Les misères des enfants trouvés (Sue)/I/XII

Administration de librairie (1p. 235-252).

CHAPITRE XII.

Limousin. — Théorie de l’ivresse. — L’illusion fait le bonheur. — Relique. — La Levrasse. — Colporteur et sorcier. — Lucifer. — Besoin d’affection. — Martin s’enivre pour être heureux comme Limousin.

Je n’ai conservé qu’une idée confuse et incomplète des événements qui ont précédé ma huitième ou ma neuvième année. Cependant, de cet obscur passé, déjà si lointain, j’ai gardé la mémoire d’une belle jeune femme dont les doigts agiles faisaient presque continuellement bruire les fuseaux d’un métier à dentelles, tout couvert de brillantes épingles de cuivre ; ce cliquetis sonore des fuseaux faisait ma joie, il me semble l’entendre encore ; mais, le soir, cette joie se changeait en admiration : couché dans mon petit lit, je voyais cette même jeune femme, ouvrière infatigable (ma mère, peut-être), travailler à la lueur d’une chandelle dont la vive clarté redoublait d’éclat en traversant une eau limpide renfermée dans un globe de verre ; la vue de ce foyer lumineux me causait une sorte d’éblouissement et d’extase auquel le sommeil seul mettait un terme.

Vient ensuite une longue lacune dans mes souvenirs, causée, je crois, par une maladie.

Mais, à dater de ma onzième année environ, mes souvenirs se réveillent, cette fois précis, vivants, continus et d’une incroyable fidélité quant aux personnes.

À l’âge de dix ou onze ans, je servais, selon mes forces, d’aide et de gâcheur à un ouvrier maçon appelé ou surnommé Limousin : je ne le quittais pas plus que son ombre, marchant toujours soumis et empressé derrière ses talons ; aussi, disait-on d’habitude en nous voyant passer : Voilà Limousin et son chien.

Selon l’habitude du pays, je soutenais sur mes épaules, à la naissance du cou, l’augette où je gâchais le mortier que j’apportais ensuite à mon maître. Ce fardeau était si pesant pour mon âge, surtout lorsqu’il fallait atteindre au faîte des bâtiments, que, pendant longtemps, j’avais contracté l’habitude de marcher le dos voûté, la tête baissée ; ma taille même dévia quelque peu ; plus tard, il est vrai, elle fut redressée, grâce à de singuliers moyens.

En toute saison, j’allais tête et pieds nus, à peine vêtu de quelques guenilles, d’abord portées par Limousin ; je me souviens surtout de certain vieux pantalon de droguet jaunâtre, rapiécé en vingt endroits de couleurs différentes ; il m’était échu après avoir servi pendant deux campagnes à Limousin, et lui-même le tenait de cinquième ou de sixième main. Grâce à l’exiguïté de ma taille, ce pantalon, rogné aux genoux, m’avait été, pour ainsi dire, froncé autour du cou au moyen d’une forte ficelle introduite dans la ceinture, tandis que les goussets fendus donnaient passage à mes bras. Enduit, pénétré de plâtre durci que cimentait une crasse de vétusté, ce singulier accoutrement participait plus de la muraille… que d’une étoffe quelconque ; il ne se déchirait pas, il se lézardait, et le Limousin remédiait intelligemment à ces petites démolitions partielles au moyen d’une pincée de plâtre fin délayé dans l’eau, après quoi il égalisait la réparation avec sa belle truelle de cuivre à poignée d’ébène.

Ma nourriture se composait invariablement d’un morceau de pain dur et noir, accompagné, à neuf et à trois heures, d’une queue et d’une tête de hareng saur, soudés l’une à l’autre par l’arête dorsale ; Limousin se réservait le reste du poisson ; je trouvais la queue infiniment plus savoureuse que la tête.

Le soir, au retour du travail, mon maître trempait deux fois par semaine une soupe à la graisse, que nous mangions froide les autres jours, après quoi nous nous couchions sur une paillasse que, l’hiver, nous recouvrions d’une sorte de mince matelas garni de foin.

Contre l’habitude presque générale de ses compatriotes, mon maître ne retournait pas au pays à la fin de l’automne. Non loin d’un assez grand bourg dont j’ai oublié le nom, Limousin avait eu la permission de se construire, sur un terrain rocailleux et abandonné, une méchante masure où nous demeurions.

Durant la saison des bâtisses, Limousin était presque toujours employé par le maître maçon du bourg. Si plus tard, malgré le chômage forcé, il restait quelque travail urgent de maçonnerie, Limousin s’en chargeait ; sinon il s’occupait comme terrassier, tandis que j’allais ramasser sur les routes du crottin de cheval, que Limousin entassait et qu’il vendait à la hottée à un jardinier du bourg.

Nous nous couchions et nous nous levions avec le jour, sans jamais brûler de lumière ; lors des grands froids, nous passions nos longues nuits d’hiver, et quelquefois aussi nos journées, lorsque le travail manquait, dans une sorte d’engourdissement glacé qui devait avoir assez de rapport avec l’anéantissement léthargique où certains animaux restent plongés durant l’hiver.

Ni veille, ni sommeil, c’était une sorte de suspension momentanée de la vie et de ses besoins : je me rappelle être resté durant des temps de neige quelquefois un et deux jours sans manger et sans éprouver la faim : cet état n’était pas d’ailleurs absolument douloureux. Il me semblait sentir mon sang se refroidir graduellement et la moelle de mes os se figer ; à cette sensation, réellement pénible, succédait un engourdissement tolérable, tant que je restais immobile et ramassé sur moi-même ; le moindre mouvement devenait une souffrance.

Quatre ou cinq fois par mois, c’est-à-dire chaque dimanche, cette vie laborieuse, sobre, monotone, s’incidentait de la manière la plus étrange.

Limousin était un grand homme maigre, osseux, robuste, âgé de cinquante ans environ ; il avait l’air, — disaient ses compagnons, — de toujours rêver à quelque chose ; son caractère était d’une douceur, d’une égalité parfaite ; travailleur assidu, habile, infatigable, jamais il n’égayait son labeur par le moindre refrain : toujours taciturne, il ne parlait que comme à regret, et, une fois rentrés le soir dans notre masure, il ne m’adressait souvent pas un mot jusqu’au lendemain.

Mais le dimanche, Limousin se transformait.

Au point du jour dominical, une servante de l’aubergiste du bourg arrivait avec un âne portant sur son bât un panier renfermant un morceau de lard salé, quelques œufs durs, la moitié d’un pain blanc, et un petit tonneau contenant environ une dizaine de bouteilles de vin du pays ; la servante sortie, notre porte était barricadée, Limousin plaçait le tonnelet à portée de notre paillasse, sur laquelle il mettait le lard, les œufs ; alors il commençait de boire jusqu’à la perte totale de sa raison.

Je n’oublierai jamais qu’un jour Limousin, après avoir bu deux ou trois bouteilles de vin, et conservant encore quelque suite dans les idées, me développa cette étrange théorie de l’ivresse.

« — Vois-tu, Martin, — me disait-il, — le dimanche est à moi ; si je ne me soûlais pas ce jour-là, je deviendrais ivrogne toute la semaine, et de plus je deviendrais paresseux, envieux, querelleur, et, un jour ou l’autre, voleur, peut-être pis encore…

« Je me sens bien… Ça serait pour moi trop de travail et de misère, si ça devait être sans fin ni cesse, comme ces grandes routes, rubans de queue de quatre ou cinq lieues de long, qui, lorsqu’on est en marche, rien qu’à les voir, toujours toutes droites et à perte de vue, vous cassent les jambes.

« Moi, chaque dimanche, au lieu de l’infini ruban de queue de ma s… existence (tout sable brûlant et tout cailloux pointus), je vois des cascades d’eau de roche, des montagnes de fleurs, des palais enchantés, enfin… mon garçon, un tremblement de délices ; aussi, après ça je regarde les beaux châteaux où je travaille comme des toits à porcs, et leurs parcs comme des taupinières.

« Le lundi, quand je reviens de ces promenades-là, qu’est-ce que ça me fait à moi, six chiens de jours à tirer ? Est-ce qu’au bout je ne vois pas mon dimanche ?

« Je ne bois jamais au cabaret ; l’ivresse s’y évapore en colère, en cris, en injures, en batteries ; elle s’y corrompt, elle y perd de sa dignité ; je ne bois pas, mot, pour me disputer, je ne bois pas pour le goût du vin… mauvaise drogue… (je boirais de l’eau-de-vie, si ça n’était pas si malsain) je bois, et j’ai le droit de boire, pour m’en aller d’ici… je ne sais où, quatre ou cinq fois par mois. Ça ne vaut-il pas mieux que de prendre la vie en rageur ?

« Les vrais ivrognes sont de même, seulement ils ne se raisonnent pas.

« Jean-Pierre boit pour oublier qu’il a entendu toute la semaine ses enfants pleurer la faim et sa femme crier misère ; il boit aussi, et surtout, pour oublier qu’il les entendra encore la semaine suivante ;

« Simon boit pour oublier qu’il a entendu et qu’il entendra sa vieille mère infirme gémir du lundi au samedi ;

« D’autres enfin boivent pour se délasser du travail qui les écrase.

« Je sais bien que les cadets, qui n’ont ni misère ni fatigue à oublier, qui peuvent, avec leur argent, se procurer toute sorte de plaisirs, de délassements honnêtes, et qui pourtant se grisent comme des Anglais par amour du bon vin, disent, en nous voyant soûls :

« Oh ! les canailles, les pourceaux ! faut-il qu’ils soient de crapuleux et enragés ivrognes, pour avaler de si vilain breuvage, attablés dans leurs puants cabarets ?

« Mais, bonnes gens, après une semaine de privations, de travail et de chagrins, où diable trouverions-nous des distractions honnêtes, des plaisirs délicats, à la portée de notre bourse, et de l’ignorance où l’on nous laisse vivre ? où trouverions-nous surtout l’oubli de ce qui nous désespère ? »

Limousin se montrait rigoureusement fidèle et conséquent à cette manière d’envisager l’ivresse ; une fois à l’ouvrage, et il s’y remettait invariablement chaque lundi, on ne pouvait voir un artisan plus laborieux, plus intelligent, plus sobre et plus honnête.

Une fois je lui demandais pourquoi il ne s’enivrait pas chaque soir, puisque l’ivresse était si douce ; il me répondit sévèrement :

« — Ou je volerais afin d’avoir de quoi m’enivrer sans travailler, et je ne veux pas voler ; ou je gagnerais assez pour acheter de quoi m’enivrer chaque jour, et alors ce gain me suffirait, je serais heureux, et je n’aurais plus besoin de boire pour oublier. »

Maintenant je comprends le vrai sens de ces paroles de mon maître, et je suis frappé de leur justesse.

Enfant abandonné, j’ai assez vécu parmi les indigences et les douleurs de toutes sortes pour savoir que, presque toujours, chez nous autres du peuple, l’ivrognerie naît du besoin de s’étourdir sur des maux, sur des privations cruelles ; c’est parmi les conditions les plus précaires, les plus déplorables, les plus affreuses, que l’ivrognerie se développe surtout d’une manière effrayante ; puis elle diminue et devient d’autant plus rare que la condition s’améliore un peu par le bien-être, ou que l’intelligence se développe par l’instruction.

Sans doute, il est des exceptions ; ainsi, plusieurs années après avoir quitté Limousin, je me trouvai domestique de confiance d’un grand seigneur dont je parlerai plus tard ; encore jeune, sa fortune était immense ; sa femme remplie de vertus et d’attraits… et bien souvent j’ai été secrètement chercher ce grand seigneur dans les cabarets les plus infects du quartier des halles, à Paris, où il s’enivrait toute la nuit avec la plus crapuleuse compagnie ; de grand matin, je le ramenais ivre-mort, par une porte dérobée, dans l’antique et splendide hôtel dont sa noble fzmille était en possession depuis deux siècles, et que son père lui avait légué comme il devait le léguer à son fils, car il avait aussi un fils.

L’abus presque inévitable de la richesse acquise sans travail, l’aversion des plaisirs élevés, la satiété, le dégoût de toutes les jouissances devaient amener cet opulent seigneur, au même point que Limousin, le pauvre maçon, en proie à toutes les privations.

Aussi, le riche cherchait dans une bruyante et fangeuse ivresse l’oubli de son opulence… le pauvre cherchait (en ce du moins plus digne) l’oubli de son infortune dans une ivresse solitaire.

Chaque dimanche, enfermé tout le jour avec Limousin au fond de notre masure déserte, j’assistais donc, à jeun et dans un étonnement stupide mêlé de frayeur, aux extravagances, aux divagations que le vin inspirait à mon maître.

Quelquefois aussi Limousin m’obligeait à jouer des rôles secondaires dans les scènes étranges que suscitait son hallucination ; son ivresse, d’ailleurs toujours inoffensive, était tantôt d’une bizarrerie qui allait jusqu’au grotesque, tantôt d’une tristesse qui allait jusqu’aux larmes… mais jamais elle ne lui inspirait des sentiments d’amertume ou de haine. Parfois encore, il racontait tout haut, — et à bâtons rompus — les visions merveilleuses qui le ravissaient, ou bien il s’entretenait à voix basse avec des êtres imaginaires.

L’une des illusions fréquentes et chéries de mon maître, était de se croire le détenteur de tous les parapluies de France (ayant sa raison, il rêvait toujours la possession de l’un de ces gigantesques parapluies de cotonnade bleue ou rouge, que les maçons seuls possèdent ; mais il lui eût fallu se retrancher sur le vin dominical ; il ne pouvait se résoudre à ce sacrifice ; je dois dire que, loin de songer à accaparer ces ustensiles, mon maître les distribuait généreusement à qui en manquait, exceptant toutefois de ses largesses les gens qui allaient en voiture ; inexorable sur ce point-là, il ne trouvait pas de termes assez énergiques pour flétrir l’avidité de ces égoïstes qui, sans besoin, se gorgeaient des parapluies du pauvre monde.

Dans ces comédies solitaires, je représentais la multitude à laquelle mon maître distribuait des milliers de parapluies sous la forme de son bâton de houx.

Puis, l’ambition de Limousin prenant un essor plus élevé, il se voyait vêtu en tambour major, le panache au front, la canne en main, traîné dans un char à six chevaux blancs, caparaçonnés d’écarlate. (Il était intraitable quant au nombre, à la couleur, au harnachement de cet attelage.) Probablement l’habit de tambour-major était, aux yeux de Limousin, l’idéal de la magnificence du costume ; monté sur un escabeau boiteux, le poing gauche sur la hanche, la main droite appuyée sur sa toise, mon maître, trébuchant quelque peu, jetait de côté et d’autre des saluts de tête remplis de bienveillance ; tandis que j’avais pour mission de crier, de ma voix la plus forte, en ma qualité de peuple masculin :

— Vive Limousin, le bon enfant !

Bientôt après, je représentais le peuple féminin, en criant de ma voix la plus aiguë :

Vive le beau Limousin !

Cette manifestation doublement flatteuse, mon maître l’accueillait avec des sourires remplis d’aménité et de coquetterie.

Autant que je puis me rappeler les paroles incohérentes de Limousin, lors de cette espèce d’hallucination, il se croyait élu, à l’unanimité, le plus beau et le meilleur enfant de tous les maçons du globe ; aussi allait-il ensuite recevoir ses électeurs, et les traiter fraternellement et somptueusement dans le temple de Salomon. Suivait une description merveilleuse de ce lieu, qui me transportait d’admiration ; alors presque toujours affamé, car je n’osais toucher aux bribes du repas de mon maître, j’écoutais en soupirant l’énumération du repas monstrueux que Limousin donnait à ses frères de la truelle, servis à table par les douze apôtres, habillés en sauvages (sans doute il se mêlait à cette élucubration quelques souvenirs des rites du compagnonnage) ; le repas me semblait délectable, mais monotone : il se composait entièrement d’andouilles et de concombres au vinaigre.

À ces bouffonnes rêveries succédaient souvent de mélancoliques visions, qui attendrissaient mon maître jusqu’aux larmes.

Je me souviens qu’un jour il croyait voir et entendre la mère commune de tous les petits enfants voués, comme moi, à un pénible labeur dès un âge bien tendre, et que le besoin, l’épuisement, la maladie, font souvent mourir d’une mort précoce.

Cette mère attendait le retour de ses nombreux enfants avec une impatience à la fois joyeuse et inquiète, joyeuse parce qu’elle espérait les revoir bientôt, inquiète parce qu’ils tardaient à revenir…

Pour tromper son angoisse bonne mère préparait de son mieux une innombrable quantité de petits lits ; mais les enfants n’arrivaient pas.

Alors la mère allait et venait de çà, de là, écoutant, regardant au loin… rien n’apparaissait… et la nuit venait…

Et la nuit était venue… pauvre mère !  ! — disait Limousin, qui semblait assister à ces angoisses maternelles, et qui les racontait d’une voix remplie de larmes.

Enfin la mère commune entendait dans l’éloignement un bruit à la fois léger et tumultueux, qui se rapprochait de plus en plus…

— Voilà mes enfants ! criait-elle en pleurant de joie…

Et, comme la clarté de la lune resplendissait beaucoup, la mère abritait ses yeux sous sa main, afin de n’être pas éblouie, tandis que, tout heureuse, elle tâchait de découvrir au loin la troupe d’enfants…

Mais, chose étrange, le bruit augmentait toujours, se rapprochait toujours… et la mère ne voyait rien.

— « Je crois bien, que vous ne voyez rien… pauvre bonne mère, — disait Limousin d’une voix émue et avinée. Il avait raconté cette vision en s’interrompant de temps à autre par de longues pauses, — je crois bien, que vous ne voyez rien ; ce n’est pas le piétinement d’une foule d’enfants que vous entendez, c’est comme un grand vol de milliers de petits oiseaux, le bruit vient au-dessus de nos têtes… Tenez… tenez… les voilà… la lune en est obscurcie… Ce sont vos enfants… Tiens… ils sont tous pâles et ailés… Les voilà, les chers petits… les voilà… il y en a des cent, il y en a des mille et des milliers… Les entendez-vous… comme ils gazouillent en vous rasant de leurs ailes… en disant de leur petite voix douce : Adieu, mère… nous ne souffrons plus… nous sommes délivrés… Oh !… tenez, pauvre bonne mère… comme leur volée monte… monte, et monte encore… les voilà dans les nuages… et si haut, si haut, qu’on ne les aperçoit plus que comme de petits points blancs au milieu des étoiles. Allons, bonne mère… courage… ils ne souffrent plus… Ah ! bigre !  !… elle ne répond pas… la mère ! elle chancelle… elle tombe… elle est morte !… C’est ma foi vrai, elle est morte !… Tiens, qu’est-ce que c’est donc que cette lueur blanche qui s’envole et qui monte là-haut, où sont montés les petits enfants ailés ?… Bon… voici la lune qui se couche sous un gros nuage noir. Je vais faire comme la lune… Bonsoir la compagnie… »

Et Limousin tombait sur notre paillasse, épuisé, étourdi par cette double ivresse, dans laquelle l’imagination avait autant de part que le vin.

Tour à tour égayé, touché ou effrayé par ces récits ou par ces monologues étranges, je passais presque chaque dimanche dans une fiévreuse agitation ; la nuit, des songes bizarres semblaient continuer pour moi les hallucinations de mon maître.

Le lundi matin, Limousin m’éveillait comme de coutume ; son visage, son geste, son accent, si animés le jour précédent, étaient redevenus calmes et froids ; à l’exubérance de paroles de la veille, succédait un flegme taciturne.

Mon maître reprenait alors sa tâche quotidienne avec son ardeur habituelle, toujours le premier et le dernier à l’ouvrage ; mais, pendant la semaine, il ne m’adressait pas vingt fois la parole.

Avant de poursuivre, je dois parler d’un personnage qui joue un grand rôle dans mon récit.

Le personnage dont je veux parler était un colporteur bien connu dans le pays et surnommé la Levrasse ; cet homme paraissait lié depuis longtemps avec Limousin ; contre les habitudes de notre vie solitaire, plusieurs fois, le soir, le colporteur était venu s’entretenir longuement et tout bas avec mon maître ; quelques gestes, quelques mots, quelques regards échangés entre eux, me firent croire qu’ils parlaient de moi, mais je n’ai jamais su le sujet de ces mystérieux entretiens ; je me souviens seulement qu’un jour, le Limousin, ensuite de l’une de ces conversations, me demanda d’examiner ce qu’il appelait ma relique. C’était un vieux bouton argenté et armorié que je portais au col suspendu par un bout de ficelle ; je n’ai jamais su comment ni depuis quand je possédais cet objet, auquel j’attachais d’ailleurs peu d’importance et que je conservais par habitude ; après l’avoir regardée quelques instants d’un air pensif, le Limousin me rendit ma relique et depuis ne m’en parla plus qu’une fois, je dirai à quel propos.

La Levrasse se servait de sa profession de colporteur comme d’un manteau pour couvrir toutes sortes de métiers hasardeux : en apparence il vendait dans les campagnes des chansons, des almanachs et des images de piété ; mais, au vrai, il pratiquait la sorcellerie, jetait des sorts sur les animaux ou les en délivrait, faisait retrouver les objets perdus, guérissait les maladies qu’il emportait, disait-il, dans un sac mystérieux (le tout moyennant salaire) ; il vendait enfin en cachette des livres de magie, tels que le Grand et le Petit Albert, et surtout des livres et des gravures obscènes.

J’ai connu plus tard ces détails et d’autres encore.

Voyageant dans plusieurs contrées de la France et allant même, disait-on, jusqu’à Paris, le colporteur-sorcier ne paraissait jamais au bourg ou dans les environs durant la belle saison, pendant laquelle il exerçait le métier de saltimbanque. Il ne venait dans notre bourg que l’hiver et encore à de longs intervalles ; personne ne savait sa demeure ; il donnait ses audiences ou ses consultations chez les clients qui le mandaient, et il refusait de recevoir chez lui qui que ce fût.

Cet homme, jeune encore, avait une figure difficile à oublier : complétement imberbe et privé même de sourcils, il possédait cependant une chevelure noire comme de l’encre et longue comme celle d’une femme ; il relevait ses cheveux à la chinoise, et son épais chignon se rattachait avec un peigne de cuivre au-dessus de sa figure blafarde et terreuse, presque continuellement grimaçante, car la Levrasse attirait d’abord la foule autour de lui par ses lazzis, par ses grimaces et par l’étrangeté de son costume. Malgré tant d’éléments grotesques, l’aspect de ce visage était plutôt sinistre que risible ; ses deux yeux jaunes, ronds, perçants comme ceux d’un oiseau de proie, ses lèvres rentrées, presque imperceptibles, annonçaient la ruse et la méchanceté.

Son menton imberbe, son accoutrement bizarre, composé d’une veste ronde garnie de fourrure et d’une sorte de jupe de couleur rougeâre qu’il portait par-dessus son pantalon, lui avaient valu le sobriquet féminin de la Levrasse, parce qu’il courait, disait-on, jour et nuit, par monts et par vaux, comme une hase vulgairement appelée dans le pays : levrasse.

Un grand âne noir nommé Lucifer, chargé des balles de livres et d’images du colporteur-sorcier-saltimbanque, avait aussi une physionomie particulière : à ses oreilles percées se balançaient deux gigantesques boucles d’oreilles en cuivre. Grâce au poids de ces joyaux, les oreilles de Lucifer, au lieu d’être droites, s’étendaient horizontalement ; un large anneau de cuivre, gravé de signes symboliques et orné de sept petites clochettes, passé dans les naseaux de l’âne, complétant sa parure cabalistique, assortissait son aspect au bizarre aspect de son maître.

L’intelligence de Lucifer était aussi notoire dans le pays que sa méchanceté : s’il indiquait l’heure en frappant le sol de son sabot, s’il s’arrêtait devant la jeune fille la plus amoureuse de la société, pendant que la Levrasse distribuait ses almanachs et ses chansons, souvent aussi, saisi d’une sorte de frénésie, Lucifer s’était précipité sur les spectateurs, tâchant de les déchirer à belles dents ; cet âne m’inspirait autant de frayeur que son maître ; aussi, lors des trois ou quatre visites mystérieuses que celui-ci avait faites le soir à Limousin, la terreur m’avait causé de fiévreuses insomnies.

Lors de notre dernière entrevue, le colporteur-sorcier, m’ayant très-attentivement regardé, m’attira près de lui, et, à ma grande douleur, me fit craquer les jointures des bras et des jambes ; après quoi, semblant très-satisfait, il dit à voix basse quelques mots à Limousin, qui répondit brusquement et d’un air fâché :

— Lui ?… jamais… jamais.

Depuis, mon maître ne vit plus le colporteur, qui le quitta d’un air irrité, en marmottant des paroles de malédiction.

Ce fut ensuite de cet entretien que mon maître me dit de garder précieusement ma relique, sans s’expliquer davantage à ce sujet.

 

Il fallut la vie presque animale que je menais pour engourdir, sinon pour éteindre la vive sensibilité dont j’étais naturellement doué.

Souvent je ressentais des accès d’attendrissement involontaire ; mon cœur se gonflait, battait plus vite ; mes yeux se noyaient de pleurs, et un irrésistible besoin d’affection, qui me rendait encore plus assidu à mon devoir, me poussait à des démonstrations d’attachement toujours accueillies avec indifférence ou avec moquerie par ceux qui en étaient l’objet.

Ainsi plusieurs fois, en rentrant dans notre masure, tout heureux d’avoir fidèlement rempli ma pénible tâche et croyant, je ne sais pourquoi, trouver sur la froide figure de mon maître une expression d’encourageante bonté, je m’emparais de sa main, et, fondant en larmes, je la baisais avec effusion.

Le Limousin, ne comprenant rien, sans doute, à ce sentiment, me regardait avec surprise, puis haussant les épaules, il retirait sa main en me disant :

— C’est bon, Martin… à bas, mon garçon…

Tout comme s’il eût été question d’un chien dont les caresses deviennent importunes.

Alors le cœur me manquait, tant j’y souffrais ; je m’étendais sur notre grabat, étouffant mes soupirs, cachant mes larmes, de crainte d’être importun ou de prêter à rire à mon maître, et je m’endormais tout en pleurs.

Après avoir en vain tâché de me faire aimer de mon maître, voyant mes témoignages d’attachement enfantin toujours accueillis avec une profonde insouciance, quand ils ne l’étaient pas avec impatience, je tombai dans un profond découragement.

Maintenant plus expérimenté, je comprends mieux et j’excuse la froideur de Limousin ; grâce à son habitude et à son genre d’ivresse, il ne vivait pour ainsi dire pas en ce monde… tout ce qu’il y avait en lui d’affectueux, de sympathique, trouvait son épanchement dans les illusions auxquelles il s’abandonnait. Cet homme, ordinairement si froid, si triste, si taciturne, une fois sous l’empire de ses hallucinations, répandait de douces larmes d’attendrissement, exprimait les sentiments les plus touchants, ou se livrait à la plus folle gaieté ; l’offre de mon attachement devait donc lui être complétement indifférente.

Rebuté par lui, j’essayai de rechercher une autre amitié.

Cette année-là, nous avions travaillé, durant l’automne, dans une maison de campagne dont les maîtres étaient absents ; la jardinière, grosse et robuste fille de vingt ans, avait paru me témoigner quelque intérêt ; tantôt elle m’avait aidé, lorsqu’elle passait du côté de notre bâtisse, à charger une lourde augette sur mes épaules ; parfois elle m’avait donné un fruit à l’heure de nos repas, où m’avait fait entrer chez elle pour me chauffer lorsque j’étais resté des heures entières, par une pluie fine et froide, à servir mon maître, fort insoucieux de l’intempérie des saisons.

Une profonde reconnaissance des bontés de Catherine m’était restée au cœur ; croyant la lui témoigner de mon mieux en lui parlant de l’affection que la gratitude m’inspirait, cédant surtout à cet impérieux besoin d’attachement, d’expansion, que l’insouciance de mon maître avait redoublé en le comprimant, je dis timidement à cette fille, les yeux humides de larmes, le cœur tout gonflé d’espoir et de tendresse :

— Mademoiselle Catherine… voulez-vous me laisser bien vous aimer ? vous êtes si bonne pour moi !

La robuste fille me regarda de ses gros veux ronds, où se peignit d’abord la surprise ; puis, partant d’un bruyant éclat de rire qui ébranla toute sa massive personne, elle s’écria :

— T’es trop petit.

Puis elle reprit, en me regardant encore, et en redoublant ses éclats de rire :

— A-t-on jamais vu un crapaud comme ça ?… À son âge ?

Enfin, ajoutant quelques mots grossiers alors inintelligibles pour moi, elle me donna, en manière de plaisanterie ou de leçon, un grand coup de sabot.

Si je n’avais pas dit à cette fille, dont la corruption brutale me soupçonnait d’une cynique précocité :

Laissez-moi vous aimer comme j’aurais aimé ma mère, moi qui n’ai pas de mère,

C’est que les mots me manquaient pour exprimer cette pure et vague aspiration vers l’affection maternelle, que je n’avais jamais connue, et dont pourtant je pressentais vaguement l’ineffable douceur.

Aussi, malgré ma candeur, un sentiment instinctif de dégoût se mêla à mon cruel désappointement, en voyant mes offres d’affection ainsi accueillies par Catherine.

Cette nouvelle déception ne me corrigea pas de mon insurmontable besoin d’attachement, mais elle m’inspira un nouveau et amer découragement ; je me réfugiais alors dans le vague souvenir de cette belle jeune femme que j’avais vue travaillant auprès de mon berceau, faisant voltiger et bruire ses fuseaux sous ses doigts agiles à la lueur d’un globe lumineux dont l’éclat avait fait l’admiration et la joie de mon enfance. Cette douce figure m’apparaissait alors comme la fée tutélaire de mes premières années ; mais ces souvenirs, si lointains, si confus, ne pouvaient satisfaire à la soif de tendresse dont j’étais tourmenté.

Peu de temps après avoir été si cruellement repoussé par Catherine, j’eus le courage de tenter encore de me faire un ami. J’avais jeté les yeux sur un jeune ouvrier charpentier avec lequel nous travaillions aux réparations de la maison de campagne dont j’ai parlé ; d’un caractère doux et affectueux, il m’avait quelquefois adressé la parole avec bienveillance ; un jour, embarrassé, inquiet de la manière dont je l’aborderais, j’étais tristement assis sur une pierre à l’heure du repas ; je vis arriver cet ouvrier qu’on nommait le Beauceron : Catherine l’accompagnait ; mon morceau de pain et mon arête de hareng étaient tombés à mes pieds.

— Tu ne manges donc pas, garçon ? — me dit le Beauceron en me frappant sur l’épaule.

— S’il ne mange pas, — reprit Catherine en éclatant de rire, — c’est qu’il a du chagrin.

— Pourquoi ? dit le Beauceron.

— Parce que l’autre jour ce gamin-là, — et Catherine se mit à rire aux éclats, — a voulu… voyez-vous ça ?… a voulu… être mon amoureux (les expressions de Catherine furent bien autrement expressives).

— Lui ! — s’écria le Beauceron, — en partageant l’hilarité de Catherine ; à son âge… en voilà un roquet pas mal avancé…

Je devins pourpre de honte et de douleur ; je voulus répondre, ma voix tremblante s’arrêta dans mon gosier.

— Ah ! ah ! ah ! — reprit le Beauceron, redoublant ses éclats de rire, — lui… le jeune chian… qui n’est pas tant seulement éverré.

À la honte, à la douleur, succéda un sentiment de colère en me voyant ainsi brutalement raillé.

— Ne m’appelez pas chien… — dis-je résolûment au Beauceron, — je ne suis pas un chien.

— Toi, — reprit le Beauceron, — toi qui n’as ni père ni mère… t’es moins qu’un chian, t’es un fils de…

Je ne pouvais comprendre l’injurieuse signification du dernier mot que prononça le Beauceron ; cependant, au bondissement de mon cœur, au bouillonnement de mon sang, je pressentis la grossièreté de l’outrage ; quoique enfant, pour la première fois je connus un sentiment de haine et de fureur aveugle ; j’allais me précipiter sur le Beauceron sans songer à sa force, lorsque le souvenir de ces mots : — Tu n’as ni père ni mère, qui avaient amené l’injure dont je souffrais si cruellement, me revint à la pensée ; alors ma colère se changea en un brisement de cœur inexprimable, les forces me manquèrent, et je retombai sur la pierre où je m’étais assis, sanglotant ; je cachai ma figure dans mes mains.

— Allons, Martin, ne pleure pas. Que diable ! est-ce qu’on ne peut pas rire un brin ? — me dit le Beauceron, touché de mes larmes, bonhomme au fond ; mais il plaisantait, ainsi que Catherine, comme peuvent plaisanter de pauvres créatures déshéritées de toute éducation.

— Voyons, mon amoureux, — dit Catherine en me relevant le menton, — viens à la maison, je te donnerai une écuellée de soupe aux haricots, ça séchera tes larmes.

Tout en sachant gré à Catherine de son bon sentiment, je n’acceptai pas son offre ; dix heures sonnèrent, et je retournai à ma tâche, renonçant cette fois encore à l’espoir de trouver un ami dans le Beauceron.

Alors, abattu, chagrin, découragé… je me mis à penser que chaque dimanche mon maître, grâce à l’ivresse, échappait aux tristes réalités pour de merveilleuses illusions…

Limousin, dans son ivresse de chaque dimanche, divaguait donc tout haut en ma présence, et je jouais souvent un rôle passif dans les scènes touchantes ou grotesques, évoquées par son imagination en délire.

En écoutant les monologues étranges, les descriptions merveilleuses des pays enchantés que parcourait mon maître, une curiosité mêlée de frayeur s’était souvent éveillée en moi.

Il paraît peut-être singulier que l’envie de m’enivrer, à l’exemple de Limousin, ne me soit pas venue du premier jour où je le vis en proie à ses hallucinations, et où il m’eut développé sa théorie de l’ivresse… de l’ivresse, où chaque semaine il trouvait l’oubli du passé, du présent et d’un avenir non moins misérable ; j’avais toujours été retenu loin de toute mauvaise pensée par l’espoir de mériter l’affection de mon maître ; mais après les douloureuses et vaines tentatives où tout ce qu’il y avait d’expansif en moi fut brutalement refoulé, je me crus en droit de chercher aussi dans l’ivresse l’oubli du passé, du présent et de l’avenir.

Je ne pouvais guère être retenu par la crainte d’affliger Limousin ; je ne ressentais pour lui, on le conçoit, ni attachement ni éloignement ; sans me traiter avec dureté, jamais il ne me disait un mot affectueux. Une fois au travail, il ne me parlait que pour me crier de sa voix rauque le mot consacré : apporte !! et j’apportais mon augette remplie de mortier, que j’allais bientôt remplir de nouveau. Le soir, de retour dans notre masure, nous soupions sans échanger une parole ; enfin, je gagnais par mon travail le pain qu’il me donnait.

Aucun lien de tendresse, de gratitude ou de vénération ne pouvait donc m’arrêter ; cependant, malgré tant de motifs de faillir, je résistai quelque temps à la tentation, un peu par vertu, un peu par la difficulté de dérober du vin à mon maître, et beaucoup par des craintes vagues que, malgré mon ardente curiosité, je ressentais à la seule pensée de m’élancer comme lui dans cette sphère de visions extraordinaires et de mystérieux enchantements.

Enfin, mes irrésolutions cessèrent, je surmontai mes scrupules.

Il fallait d’abord me procurer du vin, chose difficile ; mon maître ne quittait presque jamais du regard le magique tonnelet, et il avait une telle habitude de s’en ingurgiter le contenu, qu’il ne s’endormait jamais sans l’avoir mis complétement à sec. Je méditai longtemps mes moyens d’attaque. Enfin, à peu près sûr de réussir, j’attendis l’occasion ; elle ne tarda pas : j’avais arrêté mon projet le jeudi ; le dimanche suivant je pus le mettre à exécution.

Je me le rappellerai toujours, c’était le dernier dimanche du mois de novembre ; il faisait très froid ; une neige abondante couvrait la terre ; j’avais passé la nuit dans l’agitation, dans l’insomnie ; le matin, selon la coutume, la servante de l’auberge du bourg apporta dans notre masure, charriés sur le bât de son âne, le baril de vin et les provisions ; lorsqu’elle se fut retirée, mon maître barricada la porte, et plaça le tonnelet garni d’un robinet au chevet de notre paillasse. S’armant alors d’un vieux gobelet de fer-blanc, Limousin, toujours taciturne, s’assit sur notre grabat, et commença de boire coup sur coup sans prononcer une parole ; d’habitude il demeurait silencieux, jusqu’à ce que les fumées du vin eussent agi sur son cerveau.

Pendant ces préliminaires, accroupi à dessein dans le coin le plus sombre de notre masure, mon regard oblique ne quittait pas Limousin.

Soit que l’intensité du froid, soit qu’une prédisposition accidentelle contrariât, ralentit l’excitation du vin, mon maître, contre son habitude, resta cette fois assez longtemps sans ressentir les symptômes ordinaires de l’ivresse ; enfin je vis se fondre peu à peu le masque de glace qui durant la semaine semblait pétrifier ses traits ; son visage hâve se colora, ses yeux ternes brillèrent : il se redressa brusquement sur son séant et d’une voix vibrante se mit à entonner une chanson à boire ; puis les progrès de l’ivresse suivant leur cours, il commença de parler à haute voix ; ce jour-là les visions ou les impressions de mon maître étaient fort gaies : de temps à autre il riait aux éclats et applaudissait bruyamment comme s’il eût été spectateur d’une joyeuse scène. Trop préoccupé pour prêter une oreille curieuse à ses divagations, je les entendais sans les écouter ; tapi dans l’obscurité, en apparence immobile, endormi, mes mains jointes sur mes genoux et le front appuyé sur les mains, je faisais lentement et tous les quarts d’heure au plus, en me glissant le long du mur, un imperceptible mouvement qui me rapprochait du tonnelet : en deux heures j’avais gagné peut-être cinq ou six pouces de terrain.

Le jour devenait de plus en plus sombre, la neige recommençait de tomber à gros flocons ; notre demeure, seulement éclairée par deux petites vitres sordides placées à l’imposte de la porte, était presque plongée dans l’obscurité ; grâce à ces demi-ténèbres, je mettais moins de lenteur et de circonspection dans les mouvements qui me rapprochaient du baril. <nowiki/

Soudain mon maître m’appela en riant à gorge déployée.

Je restai immobile, accélérant et élevant ma respiration, afin de faire croire à mon sommeil.

— Il dort, — dit Limousin, — bah !… j’irai tout seul à la noce.

Et il commença de parler et de gesticuler avec une agitation, avec une hilarité croissantes.

Mon premier succès m’enhardit : deux heures après j’étais arrivé auprès du baril, placé entre la muraille et le chevet de notre grabat ; saisissant le moment où mon maître avait le dos tourné, je me blottis brusquement dans l’espace qui restait entre le mur et le tonnelet ; je jouais le tout pour le tout, car presque au même instant Limousin m’appela d’une voix de plus en plus chevrotante et avinée.

Je restai de nouveau silencieux, immobile. Mon maître se laissa pesamment tomber sur notre couche, puis s’accoudant en prenant le baril pour traversin, il appuya son menton dans sa main gauche, tandis que, de la main droite, il tenait son gobelet, prêt à le remplir encore, car le baril n’était pas vide…

Je voyais mon maître de profil ; il était à peine vêtu d’une chemise et d’un pantalon en lambeaux, troué de tous côtés ; la clarté douteuse que filtraient les carreaux de l’imposte, se concentrait sur son visage radieux, épanoui.

Limousin fredonnait un chant joyeux ; cette figure empreinte d’une sérénité, d’une béatitude ineffables, se dessinait rayonnante de lumière et de félicité sur les ténèbres de notre masure… tandis qu’au dehors la bise sifflait et faisait tourbillonner la neige dans la plaine déserte…

Au moment de dérober le vin qui appartenait à mon maître, un dernier scrupule m’était venu ; mais, à l’aspect du bonheur idéal dont il semblait jouir… au milieu de notre misère, je n’hésitai plus.

Un gros clou dont j’avais aiguisé la pointe, le tuyau de la pipe d’un de nos compagnons de travail que j’avais cassée, comme par hasard, à l’heure du repas, furent les instruments dont je m’étais précautionné ; à leur aide j’accomplis mon larcin ; le fond du baril facilement percé, j’adaptai à cette ouverture le tuyau de pipe… et je commençai à pomper le vin à longs traits, avec une angoisse, avec un battement de cœur terribles…

D’abord l’âcre saveur de ce vin épais, capiteux, me causa une grande répugnance ; je surmontai ce dégoût, et bientôt une chaleur inconnue circula dans mes veines : les artères de mes tempes battirent à se rompre, ma vue se troubla… à des éblouissements lumineux succéda un vertige si violent, que je me cramponnai des deux mains au baril, comme si le sol, emporté par un mouvement de rotation rapide, eût manqué sous mes pieds, et dans mon trouble je m’écriai :

— Maître… au secours…

À partir de ce moment, les souvenirs m’échappent presque complétement.

Il me semble pourtant avoir vu Limousin se dresser debout de l’autre côté du baril, puis, perdant l’équilibre, retomber sur notre rabat en poussant un grand éclat de rire…

Lorsque je revins à moi, je me sentis engourdi par un froid cuisant… j’ouvris les yeux, j’étais au milieu d’un bois, couché sur la neige, le jour touchait à sa fin…

J’éprouvais un violent mal de tête ; la raison encore troublée, je regardai autour de moi avec un mélange de frayeur et de curiosité…

Comment étais-je venu dans ce bois que je ne connaissais pas ? que s’était-il passé entre moi et Limousin ? étais-je loin de notre masure ? m’en avait-il chassé ? étais-je sous l’empire d’une de ces visions familières à mon maître ? Ces pensées incohérentes se pressaient, se heurtaient dans mon esprit, lorsqu’un bruit lointain et à moi bien connu me fit tressaillir. C’était un tintement de clochettes sonores, couvert çà et là par les éclats d’une voix claire, perçante, qui chantait cette vieille chanson de tréteaux :

La belle Bourbonnaise
A, ne vous en déplaise,
Le cœur chaud comme braise, etc.

C’était la voix de la Levrasse le colporteur, accompagné de son âne Lucifer, qui faisait tinter ses sonnettes.