié ?

— Oui.

— Malgré… moi… frère, — lui dis-je d’une voix étouffée en lui prenant la main ; et je fondis en larmes.

Bamboche tressaillit, hésita un instant et reprit :

— Eh bien oui… malgré toi.

— Frappe-moi donc, alors !

— Et toi, — reprit-il d’un air de défi, — crie donc au voleur !

Soudain par la fenêtre ouverte j’entendis à quelque distance, dans la rue, le bruit pesant, régulier, de la marche d’une ronde de nuit qui s’approchait.

— Une patrouille… — m’écriai-je, — elle vient !

— Te voilà en force… — me dit Bamboche avec un sourire affreux en me voyant courir à la fenêtre.

Je la fermai précipitamment.

Quelques secondes après, nous vîmes luire, dans l’obscurité de la rue, les fusils des soldats ; ils passèrent lentement. Bientôt le bruit de leurs pas se perdit dans le lointain au milieu des sifflements de la tourmente.

— Martin… — s’écria Bamboche, quand je revins à lui, — j’ai douté de toi… pardon… merci pour ma petite fille…

— Attends… — lui dis-je avec amertume, — attends, pour te sauver… que la patrouille soit loin… tout dort encore dans la maison… tu pourras fuir avec ce que tu as volé… il ne restera aucun indice contre toi… n’aie pas peur…

— Comme tu me dis cela… Martin…

— Quant à moi, — repris-je, — ce sera différent… Mon maître sait que je connais l’endroit où il renferme son argent… je suis nouveau-venu ici… on n’accusera que moi… je ne te dénoncerai pas, tu le sais… car je tiens les serments faits à l’amitié… moi.

— Martin…

— Je passerai pour le voleur… je te devais une dette de reconnaissance, je te paye… va-t’en.

— Martin… tu me méprises…

— Mon maître peut s’éveiller… va-t’en !!

— Écoute-moi…

— Veux-tu nous perdre tous deux ?… Va-t’en, nous sommes quittes !!!

— Tu me crois donc bien lâche ! — s’écria Bamboche en jetant à mes pieds le paquet de billets de banque qu’il avait volés.

J’allais me jeter dans les bras de mon ami d’enfance, lorsque tout à coup un piétinement sourd, rapide, se fit entendre au-dessus de nous, dans la chambre de mon maître, comme si celui-ci se fût précipité à la poursuite de quelqu’un, et nous l’entendîmes crier avec force :

— Au voleur !… au voleur !

Entendant ces cris : au voleur !

— Bamboche ! tu n’étais donc pas seul ? — m’écriai-je.

— Non… le cul-de-jatte est resté en haut… à emplir ses poches…

— Le cul-de-jatte ?

— On lui avait indiqué le vol.

— Qui ?

— Le domestique que tu remplaces.

Je compris alors la signification du plan indicateur trouvé par moi dans le bureau de ma chambre.

Les cris redoublèrent en se rapprochant.

— C’est la voix de mon maître… il est peut-être en danger ; sauve-toi, Bamboche, — m’écriai-je.

Et je me précipitai vers la porte pendant que, d’un bond, Bamboche courut à la fenêtre, qu’il ouvrit.

J’avais fait à peine deux pas dans le corridor, lorsque je fus violemment heurté par le choc du cul-de-jatte, qui s’enfuyait. Je le saisis à bras-le-corps ; mais la peur d’être arrêté doublant ses forces, il se dégagea de mon étreinte, me repoussa violemment dans ma chambre. M’étant heurté contre un meuble, je trébuchai en criant à l’aide.

— Ah ! tu cries, — dit le cul-de-jatte, — et il se précipita sur moi ; je vis luire la lame de son couteau, et presque aussitôt je sentis un rude coup à l’épaule, suivi d’une fraîcheur aiguë. Néanmoins je parvins à étreindre encore mon adversaire au moment où Bamboche se précipita sur lui en s’écriant :

— Tiens… vieux gredin.

Le bandit s’affaissa si lourdement sur moi, que je roulai par terre avec lui, et j’entendis la voix de Bamboche…

— Dis que c’est toi qui l’as tué… n’oublie pas ma petite fille… je t’enverrai l’adresse… Ramasse les billets de banque ; adieu, frère…

Et d’un saut, Bamboche disparut par la fenêtre ouverte.

Il venait de s’échapper, et je me débarrassais péniblement de l’étreinte agonisante du cul-de-jatte, lorsque ma chambre fut vivement éclairée par le docteur Clément, qui entra tenant un bougeoir d’une main et de l’autre un couteau de chasse ; quelques secondes après, Suzon, vêtue à la hâte, entrait aussi, portant une lumière.

— Mon pauvre Martin, tu es blessé ! — s’écria mon maître, en me voyant me relever tout ensanglanté.

— Il s’est battu avec le voleur, et il l’a tué, — s’écria Suzon avec effroi, à la vue du cadavre.

Avant que j’eusse pu répondre, le docteur se précipita vers moi, déchira ma chemise à l’endroit où elle était ensanglantée, regarda la plaie et s’écria :

— Grâce à Dieu, la lame a glissé sur l’os… ta blessure n’est rien… mon courageux Martin.

Et le vieillard me serra sur son cœur.

— Quel bonheur qu’il ne lui soit pas arrivé plus de mal ! — dit Suzon en joignant les mains, puis, épouvantée d’un tressaillement subit des membres du cul-de-jatte, elle se recula en s’écriant :

— Monsieur, prends garde… le voleur remue encore…

— Lui ? — dit le docteur en examinant la face moribonde du cul-de-jatte étendu sur le dos, et qui, par deux fois, ouvrit à demi la mâchoire par un dernier mouvement convulsif, — il n’a pas deux minutes à vivre…

En effet, une espèce de râlement caverneux s’exhala de la poitrine du bandit avec son dernier souffle… une écume sanglante rougit ses lèvres, et il retomba dans l’immobilité de la mort.

Étourdi, frappé de vertige, ensuite de cette scène terrible je fus forcé de m’asseoir sur le bord de mon lit.

— Pardon, Monsieur, — dis-je au docteur, — mais l’émotion… le saisissement…

— Monsieur, vois donc ce paquet de billets de banque, — dit Suzon en ramassant la somme considérable abandonnée par Bamboche… — et tout cet or qui est tombé de la poche de ce scélérat… il faudrait le fouiller… je n’ose pas…

— Suzon, — dit vivement le docteur, — cours tirer la sonnette qui correspond dans la loge du portier de la maison voisine… j’ai oublié cet appel d’alarme dans le premier moment de mon réveil.

— C’est vrai, nous n’y songions pas…

Et Suzon disparut précipitamment.

— Tiens, mon brave garçon, — me dit mon maître en me soutenant et en approchant un verre d’eau de mes lèvres, — bois un peu, remets-toi.. tout à l’heure… je panserai ta blessure… sois tranquille… ce ne sera rien… En attendant le retour de Suzon, je vais toujours étancher ta plaie.

— Oh !… vous êtes bon, Monsieur !…

— Tu te fais assassiner pour m’empêcher d’être volé, et tu me parles de ma bonté… — dit le docteur en continuant d’étancher ma blessure. — Mais comment ce malheur est-il donc arrivé ?

— Monsieur… — dis-je en hésitant un peu, car j’allais mentir, mais je ne voulais pas compromettre Bamboche, — je m’étais couché… et après avoir fermé mes rideaux, je m’étais profondément endormi… un froid vif m’a réveillé… alors seulement j’ai vu ma fenêtre ouverte…

— Et tu n’avais rien entendu ? — dit le docteur en tournant la tête du côté des volets, dont mon lit était proche, et les examinant. — C’est tout simple, ce misérable a coupé le carreau extérieurement, et à l’aide d’instruments de son métier, il a pratiqué une ouverture au volet, par laquelle il a passé le bras pour ouvrir la croisée… Dans ton premier sommeil, tu n’as dû, en effet, rien entendre.

— Rien, Monsieur… et au moment où je me levais très-inquiet… j’ai entendu vos cris.

— En sortant de mon cabinet, le voleur s’est heurté dans le corridor ; il a renversé un meuble. Éveillé par le bruit, je me suis levé… j’ai pris ma lumière, j’ai ouvert ma porte ; voyant un homme fuir dans le corridor, j’ai saisi une arme, et je me suis élancé à sa poursuite en criant au voleur.

— C’est alors, et en vous entendant, Monsieur, que je me suis précipité dans le corridor… armé d’un couteau-poignard, j’ai voulu arrêter ce bandit : dans notre lutte, il m’a frappé… j’ai riposté… et je l’ai tué…

— Ce misérable devait connaître les êtres de la maison… il aura su que… j’avais… renvoyé… mon domestique… il aura… cru que personne… ne… couchait ici… et…

— Mon Dieu, Monsieur, — m’écriai-je en entendant mon maître parler d’une voix entrecoupée, et en voyant ses traits, couverts d’une pâleur de plus en plus livide, exprimer le sentiment d’une vive douleur, — Monsieur… qu’avez-vous ?

— Rien… rien, — me dit le docteur en s’appuyant néanmoins d’une main au dossier de mon lit… tandis qu’il portait vivement son autre main sur son cœur, comme s’il y eût éprouvé une souffrance aiguë.

— Ce n’est rien, te dis-je, — reprit-il d’une voix de plus en plus oppressée, — les émotions violentes… me sont contraires… et… ce vol… tu conçois… mais, — ajouta-t-il, en paraissant faire un violent effort sur lui-même :

— J’aurai toujours le temps… de te panser… Heureusement, voilà… Suzon.

En effet, Suzon rentrait, accompagnée de deux hommes, le portier de la maison voisine et son fils.

— Suzon… vite… ma boîte à pansement, — s’écria mon maître ; — je ne me sens pas bien, mais j’aurai le temps de mettre un premier appareil… sur la blessure de ce digne garçon.

Et, surmontant ses douleurs atroces avec un courage héroïque, mon maître, quoiqu’il fût obligé de s’y reprendre à trois fois, pansa ma blessure d’une main ferme ; mais à peine m’eut-il donné ses soins, qu’il fut saisi d’une crise si violente que l’on fut obligé de le transporter chez lui.

Lorsqu’il fut couché, il me dit d’une voix éteinte, car j’avais voulu l’accompagner :

— Écris à mon fils de venir… au reçu de ta lettre… Suzon te donnera son adresse, je veux le voir encore… mon bien aimé Just…

— Comment ?… Monsieur, — m’écriai-je, effrayé de l’accent avec lequel mon maître avait prononcé ces derniers mots, — Vous craignez…

Il m’interrompit, en souriant tristement :

— Je comptais sur quelques mois, mais… les émotions vives… et depuis quelque temps… j’en ai eu beaucoup, ont, je le crois, bien avancé le terme… Écris donc… à l’instant à mon fils.

 
 

Je m’aperçus bientôt avec un douloureux étonnement que l’état du docteur Clément empirait ; ses traits s’altérèrent de plus en plus ; mais, au milieu de ses vives douleurs, sa sérénité ne l’abandonna pas ; sa seule inquiétude était de savoir si son fils arriverait assez tôt pour recevoir ses derniers embrassements.

Je croyais mon maître incapable de parler de sa fin prochaine, sans être convaincu qu’elle approchait ; pourtant je ne pouvais me résigner à admettre la réalité de ses sinistres prévisions ; la vieille servante, moins incrédule que moi, ne cachait pas sa morne tristesse. Vers le soir, le docteur eut une crise très-douloureuse, pendant laquelle il parut privé de sentiment. À cette crise succéda un calme passager ; il prit une potion dont il indiqua la préparation à sa servante, et s’assoupit.

Seul, à côté de son lit, je contemplais cette physionomie vénérable, toujours douce, paisible, quoique défaillante ; à la vue de cet homme, si puissant par le savoir et par l’intelligence, si grand par le cœur, qui s’éteignait ainsi, j’étais navré. La chambre où il gisait, bien plus pauvrement meublée que celle que j’occupais, semblait témoigner du désintéressement de cet homme, qui, après avoir gagné des millions, devait mourir dans une pauvreté sublime.

Vers dix heures du soir, le docteur sortit de son assoupissement, il tourna sa tête de mon côté et me dit :

— Quelle heure est-il ?

— Bientôt dix heures, Monsieur.

— Je t’ai souvent demandé l’heure, n’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur.

— Mauvais symptôme… on s’inquiète d’autant plus de la durée du temps, qu’il vous en reste moins à dépenser… j’ai toujours remarqué cela chez ceux dont la vie s’éteint… Allons ! je ne reverrai pas mon bien-aimé Just ; c’est à peine s’il pourra être ici après-demain, je n’irai jamais jusque-là… Nous nous sommes si souvent entretenus lui et moi de mon heure dernière, pour nous habituer à la pensée de cette absence, que nos adieux n’auraient eu rien de pénible… Enfin ! — ajouta-t-il avec un soupir de résignation.

— Monsieur, — lui dis-je, — vous reverrez M. votre fils… vous vous abusez…

Ne partageant pas mon espérance, le docteur reprit :

— Parlons d’autre chose… Tu sens bien, mon digne garçon, que je ne t’aurai pas sorti d’une position presque désespérée, pour t’y laisser retomber après moi ; tu es intelligent, honnête, courageux, tu as l’expérience du malheur… le meilleur des enseignements, j’assurerai ton sort…

— Monsieur…

— Non pour que tu restes oisif, l’oisiveté déprave, mais tu auras ainsi le moyen d’arriver à quelque carrière honorable… À ton âge, avec ton amour du travail, tu parviendras… Te sens-tu quelque vocation déterminée ?

— Monsieur… — lui dis-je en hésitant.

— La domesticité ne te convient pas… telle du moins qu’elle est malheureusement comprise et pratiquée ; car, selon moi, le serviteur devrait faire partie de la famille… et, dans cette condition aussi, il est de grandes réformes à provoquer… Oh ! le temps… le temps ! — s’écria-t-il avec une expression de douloureux regret, puis il ajouta : — Revenons à toi.

— Je sais, Monsieur, que jamais je ne rencontrerai un maître comme vous… cependant…

— Tu voudrais encore servir ?… — me dit le docteur en me regardant avec stupeur.

— Oui… Monsieur… mais…

— Mais ?

— Il n’est qu’une personne au monde que je voudrais servir.

— Qui cela ? Mon fils, peut-être ?

— Non, Monsieur… quoique je sache toute la noblesse de son cœur.

— Qui donc voudrais-tu servir alors ?

— Monsieur… accordez-moi une grâce.

— Parle.

— Soyez assez confiant en moi pour me promettre de ne pas m’interroger sur les motifs de la demande que je vais vous faire… ces motifs sont honorables, purs, je vous le jure…

— Je te crois… Je les respecterai…

— Eh bien ! Monsieur… si… un jour… par un événement quelconque, je devais être séparé de vous, je vous supplierais de me faire entrer, par votre protection, au service de…

— Achève !

— De Madame la princesse de Montbar.

À ces mots, mon maître, d’abord presque pétrifié, parut ensuite ressentir une satisfaction si inespérée, qu’à mon tour je le regardai avec surprise…

— Il est des rencontres de pensée bien étranges, — dit-il d’un air pensif et pénétré.

— Comment cela, Monsieur ?

— Si j’avais soupçonné qu’au lieu d’accepter l’indépendance que je t’offrais, tu pouvais penser à servir quelqu’un, je t’aurais demandé comme une grâce… comme un sacrifice, d’entrer chez Madame de Montbar…

— Il serait vrai, Monsieur !!

— Tu la connais ?

— Monsieur…

— Cette question m’est échappée… ce sera la dernière… Eh bien donc ! que tu la connaisses personnellement ou non, Madame de Monthar est la meilleure, la plus noble créature qui existe… et comme un grand danger peut la menacer un jour ou l’autre… juge de mon bonheur de savoir auprès d’elle un serviteur tel que toi…

— La princesse serait menacée ?

— Mais tu veilleras sur elle… car heureusement ton service exigera que tu sois là… toujours là.

— Oh ! oui, toujours là ! — m’écriai-je. —— Mais qui donc peut menacer la princesse ?

Après un moment de silence, mon maître reprit :

— Les malheurs qui accablent et qui menacent Madame de Montbar sont de plusieurs sortes… Fille admirable… elle a perdu l’affection de son père… épouse aimante… dévouée… elle est… je le crains, indignement trompée par son mari. Le chagrin la menait au tombeau lorsqu’il y a deux mois elle s’est raidie contre la douleur… sa fierté s’est révoltée contre l’injustice du sort ; depuis lors elle affecte le calme, la gaieté, l’amour des plaisirs… mais je la connais, tout cela ment… Elle tâche de s’enivrer pour échapper à de cruelles souffrances ; sa beauté paraît plus éclatante que jamais… mais à moi Régina m’a semblé belle, de cette beauté suprême de ceux que la fatalité doit frapper bientôt…

— Ciel ! Monsieur… que dites-vous ?

— À ces maux… tu ne peux rien, toi… mais il est un danger matériel, imminent, dont, par ta condition de domesticité même, tu pourras peut-être préserver la princesse.

— Oh ! dites, dites, Monsieur !

— Il est un homme d’un caractère indomptable, d’une volonté de fer, d’une rare énergie, d’une richesse immense… cet homme est capable de tout… du sacrifice de sa vie même, pour assouvir ses passions ou sa haine… sa haine surtout.

— Et cet homme ?…

— Il a été blessé dans ce qu’il y a de plus douloureux chez un homme de sa trempe… dans son orgueil… Il avait demandé la main de Mademoiselle de Noirlieu…

Je tressaillis ; le nom du comte Duriveau me vint aux lèvres : le vieillard reprit sans remarquer mon émotion.

— Deux fois cet homme a été dédaigneusement refusé par Mademoiselle de Noirlieu, refus d’autant plus sanglant pour lui, qu’il était durement motivé par cette fière et courageuse jeune fille. De là, la haine implacable de ce misérable… Il y a peu de jours, j’ai appris… de science certaine… trop certaine… que, lors du mariage de Mademoiselle de Noirlieu avec le prince, l’homme dont je te parle a dit : — Mademoiselle de Noirlieu m’a insolemment dédaignéje me vengerai d’elle à tout prix… — et il est malheureusement probable que l’heure de sa vengeance approche ; car il a dit récemment : Ma vengeance marche !… Cet homme se nomme le comte Duriveau…

— Je n’oublierai pas ce nom, Monsieur.

— Prends garde !… Pour parvenir à ses fins, il est capable de tout… les moyens les plus bas, les plus ténébreux, les plus diaboliques, ceux-là surtout : soudoyer des domestiques, introduire peut-être dans la maison de la princesse une créature à lui… attirer cette malheureuse femme dans quelque piège horrible… que sais-je ? Imagine ce que l’âme la plus noire, la plus impitoyable, et, il faut le dire aussi, la plus intrépidement mauvaise, peut tramer de plus abominable, et tu seras encore au-dessous de la réalité.

— Mais c’est un monstre ! — m écriai-je.

— C’est un monstre… et c’est parce que cet homme peut être horriblement dangereux pour la princesse que je meurs heureux de te savoir là, près d’elle… au sein de son foyer… Aussi, observe, épie, écoute, veille… interroge… défie-toi de tout ce qui te paraîtra suspect, défie-toi même de ce qui te paraîtra innocent, car la haine de cet homme saura prendre tous les masques, tous les détours pour arriver à son but… Que ta surveillance soit de tous les instants… et je ne sais quel pressentiment me dit que tu sauveras peut-être cette femme angélique d’un grand péril.

— Mais, Monsieur, avez-vous au moins prévenu la princesse du péril qu’elle court ?

— Oui… mais dans sa courageuse fierté elle a ri de mes craintes, trouvant d’ailleurs, disait-elle, une sorte d’audacieux plaisir à braver la haine de cet homme… Effrayé de cette dédaigneuse insouciance, j’ai voulu prévenir le prince… mais alors Madame de Montbar m’a supplié de tout cacher à son mari.

— Cela est étrange ! n’est-il pas vrai, Monsieur ?

— Si étrange… que dans l’intérêt même de la princesse je voulais passer outre… mais alors ses supplications sont devenues si pressantes, elle a invoqué des intérêts si sacrés…

Je regardai le docteur avec surprise, il ne s’expliqua pas davantage et continua :

— Ses instances ont été telles enfin, que je lui ai promis sur l’honneur de ne rien dire au prince.

— Monsieur… je puis bien peu dans ma condition… mais madame de Montbar n’aura pas un serviteur plus dévoué, plus vigilant que moi… je n’ai que ma vie… mais ma vie lui appartient.

— Aussi je me sens plus rassuré… Mais, dis-moi, — reprit mon maître, — la princesse te connaît-elle déjà ? Il faut que je sache cela pour la forme de ma recommandation.

— Je suis complétement étranger, inconnu à la princesse, Monsieur.

— Et tu te dévoues si vaillamment ?… Va, ne crains rien, je ne chercherai pas à pénétrer ton secret.

Et le docteur continua, après un moment de réflexion :

— C’est cela… j’écrirai à la princesse… je chargerai mon fils de lui remettre ma lettre, Régina, j’en suis certain, remplira cette dernière volonté d’un vieil ami, et te prendra à son service.

— Votre fils ! Monsieur !

— Oui… je laisserai ainsi à madame de Montbar deux protecteurs dévoués qui exerceront leur sollicitude pour elle dans deux sphères différentes…

— M. votre fils connaît déjà la princesse, Monsieur ?

— Souvent je lui ai parlé d’elle, il a appris de moi à l’aimer, à la respecter… Elle, de son côté, m’a bien des fois entendu parler de mon fils avec toute l’affection qu’il mérite ; aussi la princesse m’a prié plusieurs fois depuis son mariage… de lui présenter Just… — Non pas, mon père, — m’a-t-il dit gaiement quand je lui ai parlé du désir de Régina, — Je deviendrais amoureux fou de la princesse ; attends que j’aie le cœur pris ailleurs, alors je la verrai impunément. — J’ai raconté cette folie à Madame de Montbar ; elle en a beaucoup ri ; elle riait alors… mais, à cette heure qu’il s’agit de graves intérêts… mon fils comprendra ce qu’il y a de sacré dans la mission que je lui laisse… et que je lui détaillerai par écrit… si j’en ai la force.

Et le vieillard, dont la voix s’était de plus en plus affaiblie, paraissant fatigué par cet entretien, retomba dans une sorte d’accablement.

Malgré moi, mon cœur se brisait.

Autant j’eusse été fier, heureux, de braver toutes les humiliations, pour accomplir obscurément l’œuvre de mon dévouement ignoré… mais à la condition de l’accomplir seul, autant je souffrais à la pensée de partager cette noble tâche avec le fils de mon maître, qui, brillant, de tous les avantages extérieurs, doué de rares qualités d’esprit et de cœur, devait être admis dans l’amicale intimité de Régina, tandis que je poursuivrais ma tâche, inconnu de tous…

Je l’avoue à ma honte, un moment dominé par ces basses et jalouses pensées… j’eus la lâcheté de reculer devant ma première résolution, lâcheté doublement indigne, car les dangers de Régina semblaient s’accroître… mais cette faiblesse odieuse faillit à étouffer en moi tout sentiment généreux ; je fus sur le point d’avouer à mon maître que je renonçais à mon projet, n’ayant ni assez de courage, ni assez de vertu pour le poursuivre.

Heureusement, après de douloureux efforts, je sortis vainqueur de cette lutte, et m’adressant au docteur :

— Monsieur, encore une prière.

— Parle…

— Veuillez… je vous en conjure, ne pas dire à M. votre fils dans quelles circonstances singulières j’entre au service de Madame de Montbar.

— Comment ?

— Pour des raisons dont je puis seul apprécier l’importance, et qui n’ont rien que d’honorable, veuillez cacher à M. votre fils que je suis peut-être… au moins par mon dévouement bien désintéressé, je vous le jure… au-dessus de la condition à laquelle je me résigne avec bonheur…

— Ainsi, tu désires ?…

— Que M. votre fils ne voie en moi qu’un serviteur honnête auquel vous vous intéressez, et à qui vous voulez seulement assurer une bonne place… chez la princesse.

— Ton secret t’appartient, il sera sacré pour moi… En tous cas, je n’eusse pas, sans ton consentement, dit à mon fils un mot de ce que tu m’as confié… Je le prierai… donc… ou plutôt, — dit le vieillard en se reprenant avec un accent mélancolique, — je lui écrirai tout à l’heure dans les termes que tu désires… quant à ce qui te concerne… et…

Le docteur Clément ne put achever : la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement, et le capitaine Just parut.

À l’aspect imprévu du capitaine, le docteur se dressa sur son séant, et s’écria : — Mon fils ! — tandis que son visage décoloré accusait une indicible expression de souffrance aiguë et de joie ineffable… car si cette émotion soudaine, profonde, lui portait un dernier et terrible coup, le bonheur inespéré de revoir son fils triomphait de la douleur matérielle.

En entrant chez son père, la physionomie du capitaine Just était souriante, épanouie ; il ignorait tout ; profitant d’une interruption de quelques jours dans ses travaux, il se croisait avec la lettre qui lui apprenait la position alarmante du docteur.

Par une fatalité déplorable, Suzon, occupée dans sa chambre, avait ignoré l’arrivée du capitaine ; celui-ci avait été reçu par le fils du portier de la maison voisine : ce jeune garçon, depuis les événements de la veille, était, pour plus de sûreté, resté dans notre demeure. Abasourdi par la brusque arrivée du capitaine Just, n’osant le prévenir du triste spectacle qui l’attendait, il s’était borné à lui dire que M. le docteur était couché ; comme il était assez tard, le capitaine Just n’avait conçu aucune inquiétude.

Mais au moment où il entra et où le vieillard, saisi de joie, s’écriait : — Mon fils ! — Suzon instruite alors du retour subit du capitaine et craignant que sa présence ne causât une dangereuse émotion au vieillard, accourait, pâle, haletante, effrayée… afin de le préparer au moins à cette entrevue.

Il était trop tard.

L’apparition de la vieille servante, son air alarmé, la douloureuse altération des traits du docteur éclairèrent soudain le capitaine, et il se jeta dans les bras de son père avec une angoisse profonde.

Après un silence de quelques instants, durant lequel le père et le fils étaient demeurés étroitement embrassés, tandis que Suzon et moi nous contenions à peine nos larmes, le docteur dit d’une voix faible mais tranquille :

— Allons… du calme… mon Just bien aimé, que cette heure ne nous soit pas… amère… Pourquoi de la tristesse dans les adieux de deux amis comme nous ? S’ils se quittent un moment, n’est-ce pas pour se retrouver plus tard ?…

En prononçant ces simples paroles, l’auguste sérénité des traits du vieillard révélait sa foi profonde à la réunion et à l’immortalité des âmes.

Just, quoiqu’il partageât la foi de son père, ne pouvait imiter son stoïcisme ; debout, au chevet du docteur, les deux mains sur son visage, il tâchait de cacher ses larmes.

— Mon enfant… — dit le vieillard d’un ton de doux reproche en se retournant à demi et cherchant de sa main défaillante la main de son fils, — pourquoi ces pleurs ? Ne sais-tu pas… qu’il s’agit non d’une séparation éternelle, mais d’une absence ?

— Ô mon père… mon père… déjà !! — s’écria Just d’une voix pleine de sanglots.

Et il tomba agenouillé près du lit du vieillard.

— Mon enfant aimé… encore une fois, pourquoi cette douleur ? Qu’y a-t-il donc de si attristant dans ces mots : au revoir ? Nos âmes ne sont-elles pas pures, tranquilles et toutes confiantes dans la justice du Dieu des honnêtes gens ?

Après la première expansion de sa douleur, le capitaine Just retrouva ce calme stoïque auquel son père l’avait habitué ; il essuya ses larmes, et dit d’une voix ferme :

— Rassure-toi… mon bon père… le souvenir de nos adieux ne me sera jamais cruel ; chaque jour, au contraire, j’y songerai avec bonheur, car chaque jour abrégera pour moi… la durée de notre séparation.

— Et dans les vies laborieuses et remplies comme les nôtres… le temps passe si vite, — dit le docteur en souriant doucement ; — il me semble que je date d’hier… mais les instants me sont comptés… j’ai à te parler de choses graves et à te charger de quelques commissions avant mon départ.

Puis, me faisant un signe :

— Martin, — me dit mon maître, — prends cette clef qui est là sur ma commode, et va chercher dans le meuble d’acajou de mon cabinet le registre que tu sais.

J’obéis et me rendis dans le cabinet du docteur.