Les masques et les visages – Autour d’un buste/01

Les masques et les visages – Autour d’un buste
Revue des Deux Mondes6e période, tome 47 (p. 481-513).
02  ►
LES MASQUES ET LES VISAGES

AUTOUR D’UN BUSTE

I
BÉATRICE D’ESTE

Il y a, dans tous les muséums d’histoire naturelle, un coin consacré aux météorites. Ce n’est point le plus attirant, ni le plus divertissant pour l’œil : quelques pierres noires, ou grisâtres, informes, médiocres. Mais l’imagination y découvre des perspectives infinies. Ces pierres ont appartenu aux sphères que nous voyons briller, au-dessus de nos têtes, à des distances qui épouvantent la raison. Nous les touchons, nous les pesons, nous en faisons le tour et l’analyse. Ce sont des témoins d’un monde où nous n’irons jamais. Or, les savants y découvrent les éléments constitutifs de notre propre planète. Ces mondes lointains sont faits du même limon que le nôtre. Pourtant, la vie n’y est pas la même. Des conditions autres d’atmosphère, de chaleur, y produisent une autre flore, une autre faune, une autre humanité peut-être… mais lesquelles ? Jusqu’où nous ressemblent-ils ? Quel est le point où ils diffèrent ?

Chacun de nous s’est posé cette question. La science, jusqu’ici, n’y répond guère. Ses réponses sont hésitantes et nous déçoivent d’autant plus qu’il nous semble que la clef du problème soit, là, sous notre main et la solution si lointaine que nous n’y atteindrons jamais.

Ce n’est pas seulement au Muséum qu’on éprouve cette impression : c’est aussi, quelquefois, au Musée.

Il y a, au Louvre, une salle remplie de pierres qu’on pourrait appeler « la salle des Météorites. » C’est, au rez-de-chaussée, au bord de l’eau, la salle dite « de Michel-Ange, » reconnaissais à ce qu’elle communique avec la suivante par la gigantesque porte de Cristoforo Romano, prise à Crémone au palais du Marchesino Stanga. Elle est remplie de bustes italiens du XVe et du commencement du XVIe siècle : vieillards rusés et ridés, femmes futées et ambiguës, guerriers insolents, génies douloureux et pensifs, — chefs-d’œuvre de Benedetto da Majano, de Cristoforo Romano, de Laurana. Or, ces masques, vieux de quatre cents ans, sont animés d’expressions toutes modernes, comme si leurs modèles vivaient parmi nous. Il n’y a pas, là, de types impersonnels, comme au musée des Antiques : chaque trait souligne une passion, ou un penchant, ou une énergie, ou une inquiétude que nous avons vus soulignés ainsi chez des contemporains.

Ces âmes étaient donc vraisemblablement faites comme nos âmes… Pourtant, leurs actions furent autres. Qui, de nos jours, à l’insolence de se bâtir un palais comme celui de ce vieux Strozzi ? De trahir et de massacrer comme ce Roberto Malatesta, et, mieux encore, comme son père Sigismondo ? Qui se meut, dans l’art et dans la guerre, dans la passion et dans la poésie, comme ce Michel-Ange ? Qui fait tenir toute une vie de luxe, de fêtes, de voyages, de diplomatie, entre la quinzième et la vingtième année, comme cette Béatrice d’Este ? Ce sont, là, des témoins d’un monde si parfaitement disparu, si loin de nous, qu’on doute qu’il ait réellement existé. Il semble qu’ils respiraient une autre atmosphère, qu’ils croissaient plus vite, qu’ils se manifestaient plus loin, qu’ils visaient plus haut, qu’ils tombaient plus bas. Leur indice physiologique nous trompe-t-il ? Et devons-nous croire qu’ils étaient constitués autrement que nous, avec d’autres ambitions et d’autres rêves ? Ou bien, l’étaient-ils de même, désiraient-ils les mêmes choses, seulement aux prises avec d’autres conditions de vie ? Où s’arrêtent les analogies ? Où les dissemblances commencent-elles ? Interrogeons un de ces bustes : peut-être il nous le dira.


I. — UN BUSTE[1]

C’est la tête d’une toute jeune fille, presque une gamine, de quatorze à quinze ans, joufflue et délurée, le front droit et étroit, le nez bref et en l’air, l’œil haut, grand ouvert, la bouche sensuelle, aux coins enfoncés dans les joues surabondantes, la poitrine étroite, les os du cou affleurant à la peau, toute la tête encapuchonnée dans une chevelure aplatie, en ondes régulières qui masquent les tempes, descendent en bandeaux jusqu’au-dessous des oreilles, puis, par une courbe rapide, se relèvent sur la nuque de façon à laisser toute nue la tige du cou et finissent par retomber boudinées en une longue queue cylindrique derrière le dos, le cuazzone des Milanaises, tandis que deux boucles détachées coulent le long des joues en manière de tire-bouchons. Pas de bijoux : seulement un fil circulaire, la lenza, serre le haut de la tête, comme pour empêcher le front de se séparer de l’occiput et une résille brodée clôt, derrière le crâne, l’édifice des cheveux. Sur l’épaule gauche, une écharpe brodée de dessins réguliers et minutieux et, sur le corsage, d’autres broderies plus pittoresques : une large bague où s’enroulent des liserons en des volutes calligraphiques et où deux mains coupées secouent un linge plein d’une mystérieuse poussière sur le calice grand ouvert d’une fleur. Enfin, sur le socle, ces mots :


DIVAE

BEATRICI

D’HERC. F.

qui désignent, le plus clairement possible, Béatrice d’Este, seconde fille d’Ercole d’Este, duc de Ferrare, représentée avant son mariage, c’est-à-dire avant qu’elle eût quinze ans et demi, entre 1489 et 1490.

Telle est une des pierres les plus suggestives qui, traversant les siècles, soient venues jusqu’à nous.

C’est un fort délicat morceau de sculpture, qu’il faut voir de préférence au milieu de l’après-midi, quand le relief de l’écharpe se borde d’un trait noir et quand le creux de la gorge se remplit d’ombre. Elle est d’une facture un peu mièvre, comme ciselée : c’est un travail d’orfèvre. Les bords des lèvres découpés finement, les sourcils réduits à une arête de marbre, les yeux stylisés, les commissures des lèvres creusées précieusement. Mais c’est plein de vie. Il n’y a là qu’un buste et nous voyons cependant comment tout le corps est posé. Hanche à droite, fortement, il baisse l’épaule droite, soulève la gauche qui est drapée, et tourne très légèrement la tête de droite à gauche, ce qui est indiqué par la saillie plus forte du sterno-mastoïdien droit et de la clavicule droite. La dyssymétrie est arrêtée juste au point où elle deviendrait du mouvement.

La vie s’exprime, en effet, par une variation, d’abord insensible, de la forme qu’aurait un corps dans le repos parfait ou qu’il pourrait garder, mort. Un muscle travaille plus que l’autre, — et cela suffit. Dès que la statue se met à lever le bras, à se tenir sur une seule jambe, à ployer les reins, à prendre, en un mot, une posture qu’elle ne peut garder longtemps, ce n’est plus la vie : c’est le mouvement.

Ainsi, une œuvre plastique peut présenter trois degrés de ressemblance avec le modèle humain : la forme, la vie, le mouvement. Pour révéler une individualité, la forme n’est pas assez, le mouvement est trop : ce qui convient à un portrait, c’est la vie. Ce marbre en est plein. Nous ne savons rien de cette gamine, et nous la devinons, déjà, lieta di natura e piacevolina, comme la jugera son mari, vive, impétueuse, pas bête, mais point transcendante, plutôt garçon que fille, avec l’air de se tenir à quatre pour ne pas donner sa démission de statue et s’en aller danser la pavane ou la mazzarocca.

Il n’y a pas seulement, ici, de la vie : il y a du mystère. Que veut dire cet anneau avec son chaton de diamant taillé en pointe, prisonnier des libres d’un volubilis stylisé, et que font, à l’intérieur du cercle nuptial, ces deux mains coupées à la manière des mains qu’évoquent les médiums ? Pourquoi tiennent-elles un linge, et qu’est-ce que cette poussière qui tombe de ce linge dans le calice grand ouvert d’une fleur dressée pour la recevoir ?

Ce que nous savons, c’est que le diamant taillé en pointe désignait les d’Este : leur cri de guerre était Diamante ! Nous savons aussi qu’un linge tenu par deux mains et représentant un bluteau désignait le fiancé de Béatrice d’Este, Ludovic le More. Il portait, cinq ans avant ce buste, une toque ornée d’un buratto. Nous savons enfin que, à cette époque, on soupçonnait déjà le mystère de la fécondation des fleurs. Nous n’en savons pas davantage, sinon que les artistes aiment à broder le tissu du réel avec du rêve et que ce sont de grands fantaisistes. C’est ce que les savants ignorent ou ce qu’ils oublient. Ils veulent qu’un motif décoratif signifie toujours quelque chose et ils veulent qu’il signifie toujours la même chose, — deux postulats fort arbitraires. Entre les mains des artistes, les symboles sont comme une belle amphore que se lèguent les générations et où chacun met sa liqueur préférée. Parfois même il n’y met rien du tout et ne la conserve que pour la beauté extérieure de la forme. Avec le temps, on oublie ce qu’elle a contenu. Pourtant, un parfum lui reste, irritant et subtil, par où notre curiosité soupçonne, sans le voir de façon précise, de quoi nos pères se sont abreuvés. Ainsi, devant l’anneau de Béatrice d’Este, imaginez ce que vous voudrez. La pensée de la Renaissance est assez vaste pour contenir toutes nos hypothèses : ce sera notre seule chance de nous rencontrer avec l’artiste qui, d’un ciseau subtil, en a creusé, il y a quatre cent trente ans, le souple contour.

Mais, au fait, qui est cet artiste ? Là, aussi, on a discuté. Le buste étant admirable, de facture fort particulière et sans attribution précise, Courajod voulait le restituer à Léonard de Vinci, comme au Dieu à qui l’on doit tout rapporter de ce qu’on trouve de beau en ce monde. Les raisons qu’il en donnait étaient faibles et l’Histoire ne les a pas retenues. Le buste est d’un artiste, Pisan de naissance, Romain d’éducation, joueur de luth, chanteur et décorateur, homme de cœur et de lettres, mort jeune, qu’on eût stigmatisé de nos jours de titre d’ « amateur » ou d’ « homme du monde, » et qui figure dans les dialogues du Cortegiano. « Cet excellent maître, Johan Cristoforo, qui a sculpté le portrait de Votre Seigneurie en marbre, » écrit Isabelle d"Este à sa sœur Béatrice, en 1491, c’est-à-dire un ou deux ans après que ce buste a été exécuté. Il n’y a guère de doute que l’ouvrage désigné par la grande marquise soit, là, sous nos yeux.

Il porte la marque d’un esprit pénétrant, d’une main délicate et incisive. Il en porte encore une autre, qui n’est point d’un goût parfaitement pur. Prenez garde à ce que vous voyez sur le côté droit du corsage : il y a là une épingle de marbre si bien imitée, qu’on croit qu’on va pouvoir l’ôter, et, sur l’écharpe, il y a des soutaches à rendre jalouse une brodeuse. C’est une légère semence de mauvais goût, déjà déposée là, dès le XVe siècle, dans le terreau à chefs-d’œuvre, et qui germera, hélas ! Ce goût du trompe-l’œil, cette manie de la surcharge ornementale, est un goût bien italien. Aux grandes époques de l’art, il est maté par le génie, mars il existe, déjà, à l’état « larvé, » si l’on peut dire. Comme c’est un trait de race, il demeurera quand le génie aura passé, et alors il primera tout. Quand vous visitez le Campo Santo de Gênes et voyez le marbre découpé en broderies, divise en franges, effiloché en dentelles, feuilleté en volants, ou quand, sur les places publiques d’Italie, vous apercevez les héros du Risorgimento brandissant des revolvers, des baïonnettes ou d’autres mécaniques laborieusement découpées dans le carrare, rappelez-vous l’épingle de Béatrice d’Este…

A la vérité, c’est elle peut-être qui a mis, là, cette épingle, comme cette écharpe, et qui a voulu que l’artiste fît leur portrait pour la postérité. Tout est possible quand il s’agit d’exigences féminines, et le critique ne saurait s’avancer trop prudemment. Qui peut dire ce qui se passait dans cette petite tête, tandis que le joueur de luth s’appliquait à reproduire ses traits enfantins ? Nous avons déchiffré les symboles de son corsage, mais il y a quelque chose de plus profond que ces symboles et de plus caché, ce que nous révélerait, si nous étions mieux instruits, la physiologie de ce visage. Laissons les mains coupées verser une poussière mystérieuse dans le calice d’une fleur inconnue, et tâchons de deviner ce qu’il y a dans cette tète, c’est-à-dire ce petit récipient à idées : quels espoirs, quelles craintes, quelles chimères, quelles volontés ?

Nous ne sommes pas les premiers qui nous posions cette question. Un homme se la posait dans les derniers jours de l’année 1490 : c’était Ludovic Sforza, dit « le More, » duc de Bari et régent des États de son neveu, le duc de Milan. Il allait épouser cette petite personne et, bien qu’à cette époque une princesse dût suivre aveuglément la raison d’État, — et de son mari, — le « More » était beaucoup trop circonspect pour ne pas se demander ce qu’elle serait, une fois mariée. Il avait quarante ans ; elle en avait quinze et demi, ce n’était qu’une enfant : la femme pourrait lui ménager des surprises. Il ne savait guère d’elle que ceci, la seule chose pour laquelle il l’épousât : qu’elle était la fille du duc de Ferrare. Il ne l’avait pas recherchée par amour : il ne l’avait pas recherchée du tout. Il avait demandé sa sœur Isabelle d’Este, d’un an plus âgée qu’elle. Malheureusement, la main d’Isabelle d’Este était promise, depuis peu, à l’homme le plus laid de l’Italie et le plus brave : le marquis Gonzague. Il s’était donc contenté de la cadette qui avait alors cinq ans, et en avait attendu dix. Telles étaient souvent les fiançailles des princesses de ce temps. Il pouvait arriver que, dès le berceau, leur nourrice leur désignât leur mari, en même temps que leur père et mère, sous les espèces d’un personnage âgé, grave et grondeur. Elles grandissaient dans cette foi qu’il n’y en avait pas un autre possible au monde, et se mariaient sans risquer jamais de confusion entre l’amour et le mariage.

« Trois choses sont difficiles, avait coutume de dire le père de Ludovic le More, le grand Francesco Sforza : acheter un bon melon, choisir un bon cheval, prendre une bonne épouse. Quand l’homme veut faire une de ces trois choses, il doit se recommander à Dieu, tirer sa barrette sur ses yeux et se jeter tête première dans l’aventure. » Mais Ludovic le More n’était pas homme à tirer sa barrette sur ses yeux, quoi qu’il fit : il raisonnait fort ses moindres gestes, et ce petit buste lui paraissait peut-être une inquiétante énigme.

De son côté à elle, quelle perspective ! Elle allait régner de fait, sinon en titre, sur le plus bel État d’Italie, sur un des plus riches du monde ! L’État de Milan produisait un revenu de trente millions, dix fois celui de Mantoue, somme énorme pour l’époque, et ses revenus personnels allaient s’élever à près de 114 000 francs, — ce qui représentait une fortune royale, si l’on tient compte de la puissance d’acquisition que l’argent avait alors. Elle n’allait pas régner en titre, parce que, son mari n’étant que régent, c’était sa cousine Isabelle d’Aragon, mariée depuis peu à Gian Galeazzo Sforza, qui, seule, pouvait être qualifiée duchesse de Milan. Mais le jeune duc, tout à ses plaisirs, laissait très volontiers la première place à son oncle Ludovic le More.

C’était donc une autre cour souveraine, et peut-être la plus brillante des deux, que Béatrice devrait présider à côté de sa cousine devenue sa nièce, dans le même Castello, élégant et formidable échiquier de palais et de cortiles, défendu par tout un réseau de fossés, avec 62 ponts-levis, par 500 gardes et 1 800 machines de guerre, embelli par les artistes et les artisans du monde entier, rempli de trésors, animé par le va-et-vient d’une population de 800 courtisans et gens de service, depuis les secrétaires d’État, les coadjuteurs, les trésoriers, les chapelains, les registratori, les gardiens des archives, jusqu’aux portiers ou huissiers, les nombreux camériers du service d’honneur, 40 camériers attachés à la personne du Duc, 10 camériers adjoints, 10 sous-camériers, 2 médecins, un apothicaire, des officiers des écuries, lesquelles contenaient 500 chevaux ou mules pour le service privé du Duc, des écuyers tranchants, des buffetiers, des économes, des apprêteurs de la table ou officiers de bouche, 33 chanteurs étrangers, « ultramontains, » enfin le personnel inférieur : guichetiers, cuisiniers, mitrons, barbiers, tailleurs, cordonniers, 12 palefreniers, des stambecchini ou chasseurs, les fauconniers, les oiseleurs, les employés aux sauvagines, les trompettes, les porteurs de chaises ou de litières, les officiers « de l’assiette » et une nuée d’autres titulaires d’emplois dont nous n’avons plus le moindre soupçon aujourd’hui, jusqu’à des astrologues et des mamelouks, sans parler des dames d’honneur et des pages spécialement attachés au service de la duchesse. Il faut lire, dans le savant et magnifique ouvrage que M. Francesco Malaguzzi Valeri a consacré à la cour de Ludovic le More, le détail de cette figuration très compliquée et savamment hiérarchisée, retracée d’après les documents des archives d’Etat, surtout de Milan et de Modène. Aujourd’hui encore, quand on visite ces palais détruits, mais restitués dans leurs dimensions et leur décoration d’alors, tout battant neuf, comme ils l’étaient précisément quand Béatrice y entra, on éprouve le prestige dont devait jouir, auprès de tous les princes de l’Europe, la Cour des Sforza.

Le palais que la nouvelle mariée allait habiter n’était pas la Corte ducale, occupée par le duc et la duchesse de Milan, mais la Rocchetta, c’est-à-dire un carré à portiques aux fines colonnes, contenu dans le rectangle des palais ducaux, contenu lui-même dans le grand carré de la forteresse, dite le Castello. C’était le moins grand des deux, mais le plus confortable, surtout l’hiver, le mieux défendu, le « réduit, » et celui qui contenait les choses les plus précieuses : les Archives et le Trésor. Les appartements réservés à la jeune femme étaient ceux du rez-de-chaussée, à gauche en venant de la place d’Armes, c’est-à-dire de la ville, terminés par la célèbre Tour du Trésor. On voit, en les parcourant, qu’il y avait là de quoi déployer le faste et l’étiquette d’une cour vraiment royale.

L’homme qu’elle allait épouser s’appelait « le More. » Avec le goût pour la mystification qui régnait alors dans les cours de la Péninsule, on peut se figurer les petites compagnes de Béatrice, jalouses de son élévation subite, s’amusant à lui persuader qu’elle allait épouser un nègre, — d’autant qu’il était quelquefois représenté ainsi sur les images… Mais l’homme était trop connu pour qu’elle le crût longtemps. Il n’avait rien de nègre, ni de turc, ni de more : tout au plus était-il très brun de cheveux avec un teint olivâtre. Il était même fort beau. Son nom officiel était Lodovico Maria Sforza, duc de Bari. Quant à son caractère et à son rôle, c’était alors une énigme, et nous, qui avons quatre cents ans de plus pour la résoudre, nous ne l’avons pas encore résolue. Il entre dans l’Histoire par une porte dérobée ; il en sort sous un déguisement, toujours longeant les obstacles, cherchant une fente, une fissure, un joint où passer son museau pointu, filant vers son but à pas de velours, patient, silencieux, subtil. Il flaire le danger de bien loin comme un renard et ne se risque guère que lorsqu’il n’y en a point. Comme le regard aussi, il ne tue pas autour de son terrier : il y a beaucoup de sang versé dans sa famille, mais il n’est jamais là quand on le verse, et l’Histoire peut toujours plaider pour lui l’absence, l’ignorance, le hasard.

Il n’est point du tout destiné à régner. Entre le trône et lui il y a je ne sais combien de poitrines humaines : il y a son frère, le duc Galeazzo Maria Sforza, qui règne et se porte fort bien ; il y a le fils de son frère ; il y aura le fils du fils de son frère. En plus de ces héritiers directs du trône de Milan, il possède quatre autres frères, dont deux sont plus âgés que lui, plus près, par conséquent, du pouvoir, si le pouvoir vient à vaquer. Quoique prince, il ne règne sur rien et n’a aucune chance de régner : il est tout au plus en « odeur de principauté. » Or, voici que le lendemain du jour de Noël 1476, un matin de neige, son frère Galeazzo Maria Sforza va entendre la messe à San Stefano, ayant laissé sa cette de mailles de sûreté « pour ne pas paraître trop gros. » Sur le seuil de l’église, il est tué à coups de dague par des illuminés ou des ambitieux, qui croient ainsi abattre la tyrannie et renouveler les fastes de la république romaine. C’est donc le neveu du More, Gian Galeazzo, qui devient duc de Milan.

Trois ans après, en 1479, son autre frère, le duc de Bari, vient à mourir et il hérite de lui son duché. Trois ans encore plus tard, en 1482, on apprend In mort de son autre frère, Filippo. Son autre frère, Ottaviano, se noie dans l’Adda. Son quatrième frère, Ascanio, heureusement pour lui, est entré dans les ordres et, n’étant pas dangereux, ne court pas de dangers. Enfin, en 1494, son neveu, le nouveau duc de Milan, Gian Galeazzo, meurt à l’âge de vingt-cinq ans, au moment où, Charles VIII étant entré en Italie, une main ferme, une main d’homme, est requise pour tenir le pouvoir. L’enfant que laisse son neveu n’en est pas capable, ni sa nièce, veuve du duc défunt, la malheureuse Isabelle d’Aragon. Le trône étant donc comme vacant, il s’y glisse et s’y assoit sans bruit, en faisant des révérences à tout le monde…

En son privé, c’est un homme de haute mine, affable, magnifique, aumônier. C’est un charmeur, et quoique pas brave du tout, il donne l’illusion d’une entière maîtrise de soi et des autres. Bayard, lui-même, s’y laissera prendre, aussi téméraire peut-être en psychologie qu’en armes : « Un homme, dit-il, qui, pour peu de chose, n’est pas aisé à étonner. »

Tel est le prince que cette enfant de quinze ans allait épouser. Pourquoi, avec cela, l’appelait-on le « More ? » Pourquoi la foule criait-elle : Moro ! Moro ! sur son passage et le symbolisait-on tantôt par une tête d’Africain, tantôt par un mûrier, moro en italien ? C’est, là, un de ces petits problèmes qui enfantent de gros volumes, Lesquels gros volumes ne produisent qu’un infime intérêt. La chose une fois éclaircie, on s’aperçoit qu’elle ne valait pas la peinte de l’être. Notre homme était le quatrième fils de Francesco Sforza, le grand condottiere. A sa naissance, on lui donna, entre autres prénoms et en raison de son teint très brun, le surnom de Mauro. Ce prénom étant moins commun que les autres, on prit l’habitude, dans la famille, d’appeler Il Moro le petit garçon. Officiellement, ce prénom changea. Auprès une grave maladie qu’il fit à l’âge de cinq ans, on le voua solennellement à la Vierge et on l’appela Maria, ce qui fit qu’il signa toujours plus tard, Lodovico Maria Sforza. C’est le nom qu’on trouve dans les actes publics. Mais le Mauro ou Moro subsistait dans l’intimité et le goût du petit prince pour ce qui était original le lui fût conserver en marge de son état civil véritable. Peut-être, aussi, ne lui déplaisait-il pas qu’un surnom évoquât le luxe et les sciences de l’Orient, doué alors pour l’Occident de tant de prestige. Les familiers s’y prêtèrent de bonne grâce. Ce fut toujours un régal, chez ceux qui approchent les grands, que de les appeler par leur petit nom, comme un mot de passe qui les glisse à leur niveau et dans leur familiarité. En tout cas, ce prénom, qui était un surnom, tomba dans la foule, s’y répandit, devint le nom, le seul, devant l’Europe et la postérité.

Il prêtait à toutes sortes de jeux de mots, d’applications et de symboles, et l’on ne s’en fît pas faute. Il devint le « , More » d’outre-mer, représenté par une tête de nègre. Il devint le « mûrier, », l’arbre-prudent qui ne risque ses feuilles qu’après tous les arbres, et quand la saison est sûre. Il devint même une couleur : le violet particulier de la mûre. Si le temps ne nous avait conservé qu’une seule de ces synonymies, elle serait tenue pour exclusive des autres, et les savants prononceraient avec l’assurance qu’ils ont toutes les fois qu’ils ne possèdent qu’un seul document. Malheureusement pour eux, et par bonheur pour l’artiste, le symbole de Ludovic le More est un Protée décoratif.

De même, ses armoiries, emblèmes ou devises. Il en avait pour toutes les circonstances, les plus contradictoires, de sa vie. La plupart lui venaient de ses ancêtres les Sforza, ou bien des Visconti, et lorsqu’un événement de sa propre histoire s’ajustait à quelqu’un d’eux, il donnait à celui-ci la préférence. Quand on lève les yeux vers les voûtes du Castello de Milan (rebâties, mais scrupuleusement décorées de motifs sforzesques) ou quand on les abaisse sur les missels de la collection Trivulce, on aperçoit, à profusion, ces symboles : des colombes volant dans des rosaces de flamme ; des vipères repliées en « serpents de paroisse, » qui engloutissent un petit enfant ; des aigles impériales aux ailes écartelées et aplaties ; un lion aveuglé par un casque et un cimier ; des tisons enflammés d’où pendent des seaux ; une balayette ou scopetta étalée comme un éventail renversé ; un caducée ; un bras qui se lève armé d’une hache pour frapper quelque tronc d’arbre ; un chien attaché à un pin ; un nœud formé d’un linge aux bouts retombants ; enfin des ondes… Que de présages ! Que de significations diverses ! Que de problèmes à creuser et à résoudre ! Si la petite Béatrice s’était avisée d’aller chercher, dans ces emblèmes, les secrètes pensées de son futur mari, nul doute qu’elle se fût perdue, comme nous nous perdons, dans ce labyrinthe ornemental. Mais elle ne s’en souciait guère. Ce sont les érudits qui ont de ces curiosités. Il semble bien que son seul souci, le jour de son mariage, fut que sa robe de brocart blanc allât bien et de ne pas se geler le bout du nez.

Car le mariage eut lieu pendant le terrible hiver 1490-1491. Le Pô était gelé ; on le remontait en traîneau. Le cortège glissa, parmi les plaines de la Lombardie, comme une noce de Hollande. La bénédiction fut donnée à Pavie, l’ancienne capitale des rois Lombards, le 17 janvier, « jour de Mars très propre à provoquer la naissance d’un fils, » selon les meilleurs astrologues du temps. Toute la campagne endormie sous la neige, les fontaines et les rivières sous la glace, un grand voile blanc étendu sur la terre et les eaux et les toits même de la « ville aux cent tours : » — telle fut la bienvenue que notre petit masque trouva en entrant dans les États de son seigneur et maître et dans sa nouvelle ville.

Quelle figure allait-elle y faire paraître ? Quel rôle jouer ?… Voilà, sans doute, ce que se demandait Ludovic le More, il y a quatre cent trente ans, devant ce buste, comme nous nous le demandons aujourd’hui.


II. — UNE FEMME[2]

Il ne tarda pas à être fixé. C’est une femme et non une enfant qui est entrée à la Rocchetta, une tête folle, peut-être, mais point indifférente. Des yeux peut-être éblouis par le luxe des Sforza, mais qui savent fort bien voir ce qu’on ne leur montre pas, dans les profondeurs de la Corte Reale : — et tout d’abord qu’il y a, là, une femme belle et savante, qui règne sur le cœur du duc, la fameuse Cecilia Gallerani, celle dont Léonard de Vinci a fait le portrait, et ensuite que cette femme va donner un enfant à Ludovic le More. Bien que ce fût assez conforme aux usages, Béatrice se révolte ; elle refuse le partage ; elle refuse une robe de brocart d’or que son mari lui offre, si la Gallerani paraît en public avec une semblable. Elle saisit du différend l’ambassadeur de son père. Elle exige le renvoi de la favorite installée depuis dix ans dans une royauté inexpugnable ; en un mot, elle veut faire régner la morale : c’est donc un démon que le More a introduit à son foyer ! Mais ce démon a l’attrait du joujou tout neuf. Il faut bien lui céder quelque chose.

Le More céda. Il avisa la cour de Ferrare qu’il allait se séparer de la Gallerani pour toujours, et pour que ce « toujours » eût l’air de durer quelque temps, il voulut que la séparation reçût la consécration de l’Eglise et l’éclat d’un mariage. D’ailleurs, la Gallerani venait de lui donner un fils ; les convenances voulaient qu’il lui donnât un mari. Il choisit, pour cet office, un des plus nobles gentilshommes de sa cour, le comte Lodovico Bergamini, de Crémone, qu’il combla de faveurs et qu’il installa, avec la belle comtesse, au palais Carmagnola ou dal Verme, alors le plus beau de Milan, décoré à neuf par les meilleurs artistes du temps, — digne cadre à la beauté chassée de la Rocchetta. Elle y vécut et y survécut, heureuse, à tous ceux qui la chassaient. La foule, qui passe aujourd’hui via Rovello, devant le palais de l’Administration des Finances, ancien palais Carmagnola, ne pense guère à la déesse païenne dont ce fut le temple et n’y trouverait guère trace des splendeurs d’antan. Mais notre petit masque dut le regarder plus d’une fois avec complaisance, comme le monument de sa première victoire remportée sur son mari.

Ce n’est pas la seule. Le bonhomme va de surprise en surprise. Il découvre, d’abord, en elle, une écuyère accomplie. Son éducation, à Ferrare, avait été surtout sportive. L’équitation était en grand honneur à la cour d’Este, les courses continuelles. Le maître des écuries allait, jusqu’en Angleterre, chercher des sujets choisis pour améliorer la rave. L’émulation était entretenue par la concurrence des fameux haras de Mantoue. Béatrice est mise de fort bonne heure sur un cheval ; après son mariage, elle continue de monter presque tous les jours. Et ce n’est point, là, parade au carrousel. Dans une chasse au loup, elle fait trente milles sans s’arrêter, semés de mille obstacles, toujours franchis aisément. Le 16 mai 1491, le More écrit à Isabelle d’Este qu’il regrette qu’elle ne soit pas avec lui à courre le loup et montrer ses talents. « Bien que tel soit le courage de l’illustre duchesse, ma femme et votre sœur, que je ne sais comment vous ferez pour la surpasser… » Ces chasses sont semées de dangers : peu lui chaut. Une fois, un cerf poursuivi et effrayé s’est rué sur son cheval, lequel s’est levé tout droit quanto é una bona lanza, mais elle n’est pas tombée : son mari et les autres accourant, morts de peur, la trouvèrent qui riait aux éclats, bien que le cerf l’eut frappée à l’épaule. Une autre fois, un sanglier découd des lévriers : elle pousse droit au monstre et le frappe comme un vieux chasseur. Elle s’exerce même à l’oisellerie et y réussit : La mia consorte uccella tanto bene ch’ella me avanza, s’écrie Ludovic le More. Il rayonne de ses succès. Il commence à en devenir amoureux. « Elle m’est plus chère que la lumière du soleil, » écrit-il à la cour de Ferrare. L’entrain endiablé de cette gamine réchauffe le sévère et docte diplomate ; il lui passe toutes ses folies. Le voici qui écrit à Isabelle d’Este, de Milan, le 12 avril 1491 :


Je ne pourrais vous expliquer la millième partie des choses qui font et des divertissements auxquels se livrent la duchesse de Milan et ma femme : faire galoper leurs chevaux à bride abattue, et courir après leurs dames et les faire tomber de cheval. Et maintenant qu’elles sont à Milan, elles ont imaginé, hier qu’il pleuvait, d’aller toutes deux, avec quatre ou six de leurs dames, par la ville, à pied, avec des linges sur la tête en guise de coiffure, pour acheter des provisions. Et comme ce n’est pas l’habitude, ici, de s’en aller avec des linges sur la tête, il parait que quelques commères firent des remarques désobligeantes ; sur quoi ma femme prit feu et commença à riposter du même ton, si bien qu’elles crurent en venir aux mains. Puis elles sont revenues à la maison toutes crottées et éreintées, ce qu’il faisait beau voir ! Je crois que quand Votre Excellence sera ici, elles iront avec encore plus de courage, car elles vous auront auprès d’elles, vous qui êtes brave, et si quelqu’une se hasarde à leur dire des vilenies, Votre Excellence les défendra toutes et leur donnera une leçon. Votre frère affectionné. — LODOVICO.


Auprès de sa jeune femme, le grand homme prenait, lui aussi, le goût des récréations burlesques. Ceux qui se l’imaginent sans cesse courbé sur des devis avec Léonard ou, dans les conseils, gourmandant les ambassadeurs français sur leur trop de bavardise, se font de Ludovic le More une image très incomplète. Ces gens de la Renaissance nous sont connus surtout par les traits qui les distinguent de leurs devanciers, par leur apport nouveau à la civilisation ; — et l’on a raison de les montrer ainsi, car ce qu’il y a de plus pressant à noter, dans un temps ou dans un homme, c’est ce en quoi il diffère des autres. Mais il s’en faut que ces traits soient les seuls. D’autres y persistaient, des époques de barbarie, et de même que la foi du moyen âge était fort peu entamée par ce qu’on appelle le « paganisme de la Renaissance, » de même le goût des grosses farces et des lourdes brimades coexistait fort bien avec les curiosités nouvelles et les subtils raffinements de l’esprit.

C’est ainsi que Ludovic le More laissait, là, Platon et Chalcondylas, pour faire piéger, par les paysans de Vigevano, les loups, renards, chats sauvages et autres bêtes puantes des environs, qu’il leur payait à raison d’un ducat par tête, puis il les faisait porter, en tapinois, dans la maison de l’ambassadeur de Ferrare, Trotti, poltron notoire et homme grave, détestant les facéties. On imagine la colère du diplomate en découvrant toute cette faune cachée dans les lits, grimpée sur les armoires, rencognée derrière les coffres, hurlant et mordant… Le séjour de Vigevano lui devient odieux. Il maudit cette villégiature de chasse et soupire après son logis de Milan. A Milan, du moins, il se croit en sûreté… Point. La nuit, les bêtes puantes, transportées dans des sacs, par des estafiers subtils, sont jetées pardessus le mur dans son jardin et y font grand carnage de volailles. La cour est aux anges. L’ambassadeur se barricade, renouvelle les serrures, se ferme à triple verrou : on simule des poursuites de police, des incendies, toutes sortes de stratagèmes pour introduire chez lui ce qui reste de diables velus dans les chenils du duc.

Enfin, Trotti se retire à Pavie où il tient de la munificence ducale une nouvelle maison, et il pend la crémaillère. Toute la Cour le suit. On avait, à cette époque, l’habitude de dresser la vaisselle d’argent sur un buffet, comme on le voit aux Noces de Cana, au Louvre, derrière la colonnade de gauche. On en profite pour dérober à l’amphitryon un plat d’argent qu’on va offrir de sa part à Béatrice. Le malheureux volé court le lui réclamer. Funeste inspiration ! Il est saisi à bras le corps par le duc et, ainsi immobilisé, il voit la petite duchesse s’approcher, plonger les mains dans son escarcelle et lui soutirer encore deux ducats d’or, dont elle fait largesse à la nièce de la maison, au milieu des éclats de toute la société, déclarant que, sans cette rançon, il ne reverra pas sa vaisselle, et elle s’en va, lui emportant encore son bonnet de soie, qu’elle ne lui rendra jamais ! Tout le monde se pâme el, comme on n’est pas égoïste, on exige que le malheureux ambassadeur en rende compte à son gouvernement, afin que la cour de Ferrare ait sa part du rire qui déploie les gorges princières à Milan.

Au milieu de ces enfantillages, le More découvre en sa femme, tout à coup, une travailleuse. Le 12 juin 1491, il écrit à Isabelle d’Este :

J’ai passé plusieurs jours dernièrement à la Chartreuse (de Pavie) que votre Excellence, je le sais, a visitée à votre dernier séjour ici. Et comme je ne trouvais pas que les stalles du chœur fussent en aucune façon convenables, ni égales en beauté au reste de l’édifice, j’y retournai avant-hier ; je les fis enlever et je donnai l’ordre que de nouvelles stalles fussent dessinées pour les remplacer. Et comme je m’en retournais, le duc et la duchesse et ma femme vinrent à ma rencontre et m’attaquèrent à l’improviste. Afin de me défendre, je répartis mes gens, dont la plupart étaient montés sur des mules, en trois escadrons et je chargeai l’ennemi en bon ordre, de sorte que ce fut un beau hourvari ! Ensuite, nous arrivâmes à la maison pour voir quelques jeunes gens courir la lance et, après cela, nous allâmes souper. Et comme ces illustres duchesses avaient mis dans leur tête de retourner à la Chartreuse, elles y revinrent hier matin et, lorsque l’heure de leur retour fut arrivée, je sortis pour aller à leur rencontre et je les trouvai toutes, les deux duchesses et leurs dames, déguisées en Turques. Ces costumes avaient été imaginés par ma femme qui les avait tous fait faire en une nuit ! Il paraît que lorsqu’elles commencèrent à travailler, hier, vers midi, la duchesse de Milan ne pouvait cacher sa surprise en voyant ma femme coudre avec autant de vigueur et d’énergie qu’une vieille femme. Alors ma femme lui dit que, quoi qu’elle fît, que ce fût jeu ou chose sérieuse, elle ne pouvait s’empêcher d’y mettre tout son cœur et de lâcher de le faire le mieux possible. Assurément, dans ce cas, elle a réussi parfaitement. L’adresse et la grâce avec lesquelles son idée fut réalisée m’ont donné un plaisir que je ne saurais décrire.


C’est un jeu assez naturel et parfois divertissant entre gens qui ont trouvé, dans leur berceau, la fortune, que se demander ce qu’ils feraient s’il leur fallait faire précisément quelque chose, c’est-à-dire un métier qui nourrisse son homme. Et plus d’un, à cette hypothèse d’une éventualité improbable et ridicule, est empêché de répondre. Béatrice d’Este eût répondu sur-le-champ : elle eût été modiste. Novarum vestium inventrix, dit d’elle un contemporain. Car elle était d’aiguille et avait les trois dons de la modiste : l’esprit inventif, le don du mouvement perpétuel et le génie de l’ornement coûteux. Je ne parle pas du goût, qui n’a rien à voir en cette affaire, car il est bien difficile que les incessantes variations de la mode soient toutes heureuses et l’on voit que celles de Béatrice ne l’étaient point. Par exemple, étant courte et bientôt grasse, il lui eût fallu toujours porter des dessins à lignes verticales, — et elle en porte sur sa robe pékinée, jaune et bleu sombre, qu’on peut voir au musée Brera, — mais elle porte, tout au contraire, des zones horizontales de filet, placées en volants, sur la robe de son tombeau, qu’on peut voir à la Chartreuse de Pavie. Elle aimait donc mieux risquer un dessin malheureux que remettre deux fois la même robe, le ne le dis pas à son honneur de coquette ; je le dis à son honneur de modiste, — deux choses qu’il ne faut pas qu’on embrouille. Car la coquetterie, ou l’art de s’accommoder au mieux de sa beauté, conduirait la femme qui a trouvé ce mieux à mettre toujours la même toilette, et où irait-on alors ? Ce serait la ruine de la mode, la stagnation, l’enlizement, la fin de tout !

Les Dieux gardèrent Béatrice d’un penchant si funeste. Ils lui avaient donné, outre le génie de l’invention, l’audace qui ne recule devant aucune extravagance, quand il s’agit de se renouveler. En cela, d’ailleurs, elle était servie par les circonstances. Car, à cette époque et à Milan, la concurrence n’était pas libre. Le législateur, dans sa sagesse, réservait aux seules honnêtes femmes les toilettes tapageuses et ridicules. Toute surcharge de bijoux et de broderies, les longues traînes, les crevés, les choses déchiquetées, trop ouvertes, voyantes, compliquées, étaient interdites aux courtisanes. Bien entendu, cela ne les empêchait pas de les porter, mais, en le faisant, elles paraissaient suivre l’exemple des honnêtes femmes au lieu de le leur donner, selon l’usage. Comme, avec cela, Béatrice était la plus riche des princesses régnantes, sauf peut-être la reine de France, et la plus dépensière, elle pouvait tout oser et osait tout. A Vigevano, en 1493, c’est-à-dire deux ans seulement après son mariage, elle avait déjà quatre-vingt-quatre-robes, sans compter toutes celles qu’elle avait laissées à Milan.

Sa garde-robe était si fastueuse que sa mère l’étant venue y voir « crut entrer dans un trésor d’église » rempli de chapes tissées comme on savait tisser en ce temps-là. Nous ne connaissons point ces quatre-vingt-quatre robes, ni les centaines qui suivirent, mais nous en savons assez, soit par les descriptions, soit par les portraits eux-mêmes, pour rendre hommage à son génie gaspilleur et sentir toute la valeur de la définition donnée d’elle par ses contemporains et digne d’être gravée sur son tombeau : Novarum vestium inventrix.

Ce n’est pas que le thèm e général de ses costumes soit très varié. C’est toujours la camora, robe ample tombant jusqu’aux pieds, avec le corsage décolleté, lacé par devant et les manches indépendantes, d’une autre étoffe et d’une autre couleur que le « corps, » moulant bien le bras et attachées à l’épaule par des nœuds ; ou bien c’est le vestilo, grand habit de cérémonie, le plus souvent de brocart, couvert de galons et de dentelles, décolleté aussi, avec de longues manches à ailes, à guamazzone, qui quittent le bras dès le coude et tombent à terre, ou bien parfois au contraire courtes et évasées en ailes de pingouin ; enfui, c’est La sbernia, manteau flottant sans manches ou quelquefois mantelet, avec manches larges garnies de fourrures précieuses. Plus rarement, on voit apparaître la opelanda déjà surannée au temps de Béatrice, robe assez semblable, dans sa ligne maîtresse, à la robe Empire : taille très haute, corsage très ouvert, jupe tombant droit, mais différente de La robe Empire par la longueur des manches à ailes et l’ample évasement de la jupe à terre. Voilà les seuls types bien définis et distincts des costumes de cour à cette époque. Mais sur ces trois ou quatre thèmes bien connus, que de variations ! Sauf la coiffure de Béatrice, qui reste toujours la même, tout change en elle avec une rapidité cinématographique.

Il y a, d’abord, les toilettes de relevailles. Au Te Deum qui suivit la naissance de son fils Ercole, plus tard Maximilien, Béatrice parut à Sainte-Marie des Grâces avec une « veste galante de toile d’or, enrichie de nœuds de soie turquoise, recouverte très galamment d’une sbernia de soie turquoise, » et à une fête qui lui fut donnée par Gaspare di Pusterla pour célébrer cet heureux événement, elle vint avec une aigrette de rubis dans ses cheveux et une robe de satin cramoisi brodé de nœuds et de compas d’or, avec beaucoup de rubans, selon sa coutume. Au même moment, elle ressuscitait une toilette qu’elle s’était fait faire pour le carnaval et qui était un vestito composé de toiles d’or posées en travers sur du velours cramoisi couvert d’un taillis d’argent filé avec de longues franges d’argent sur d’autres bandes de toile d’or.

A la même époque, dans les réceptions habituelles, à Milan, elle, arborait une camora de satin noir, avec des bandes de brocart d’or qui descendaient du haut en bas « en ondoyant comme des flammes. » Le cou et la poitrine étaient ornés de joyaux et la tête d’un chapeau de soie noire, poilu, sur lequel se dressait un panache « de telle sorte qu’elle paraissait une reine. »

Pour son portrait, en face de son mari, aux pieds de la Vierge et de divers saints, il lui fallait une autre toilette, moins souveraine, mais qui fit tout de même honneur à la divine compagnie. Vous la verrez, quand vous irez à Milan, si vous visitez le musée Brera et affrontez la solitude et l’ennui de la salle XVII, pour y chercher un grand tableau de sainteté appelé la Pala Sforzesca, autrefois à Saint-Ambroise ad Muros. Une harmonie en bleu, or et blanc sale avec des tranches de rouge cru sur les bords. On le donne tantôt à Zenale, tantôt à Ambrogio de Prédis, tantôt à Bernardino dei Conti, tantôt à Antonio da Monza, et quel que soit celui à qui on le donne, on ne lui fait pas un grand cadeau. C’est une assez méchante peinture. Mais quelle admirable gravure de modes ! La Providence, dans sa bonté, a voulu qu’il y eût de mauvais peintres, afin que nous eussions d’exactes restitutions du passé. Il y a des indices que celle-ci est exacte. Ainsi, on a retrouvé un fragment du velours même dont est faite la tunique de Ludovic le More : bleu azur à garnitures satinées avec le motif ananas et œillets. Béatrice, de profil gauche, à genoux, les mains jointes, porte une robe pékinée, bleu, noir et or sur toute la longueur et aussi sur les manches, habit d’Arlequin, long, ajusté, dessinant les formes, décolleté assez haut, laissant voir une mince gorgière rose bordée d’un fil de perles. Un chapelet de crevés, par où jaillit la chemise blanche, s’arrondit autour de l’épaule et descend sur les manches jusqu’aux poignets, partout étranglé par des nœuds et des flots de rubans saumon.

Derrière la tête, coiffée comme notre buste, pend jusqu’à terre la longue et raide torsade, noire et blanche, le cuazzone des Milanaises, cheveux roulés dans une étoffe blanche et serrés par un cordonnet noir croisé en X. Il y a aussi des bijoux. La coiffe est faite de grosses perles serrées portant, vers la tempe, en appliques sur les cheveux, une pendeloque faite aussi de deux plaques superposées, rubis clair et saphir et, au-dessous, trois énormes perles disposées en guirlande ou giande, selon l’usage du temps. La ferronnière est faite de petits losanges de jais. Un collier également composé de losanges de jais ceint le cou et un long sautoir, fait de jais et de perles alternés, se suivant comme chenilles processionnelles, descend du cou jusqu’au bas de la poitrine et se clôt par un pendentif rouge. Voilà ce que met Béatrice d’Este pour vous recevoir au musée Brera.

Si, au contraire, c’est à Florence, au palais Pitti, dans la salle d’Ulysse, que vous lui rendez visite, vous lui trouverez une autre toilette : un corsage vert olive, décolleté, bordé d’un galon d’or tordu, d’une large bande de passementerie d’or, figurant des rinceaux et des palmettes et d’un gros galon rouge, le tout dessinant la gorge, l’épaule, et encadrant les bras. Au-dessus des manches, qui sont distinctes du corps et rattachées au corsage par des nœuds de soie noire en 8, s’arrondit une épaulette de crevés blancs. Le long des manches, des galons d’or descendent entre les crevés et encore cinq chaînettes d’or serpentent entre les galons. C’est un ruissellement d’affiquets précieux.

Toute la toilette n’est pas représentée : le buste seul est visible. C’est toujours notre buste du Louvre, vu de profil gauche, mais épaissi par l’âge et chargé de bijoux par le More. La ferronnière est un fil jalonné d’émeraudes carrées. Le derrière de la tête est emprisonné dans une coiffe de galons d’or d’un dessin régulier et quasi géométrique. Les bandeaux sur la tempe sont flanqués d’une pendeloque composée en haut d’un rubis carré, au milieu d’une émeraude carrée plus grande que le rubis, et en bas d’une énorme perle sans monture, suspendue comme poire au poirier. Autour du cou, de grosses perles rondes se serrent en un collier, d’où pend sur la poitrine un bijou fait d’une petite émeraude carrée et d’un gros rubis rond monté sur un serti très lourd et des griffes très apparentes et enfin d’une perle en poire, qui va se nicher, à demi, sous le corsage. Une longue chaînette d’or pend au-dessous et, du cou, tombe un long sautoir de corail qui va se perdre dans le cadre. C’est une des toilettes les plus minutieusement décrites qu’il y ait au palais Pitti.

Pour s’assurer une telle variété, il fallait y songer. Béatrice ne négligeait aucun détail, nul concours. Sa correspondance, où l’on ne trouve pas un mot sur les travaux des artistes qui l’entouraient, les Léonard de Vinci, les Bramante, fourmille d’allusions à ses modistes ou à ses brodeurs. Elle se fait envoyer des dessins de tentures et de robes par le brodeur de sa mère, un certain maestro Jorba, Espagnol, fameux dans cet art, et les discute longuement avec les siens. « J’ai reçu ce soir, écrit-elle à sa mère, le destin de la camora qu’à fait Jorba, que je trouve très beau, et je viens de le montrer à mon brodeur, comme Votre Excellence me l’a conseillé. Il remarque que les fleurs du patron sont toutes de la même dimension, et, comme la camora sera naturellement plus étroite en haut qu’en bas, les fleurs devraient être diminuées dans la même proportion. Je n’ai pas encore décidé ce qu’il serait le mieux de faire, mais j’ai cru bon de vous dire ce que dit Sckavezi et d’attendre votre avis, et alors de faire ce que vous penseriez le meilleur. »

Les détails les plus cruels n’émoussent pas son désir. En novembre 1493, elle vient de perdre sa mère ; mais on a beau avoir du chagrin, il faut bien se mettre quelque chose sur le dos. D’ailleurs, elle va marier sa nièce Bianca-Maria Sforza, — celle dont le portrait, par Ambrogio de Predis, vient d’entrer au Louvre avec la collection Arconati Visconti. Elle la marie avec le roi des Romains, Maximilien, futur empereur d’Allemagne : il lui faut une toilette monumentale, comme cet événement. Elle se rappelle, fort à propos, mi dessin de « chaînes entrelacées, » une fantasia dei vinci, que l’humaniste Niccolo da Correggie a autrefois imaginée pour sa sœur, et elle grille de l’avoir. Mais est-elle encore inédite ? Elle se hâte d’en écrire à Isabelle d’Este :


Je ne puis me rappeler si Votre Excellence a exécuté ce dessin de chaînes entrelacées que messer Niccolo da Correggio vous a suggéré la dernière fois que nous étions ensemble. Si Vous n’en avez pas encore commandé l’exécution, je projette de le faire réaliser en or massif sur une camora de velours pourpre, pour porter le jour du mariage de Mme Bianca, car mon mari désire que toute la Cour quitte le deuil pour un jour et se montre en habits de couleur. Ceci étant, je ne puis me dispenser de porter des conteurs en cette occasion, quoique la grande perte que nous avons éprouvée par la mort de notre chère mère ne m’ait guère laissé de goût pour des inventions nouvelles. Mais puisque c’est nécessaire, j’ai décidé de faire un essai de ce dessin, si Votre Excellence n’en a pas encore fait usage, et de vous envoyer le présent courrier, vous priant de ne pas le retenir, mais de me faire savoir immédiatement si vous avez, ou non, essayé ce nouveau dessin.


Il était encore temps, parait-il, car, le 29 décembre 1493, elle écrit de Vigevano à sa sœur, en lui rendant compte de la cérémonie :


Je portais une camora de velours violet avec un volant et, brodées par-dessus, les chaînes entrelacées en or massif émaillé, le fond en blanc et les chaînes en vert comme de juste, — lesquelles chaînes ont une demi-brasse de hauteur. De même, il y avait des chaînes au corsage, devant el, derrière, et les manches semblaient fixées par ces mêmes chaînes. La camora avait quelques doublures de toile d’or et, par-dessus le tout, un cordon de Saint-François fait de grosses perles et, au bout, à la place du bouton, un beau rubis balais sans feuilles.


Ce n’est pas seulement dans sa famille qu’elle va prendre ses inspirations. A quoi peuvent servir des ambassadeurs, sinon à donner des idées de robes ? En 1492, lorsque l’ambassade milanaise est à Paris, pour conclure l’alliance avec Charles VIII, le secrétaire de la mission, Calco, est tenu de renseigner la duchesse sur les costumes de la reine de France : « Une robe de brocart d’or et une pèlerine de peau de lion, bordée de cramoisi, » puis son bonnet, — la coiffure célèbre d’Anne de Bretagne, — « un bonnet de velours noir, avec une frange d’or pendante d’une longueur de doigt et un capuchon garni de gros diamants, tiré sur la tête et sur les oreilles. » Béatrice médite longuement sur ce texte ; mais des mots, c’est trop vague. Il lui faut un dessin, et, le 8 avril, Ludovic écrit à son envoyé pour en obtenir un document graphique, afin que la même toilette puisse être réalisée à Milan.

Tant de soins ont leur récompense. Lorsque, deux ans plus tard, Charles VIII et sa Cour arrivent en Italie, ils trouvent la duchesse de Bari coiffée exactement comme leur propre reine. Elle avait suivi son mari à Annone, château à dix kilomètres d’Asti. Elle avait préparé avec un soin passionné son début devant les Français, comme l’épreuve la plus difficile de sa vie, un examen à passer devant les yeux les plus railleurs qu’il y eût au monde et habitués aux femmes les plus coquettes, et, tandis que sa sœur Isabelle mourait de jalousie dans son vieux Castello de Mantoue, elle, la cadette, alla au-devant du roi de France, sur un cheval couvert d’un caparaçon d’or et de velours cramoisi, vêtue d’ « une robbe de drap d’or verd et une chemise de fin ornée pardessus et estoyt habillée de la teste grande force de perles et les cheveux tortillez et abbatuz avec un ruban de soye pendant arrière, » puis un chapeau de soie cramoisie fait exactement comme ceux de France et orné de plumes rouges et grises.

Les poètes ont chanté cet éblouissement. Ludovic le More fut grandement loué par eux d’avoir mis cet atout dans son jeu. On lit au Vergier d’honneur :


Aveeques luy fist venir sa partie,
Qui de Ferrare fille du duc estait ;
De fin drap d’or en tout ou en partie
De jour en jour volontiers se vestait.
Chaînes, colliers, affiquetz, pierrerie,
Ainsi qu’on dit en ung commun proverbe,
Tant en avait que c’était diablerie.
Brief, mieulx valait le lyen que le gerbe.
Autour du col, bagues, joyaux, carcans,
Et pour son chief de richesse estoffer,
Bordures d’or, devises et brocans.


Il faut croire que cette profusion plut aux « Barbares, » car « le Roi mit galamment la barrette a la main, et, s’avançant vers Béatrice et ses quatre-vingts dames, les baisa toutes successivement en commençant par la duchesse et par la femme du seigneur Galeaz. Ensuite on resta dans une grande salle à se divertir, on y fit danser Mme la Duchesse, et ils s’accommodèrent aussi bien que s’ils avaient déjà passé un an ensemble. »

Telles étaient les toilettes de ce temps : éclatantes, pesantes et bigarrées. Cela tenait de la chasuble, de la cuirasse et de l’Arlequin. Ce qui nous frapperait aujourd’hui, par contraste avec les nôtres, c’est leur variété extrême et les extrêmes libertés qu’on prenait avec la mode. Il arrivait bien quelquefois, en certaines occasions solennelles, que toutes les dames de la Cour fussent en uniforme, comme un pensionnat. C’est ainsi qu’au mariage de Béatrice, à Pavie, en 1491, toutes portaient le costume espagnol, avec le corsage ouvert circulairement et la sbernia jetée par-dessus l’épaule droite. Leurs cheveux lourds de perles pendaient en tresses sur leurs épaules. Lors de la visite à Ferrare, en mai I493, elles avaient toutes, semble-t-il, le même costume de brocart d’or et le même rosaire de perles. Enfin, à la cérémonie solennelle de l’investiture du duché à Ludovic le More, toutes les princesses et leurs dames étaient en uniforme vert et rouge, avec d’énormes crevés tout autour des épaules et la longue tresse roulée en queue et emmaillotée de blanc. Vues de dos, on eût dit une assemblée de Chinois. Mais cette uniformité était rare. D’ordinaire, ce qui régnait, c’était la diversité : diversité de formes et antithèse de couleurs, non seulement entre les toilettes différentes, mais dans la même toilette entre ses différentes parties, arlequinade fréquente, goût du mi-parti poussé jusqu’à la manie. Les manches presque toujours indépendantes du corps et d’une couleur tranchante, le tissu de la chemise apparaissant par les petites ouvertures appelées stricce ou sbuffi, les galons, les tresses, les blasons ou devises appliqués sur le fond de l’étoffe, l’or enfin, tirant l’œil, réfléchissant la lumière avec des effets de majoliques persanes ou d’ostensoir, et les rubans d’une autre couleur se déroulant à l’air et tombant jusqu’aux pieds, prêtaient à toutes sortes de fantaisies individuelles et d’excentricités.

Un autre élément de variété, à cette époque, était l’application de motifs brodés : devises, emblèmes, blasons, parfois notes de musique, sur le fond des robes. On peut en voir un singulier et magnifique exemple dans un tableau du musée de Bruxelles, tiré d’une église de Bruges : des saintes martyres, groupées dans un jardin délicieux autour de la Vierge et de l’Enfant, en grands habits de cérémonie. C’est une œuvre de la fin du XVe siècle, dans la manière de Memling et de Gérard David. L’artiste a imaginé que chaque sainte, une fois admise au Paradis, a endossé une toilette éblouissante de luxe, sur laquelle on voit figure, maintes fois répété, comme un motif ornemental, l’instrument de son martyre : des roues pour sainte Catherine, des tours pour sainte Barbe, faites de perles brodées sur le fond ou d’un tissu d’or appliqué en soutaches. Idée ingénieuse et touchante : l’instrument du supplice sur la terre devenant l’ornement du triomphe dans le ciel, c’est-à-dire l’épanouissement en délices spirituelles des peines endurées ici-bas.

Sans doute, les motifs qui décoraient les robes des belles Milanaises, au même moment, n’étaient point d’un symbolisme si profond, ni si austère, mais tout autant ils étaient intentionnels et prémédités. Les tours du port de Gênes, les compas, les caducées, les chaînes, les notes de musique voulaient dire quelque chose. Politique, guerre ou paix, alliances, conquêtes, il y avait un peu de tout dans les plis de ces robes blasonnées ; même les papillons qu’on voyait voleter autour d’une torche, appliqués sur le fond des jupes ou des corsages, rébus ambulants, étincelants aux lumières, prévenaient les galants qu’ils se brûleraient à vouloir trop approcher.

Il ne faut pas juger des modes de ce temps par les portraits que nous ont laissés les grands artistes. Les grands artistes sont de grands poètes en matière d’ajustements. D’abord, ils ajustent en effet ; ils coupent et ils cousent à leur façon, infiniment mieux que les couturières : c’est ce qui apparaît, avec la dernière évidence, si l’on compare les quelques costumes qui nous restent du XVIIIe siècle, guindés et massifs, avec ce qu’en ont fait, dans leurs tableaux, La Tour ou Perronneau, ou même Moreau le Jeune. Ensuite, il est rare qu’ils permettent à leurs modèles les exagérations ou les affectations de la mode. Le précepte de Léonard de Vinci « qu’il faut fuir le plus qu’il se peut les modes de son temps » a été adopté, d’instinct, par presque tous les maîtres.

Toutes les fois, en effet, que nous retrouvons, à côté de leurs chefs-d’œuvre, des documents subsidiaires sur les toilettes qu’ils ont interprétées, nous voyons qu’en entrant dans leur atelier, la belle dame a laissé tomber bien des affiquets, comme la langue, en entrant chez le grand écrivain, laisse tomber ses préciosités et son argot. En fait, la coquette de la Renaissance était beaucoup plus compliquée et bizarre que ne nous le montrent les Titien, les Raphaël, les Vinci. Pavoisée de rubans, lardée d’aiguillettes, ponctuée de perles, avec des chapelets de crevés sur ses manches, des ballons de linge aux coudes, des filets de broderies sur sa jupe, juchée sur des patins, couverte de devises en or comme un missel ou de notes de musique comme un antiphonaire, elle semblait une enseigne vivante d’érudition, de richesse et d’art ; mais si, avec cela, il lui restait de la grâce, c’était bien moins à son costume qu’à elle-même qu’elle la devait.

Ce qui frappait le plus les étrangers dans le luxe de Béatrice d’Este, et notamment les Français, c’étaient ses bijoux. Beaucoup de reines se seraient ruinées à vouloir égaler, en ce point, la reine de France. Béatrice ne s’inquiétait pas de ce détail et prétendait bien rivaliser avec elle. Selon M. Malaguzzi Valeri, dont les informations sont tout à fait sûres, Ludovic possédait des joyaux, zoie, en très grande quantité : un bijou composé d’un gros diamant et de trois perles suspendues appelé, il Lupo, qui fut estimé 12 000 ducats ; puis un balais (rubis de prix inférieur au rubis oriental et de couleur rouge violacé très en usage au Moyen Age) appelé el Spico, estimé 25 000 ducats ; d’autres encore d’une valeur de deux, quatre, sept mille ducats pièce, chacun différencié par un nom propre : el Buratto (le blutoir), la Sempreriva della Moraglia, un gros rubis con l’insegna del caduceo (une devise qui lui était chère). Un balasso appelé certainement à cause de sa forme : il Marone, valait 10 000 ducats, c’est-à-dire environ 86 000 francs, et six ou sept fois plus en valeur actuelle de l’argent ; un autre balais, avec l’effigie du duc, d’une valeur de 1 000 ducats ; un anneau d’or du même prix, des diamants pour porter sur le front, des gorgerins d’or émaillé à la franzese, beaucoup de bouquets, de 180, 160, 70, 40 perles chacun, de toutes les grosseurs : une seule perle avait bien une valeur de 10 000 ducats. Le médecin. Lodovico Carri, ébaubi de tant de richesses, écrivait au duc de Ferrare, le 16 octobre 1492, de Vigevano : « Le seigneur Lodovico m’a montré tant et de si beaux joyaux que je ne croyais pus que Cyrus ou Darius eu aient eu tant et de tels. Ce matin, il en a donné un, en notre présence, à la duchesse de Bari qui vaut 10 500 ducats. »

Le trait curieux, c’est qu’elle portait toute cette joaillerie en plein air et en plein soleil, dans les champs. Trotti, l’ambassadeur de Ferrare, écrit de Vigevano, le 1er mai 1492 :


Aujourd’hui, qui est, le premier de mai, ces illustres seigneurs (le duc de Milan et le duc de Bari) avec ces illustres duchesses, leurs épouses, et toute la cour, hommes et femmes, sont allés à la campagne, jusqu’à peu près trois milles d’ici, avec leurs faucons pour les faire voler. Et, après, nous suivions en grande pompe et en très nombreuse compagnie. Les duchesses (Béatrice d’Este et Isabelle d’Aragon) s’étaient coiffé la tête à la française, c’est-à-dire avec la corne sur le front et de longs voiles de soie ; leurs cornes étaient garnies de très belles perles entremêlées de beaucoup de joyaux : diamants, rubis, émeraudes et autres très dignes butins, ce qui était une chose très somptueuse et très riche ; mais les perles de la duchesse de Bari (Béatrice d’Este) étaient beaucoup plus grosses et belles que celles de la duchesse de Milan (Isabelle d’Aragon). Elles étaient toutes vêtues de tabis (soie moirée) vert, tant pour les vestes que pour les camoras et les manches, et semblable était l’illustre Madame Bianca, fille (naturelle) du seigneur Lodovico, sans différence aucune. Les haquenées toutes blanches et très belles étaient toutes garnies de salin vert, tant comme harnachements que comme housses. La majeure partie de leurs demoiselles étaient coiffées de cornes à la française, avec les longs voiles de soie pendant jusqu’à terre, mais sans joyaux. Toutes étaient sensiblement vêtues de vert, soit en damas, soit en satin, soit en zendali vert. Elles étaient environ quarante et les bouquets ayant été ramassés avec grande joie et pompe, on s’en retourna à la maison pour dîner.


Ici, nous apercevons une occasion que n’ont plus les femmes de déployer leurs toilettes. Parmi les plaisirs que l’humanité, chemin faisant, a laissé perdre, il n’en est pas de plus vif, de plus obsédant, ni de plus entièrement disparu que la chasse au faucon, avec tout son apanage : oisellerie, volerie, dressage de chiens, langage spécial ou argot précieux, dont tant de mots ont passé dans notre langage usuel. Ce fut, durant des siècles, le sport-type des hautes classes sociales, l’engouement, la passion sans rivale, le signe sensible de la gentilhommerie, la seule science où un roi se fit honneur d’être versé, le seul sujet qu’on pût traiter indéfiniment sans pédanterie ni satiété. C’était aussi un plaisir des dieux. On le figurait autour de la crèche, dans les ciels des Visitations et des Nativités. Il n’est pas rare, quand on regarde une Adoration des Mages, chez les Primitifs, de voir, dans le bleu pur qui devrait être réservé au seul vol des anges, un faucon liant un milan ou assaillant un héron, au risque d’être transpercé par son long bec pointu :


Qui auroit lors la mort entre les dents
Il revivroit d’avoir tel passe-temps !


s’écrie un bon chanoine du XVe siècle.

Nous ne savons si nous y prendrions le même plaisir. Mais sans conteste, nous avons perdu, là, un divertissement hautement esthétique. Qu’on se figure le défilé des cavaliers, deux par deux, le faucon au poing, perché sur le gant crispin blanc ; les dames en grand habit ajusté, ruisselantes de perles ; les meutes de dogues, de lévriers et de barbets, les pages et les valets de chiens, vêtus de couleurs vives, mi-parties, comme figures de cartes à jouer ; puis le rangement en ligne, la quête dans la lande fleurie ou le long des rivières, le dridrillement des grelots accordés à un demi-ton, les aboiements, les sifflets, les cors ; puis le départ du gibier, le jet du faucon aux profondeurs du ciel, sa retombée sur sa proie, l’écart brusque de l’oiseau chasse, qui évite ainsi le bolide vivant, la remontée du chasseur, le duel en l’air de l’oiseau noble et de l’oiseau charognier, les plumes éparpillées sur le nez des badauds, les feintes, les virevoltes, la poursuite à terre enfin, la galopade au lieu de la chute, la mêlée des chiens et des oiseaux sur la victime, le poing tendu pour que le gerfaut descende s’y poser, ou les leurres tournoyant aux mains des fauconniers comme des frondes, jusqu’à ce que le faucon harassé, sanglant, déplumé, à bout de souffle, son petit cœur battant, revienne à son maître : que l’on compare tous ces gestes en extension, et qui font jouer un à un tous les ressorts de la machine humaine, avec le geste court, rentré, du chasseur qui épaule ou, le dos rond sur la sellette, qui attend le passage de la volaille effrayée par des rabatteurs en blouse, et l’on verra tout ce que le fusil a fait perdre à la chasse de variété, de couleur, de mouvement.

Même la chasse à courre aujourd’hui ne peut se comparer à la vénerie de la Renaissance. L’habit uniforme qu’on endosse, le peu de monde qu’on met en train, la banalité des armes et des auxiliaires qu’on emploie, pour forcer ou prendre la bête, ne sauraient évoquer l’éblouissant cortège de ces seigneurs qu’on voit, au Riccardi ou à la Schifanoia, costumés selon leur rang et leur pays, armés de toutes sortes d’engins curieusement ciselés, dont les gaines même étaient des merveilles d’art, avec leurs piquiers, leurs cranequiniers ou arbalétriers et les porteurs de stambecchina, et leurs écuyers à cheval ayant en croupe, sur de petites plates-formes, les léopards tachetés ou guépards ; — d’où ce spectacle : le fauve déchaîné se jetant à terre, et après deux ou trois bonds saisissant le fièvre ou le chevreuil, tandis que les valets se précipitent, une sébile pleine de sang à la main, pour lui l’aire lâcher prise : — tout un luxe barbare et raffiné qui n’a plus, chez nous, son équivalent esthétique.

Or, c’est là ce que voyait tous les jours Béatrice d’Este. La cour de Milan y était fameuse. C’est là qu’on avait, pour la première fois, enrôlé des léopards dans les équipages de chasse. C’est là qu’on fabriquait le mieux les sonnettes, jets, virevelles et autres accessoires du vol. Les Sforza n’en tiraient point petite vanité. Car ces grands Mécènes étaient surtout de grands chasseurs et, en feuilletant leur correspondance, on aperçoit une chose que les historiens d’art nous taisent soigneusement : c’est qu’ils s’intéressaient infiniment plus à la vénerie qu’à la peinture.

Leurs terrains de chasse étaient immenses et peut-être les meilleurs de l’Europe, en tant qu’il s’agissait de chasses aménagées et entretenues. Quand on se promène en Lombardie, dans cette vaste plaine arrosée par le Tessin et ses affluents et une multitude de canaux, autrefois très boisée, si l’on parcourt le triangle formé par Milan à l’Est, Novare à l’Ouest et Pavie au Sud, on rencontre, à tout instant, de massives constructions du XVe siècle, à figure de châteaux forts ou de maisons fortes, devenues des fermes, des écoles ou des prisons. Ce sont les anciens rendez-vous de chasse de Ludovic le More : Pavie, Vigevano, Abbiategrasso, Bereguardo, Cusago, Binasco, Galliate et bien d’autres moindres. Ces châteaux, demi-palais, demi-forteresses, parfois fermes modèles comme la Sforzesca, hantés par la grande ombre de Léonard de Vinci, dressaient alors leurs créneaux au milieu de parcs abondamment fournis de chevreuils, de bouquetins, de lièvres, de perdreaux, qu’on faisait venir, lorsque besoin était, de Domodossola, du lac Majeur et de la Valteline. Dans le seul parc de Pavie, ondulé, boisé, traversé par deux rivières, on estimait à cinq mille têtes la population errante et galopante des cerfs, des daims et des chevreuils. Les sangliers ne manquaient pas. Les lapins se terraient en foule ; les faisans foisonnaient dans les halliers ; les cailles pépiaient dans les champs ; les hérons, les canards et les autres oiseaux de rivière clabaudaient sur les rives poissonneuses ; les cygnes glissaient sur les eaux lentes. Mille sortes de fumets délicieux et d’odeurs éparses dans l’air sollicitaient les narines mobiles des chiens en quête. C’était le paradis des chasseurs : — un paradis perdu aujourd’hui, car la chasse est un des rares domaines, le seul peut-être, que le progrès n’a nullement enrichi, mais plutôt appauvri, la diversité des espèces de gibier, dans notre Europe occidentale, diminuant chaque jour. Il était donc naturel que les Sforza eussent la passion d’un sport qui leur était si facile.

Les femmes avaient une autre raison pour s’y jeter à corps perdu : c’est qu’elles trouvaient, là, une occasion admirable de déployer leurs toilettes. À cette époque, où les lumières artificielles étaient faibles et rares, et allumaient peu de feux sur les bijoux, il fallait, si on les voulait montrer, les produire au soleil. Aussi, dès qu’une chasse était annoncée, on s’acheminait vers l’épaisse Tour du Trésor ; de ces belles armoires dessinées par Léonard de Vinci, on tirait les lourds pendentifs, les colliers, les guirlandes, les boucles d’oreille, les diadèmes, et, au galop des haquenées, tout cela tressautait sur les gorges, ondulait en plein vent, dans les huiliers, sous les branches battantes, parmi les foulées sonores, l’éboulement des cailloutis, les éclaboussures des flaques d’eau, les cris, les abois des chiens et les miaulements des guépards.

Au mois de mars 1491, Béatrice d’Este écrit à sœur Isabelle :


Je me trouve à Villanova, où la beauté du pays et la douceur de l’air nous font croire que nous sommes déjà au mois de mai, tellement le temps dont nous jouissons est chaud et splendide. Chaque jour nous sortons à cheval, avec les chiens et les faucons, et mon mari et moi, nous ne revenons jamais sans nous être excessivement amusés à chasser les hérons et oiseaux de rivière. Le gibier est si abondant, ici, qu’on voit des lièvres partir dans tous les coins de telle sorte que, souvent, nous ne savons de quel côté nous tourner pour faire la plus belle chasse. En vérité, l’œil ne peut apercevoir tout ce qui sollicite notre désir et il est presque impossible de dire le nombre des animaux qu’on peut trouver dans les environs. Je ne dois pas oublier de vous dire, non plus, combien, chaque jour, Messer Galeazzo et moi, avec un ou deux courtisans, nous nous amusons à jouer à la balle, après le diner, et nous parlons souvent de Votre Excellence et nous souhaitons que vous soyez ici. Je dis tout cela, non pour diminuer le plaisir que j’espère que vous aurez quand vous viendrez ici, en vous montrant ce que vous pouvez attendre y trouver, mais afin que vous sachiez combien je suis heureuse et combien mon mari est bon et affectionné, car je ne peux jouir entièrement d’aucun plaisir si je ne le partage avec vous. Et je dois vous dire que j’ai fait planter tout un champ d’ail pour votre usage, afin que, lorsque vous viendrez, vous ayez à foison votre mets favori. — 18 mars 1491.


Séduite par la perspective de ce raffinement suprême, Isabelle finit par venir, l’an d’après, et voici ce qu’elle écrit à son tour, de Galliate, le 27 août 1492 :

Aujourd’hui, nous sommes allés chasser dans une belle vallée, telle qu’on eût dit qu’on l’avait créée exprès pour le spectacle. Tous les cerfs étaient poussés dans la vallée boisée du Tessin et forclos de chaque côté par les chasseurs, de sorte qu’ils étaient forcés de passer la rivière à la nage et d’escalader les montagnes où les dames les attendaient, de dessous la pergola et ses tentes vertes dressées sur la colline. Nous pouvions voir tous les mouvements des animaux, le long de la vallée et sur le versant des montagnes où les chiens les poussaient à travers la rivière. Mais deux seulement grimpèrent sur le coteau et disparurent à l’horizon, en sorte que nous ne les vîmes pas tuer, mais don Alfonso et Messer Galeazzo leur donnèrent la chasse et réussirent à les blesser. Ensuite, vint une biche avec son petit, mais on ne permit pas aux chiens de les poursuivre. On leva beaucoup de sangliers et de chevreuils, mais un seul sanglier fut tué sous nos yeux et un seul chevreuil, lequel m’échut en partage. Le dernier qui vint fut un loup, qui fit des bonds magnifiques en l’air ; il passa devant nous et amusa toute la société, mais aucune de ses ruses ne sauva la pauvre bête, qui bientôt eut le sort de ses camarades. Et ainsi, avec de grands rires et en nous amusant fort, nous retournâmes à la maison pour finir la journée en soupant, afin de faire partager au corps les récréations de l’esprit.


La chasse est aussi une bonne occasion de farces et de mystifications. Ces seigneurs du XVe siècle n’étaient point également compliqués, ni exigeants dans tous leurs appétits. Il leur fallait beaucoup de choses pour se venger, mais peu pour se divertir. Quelques mois après cette expédition, Isabelle d’Este étant retournée chez elle, à Mantoue, Ludovic le More lui écrit :


Chère et très illustre et excellente dame, vous savez quelles bonnes parties nous faisons dans les chasses au sanglier, auxquelles vous avez assisté l’été dernier. Le pauvre Mariolo (bouffon de la Cour de Milan), dont vous vous souvenez, n’a pas pu y prendre part, d’abord parce qu’il était malade à Milan et plus tard parce qu’il a été chargé de tenir compagnie à ma femme durant sa maladie et il a été très marri d’être absent lors de ces expéditions, lorsqu’il a appris que les ambassadeurs du Roi, eux-mêmes, avaient blessé un sanglier. Il nous a dit quelles grandes choses il aurait faites s’il avait été là. Maintenant que ma très chère femme va mieux et commence à pouvoir sortir, j’ai pensé que nous pourrions nous divertir un peu à ses dépens. Quelques loups et quelques chevreuils ayant été chassés dans un bois près de la Pecorata, qui est, comme vous le savez, non loin de la Sforzesca, le cardinal Sanseverino a fait enfermer un cochon dans le même enclos et, le lendemain, nous sommes partis pour la chasse en emmenant Mariolo. Tandis que nous chassions les loups et les chevreuils, nous lui laissâmes le cochon, qu’il prit pour un sanglier et qu’il chassa à grand fracas et à grand bruit, le long des bois. Si seulement Votre Excellence avait pu le voir courant après ce cochon, vous seriez morte de rire, d’autant plus qu’il essaya bravement de le transpercer trois fois et n’arriva qu’une fois à le Loucher au flanc. En voyant combien il était fier de sa prouesse, nous lui dîmes : « Ne sais-tu pas, Mariolo, que tu as donné la chasse à un cochon ? » Il demeura muet d’étonnement et tout effaré, comme s’il ne savait ce que nous voulions dire et ainsi nous rentrâmes chez nous, infiniment divertis, chacun demandant à Mariolo s’il ne savait pas la différence qu’il y a entre un sanglier et un cochon. Votre frère, Lodovico Maria Sfortia, Vigevano, 6 décembre 1492.


Tels étaient les divertissements du plus raffiné des princes de la Renaissance.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Portraits de Béatrice d’Este, épouse de Ludovic le More, duchesse de Bari, puis duchesse de Milan :
    Authentiques : 1° le buste de marbre de la fin du XVe siècle, de Cristoforo Romano, portant cette inscription : Divæ Veatrici d’Herc. F, Salle de Michel-Ange, au Louvre.
    2° La statue tombale, placée à côté de celle de Ludovic le More, marbre, toutes deux de Cristoforo Solari, dit le Gobbo, à la Chartreuse de Pavie, dans le transept gauche de l’église.
    3° La figure de femme, en buste de profil gauche, peinture attribuée à Lorenzo Costa et à Ambrogio de Prédis, à 0.45 — 1. 0.35. Au Palais Pitti. Salle d’Ulysse, n" 371.
    4° La même figure, avec quelques légères variantes. (Collection Schickler.)
    5° La figure de donatrice, à genoux, dans le tableau intitulé La pala Sforzesca, représentant la Madone et divers saints, attribué parfois à Zenate, parfois à Bernardino dei Conti, à Milan, au musée Brera, salle XVII.
    6° Le médaillon peint à fresque par Luini, de profil gauche portant les lettres : BEATR. Au Castello Sforzesco, à Milan.
    7° Le médaillon sculpté de profil gauche, au-dessus du centre du plein cintre de la porte della stanza del Lavabo. A la Chartreuse de Pavie.
    8° Un des médaillons d’une miniature du M. S. Sforza de 1496, en tête de l’acte de donation de Cussago. Au British Museum.
    9° La médaille (monnaie d’argent) par Caradosso, revers d’une médaille de Ludovic le More. Buste de profil gauche de Béatrice d’Este, tête nue, cheveux retombant et réunis en queue.
    10° La figure de femme à genoux (aujourd’hui presque effacée) peinte par Léonard de Vinci au côté droit de la Crucifixion de Montorfano, au réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces.
    11° La tête de femme et buste de trois quarts, dessin attribué à Léonard de Vinci, avec l’inscription Béatrice Estense, aux Uffizi. .
  2. Sur Béatrice d’Este, Cf. Carlo Magenta : I Visconti e gli Sforza nel Castello di Pavia. — A. Luzio e R. Renier : Delle Relazioni d’Isabella d’Este Gonzaga con Lodovico e Beatrice Sforza. — A. Luzio : Isabella d’Este e la Corte Sforzesca. — G. Uzielli, Leonardo da Vinci e tre gentildonne Milanesi. — G. d’Adda : Lodovico Maria Sforza. — L. Beltrami : Il Castello di Milano sotte il dominio degli Sforza. — Rosmini : Storia di Milano. — Pelissier : Louis XII et Ludovic Sforza et Les amies de Ludovic Sforza. — B. Corio : Storia di Milano. — Julia Cartwvright (Mrs Ady) : Beatrice d’Este, duchess of Milan. — Francesco Malaguzzi Valeri : La Corte di Lodovico il Moro. 1. La Vita privata. II. Bramante e Leonardo da Vinci. III. Gli artisti Lombardi. — Delaborde : L’expédition de Charles VIII en Italie. — Pasolini : Caterina Sforza. — Jean d’Auton : Chronique de Louis XII. — Philippe de Commines : Mémoires. — Malipiero : Annali Veneti.— Bernardino Corio : Historie milanese. Archivio storico Italiano. Cronache milanesi. Archivio storico lombardo.