Les maladies mentales dans l’œuvre de Courteline/Chapitre VII

VII. Idées délirantes de grandeur et de vanité.

« Les auteurs ont tous observé que le délire ambitieux systématisé se développe à peu près constamment chez des sujets très vaniteux, ayant toujours eu d’eux-mêmes une opinion très avantageuse, et dont l’état moral se caractérise par un égoïsme profond, par une indifférence complète à l’égard des sentiments et des intérêts d’autrui. »[1]

Michau[2], fonctionnaire dans une sous-préfecture de province, s’imagine un jour, à la suite de la composition d’un article de journal, qu’il est un écrivain de génie, comme la France n’en a jamais vu et n’en verra jamais. Il adresse sa prose au journal « Le Phalanstère de Seine-et-Marne » sous le pseudonyme de Hughes — Gontran — Ogier — Roboald Luberne-des-Haultes-Futaies, parce que son nom de Michau lui semble trop roturier, et en attendant la reproduction de son « bijou littéraire », il nous raconte ce qu’il pense de lui-même : « … le petit bijou littéraire m’apparût si étincelant de feux que j’en demeurai comme stupide, effaré à la seule idée que j’en avais pu être le sertisseur… Je vous répète que j’en restai baba !… Non sans raison, au demeurant ; car quelle que pût être déjà ma légitime confiance en moi, mon exacte notion de la supériorité intellectuelle dont se plurent à me doter les fées bienfaisantes au jour béni de ma naissance, je n’eusse oncques cru, je le déclare, que je dusse atteindre un si surprenant summum ». Il se compare avantageusement aux pauvres « imbéciles qui sont ses collègues à la sous-préfecture ; pauvres hères, sinistres crétins, brutes à la lèvre pendante, aux yeux de veau, au cerveau anémié et débile ». Il avoue qu’il aime la gloire, surtout parce qu’elle vous signale flatteusement à la considération des autres personnes. « Ainsi, c’est Michau qui parle, une chose qui me plairait, serait de me promener par les rues, le front ceint d’un double laurier, ce pendant que sur mon passage s’élèverait un murmure louangeur ». Il rêve qu’il reçoit des propositions du « Figaro », de « L’Écho de Paris », du « Gil-blas », que sais-je ? des lettres où des éditeurs parisiens lui demandent d’aller les voir, etc. Malheureusement, son article, quand il paraît, est plein de fautes, de coquilles et le sens en est totalement déformé. Plein de rage, il court, il vole chez le directeur ; mais celui-ci, voyant à qui il a affaire, le raisonne, le console de son mieux, et lui offre, en compensation, d’écrire un autre article : l’éloge du président du tribunal qui vient d’être nommé conseiller à Paris. « Le directeur n’avait pas fini, c’est encore Michau qui parle, que déjà j’entendais mon génie taper impatiemment du pied aux parois de ma boîte crânienne, comme une personne enfermée dans les lieux qui demande à en sortir. » Mais, cette fois encore son article, par un malheureux hasard, avait été mélangé avec l’éloge d’un cochon phénomène, vendu au marché de la ville, quelques jours auparavant… Les idées de grandeur que Michau a présentées jusqu’à présent, s’associent maintenant à des idées de persécution. C’est intentionnellement que l’erreur a été commise, c’est sur un ordre formel du directeur, qui lui en veut, qui est jaloux de son talent. Et, dans un beau geste, le malheureux incompris jure de garder pour lui seul les trésors de son génie : « Mauvaise race humaine, race ingrate, tu seras châtiée de ton abjection : tu ne liras jamais ma prose !!! »

Le cas de Chantoine[3], sous-rédacteur au « Léopard Littéraire », est presqu’en tout semblable à celui de Michau, aussi je me contenterai simplement de le signaler.

Le cas de Sainthomme, atteint de délire vaniteux, mérite une mention plus détaillée, parce qu’il montre mieux l’absence de sens moral, l’égoïsme profond et l’indifférence complète à l’égard des sentiments et des intérêts, non seulement d’autrui, mais de ses proches, de sa propre famille.

« L’expéditionnaire Sainthomme[4] était un maigre personnage de qui le maladif visage, éternellement en moiteur, avait l’humidité jaune clair des pommes de terre crues fraîchement pelées. Entre les accrocs d’un veston encaustiqué ainsi qu’un meuble, il dissimulait tant bien que mal, l’attristante infamie de ses dessous : cette misère du linge qui, bon gré mal gré, tient à déclarer qu’elle est là, se révèle et s’affirme quand même en manchettes craquelées de gerçures, en faux-cols chevauchés de ces cravates sans nom que, seule, semble avoir décidées à n’être point cordons de soulier, une susceptibilité bête… Ce malheureux avait une famille : une fillette mi-aveugle ; un crapaud de cinq ans, éclopé, qui consolidait de béquilles son rachitisme précoce ; un dernier-né encore au sein dont le visage couleur de saindoux promettait, et une femme coiffée à la vierge, qui était devenue aphone pour avoir disputé trop de pièces de deux sous à l’âpreté des harangères… Ces gens vivaient… de bouillons arrachés les uns après les autres à d’inépuisables pots-au-feu ; — sans doute aussi de ces choux équivoques dont les abominables relents empuantaient avec une obstination digne d’éloges, le palier de leur cinquième étage », rue de l’Exposition, à Grenelle…

« N’importe, au milieu de cette détresse, Sainthomme baladait sa morne figure imperturbablement sereine, son importance de personnage chargé d’une mission officielle et les rides multiples d’un front qu’avait ravagé à la longue le sourd travail des hantises opiniâtres. Car cette âme avait son secret, cette vie avait son mystère : l’ambition caressée par cet imbécile de se voir élevé, un jour, à la dignité d’officier d’académie !!! »

Il emprunte aux persécutés-persécuteurs, cette idée de diviser le genre humain en deux classes, en deux groupes bien distincts : le groupe ami, exclusivement préoccupé de lui faire obtenir les palmes ; le groupe adverse, tout au souci de discréditer ses mérites et de compromettre ainsi ses chances à la distinction flatteuse qu’il convoite. »

Pour obtenir cette récompense, il travaillait, bûchait, abattait de l’ouvrage comme pas un ; l’obsession de son rêve ayant empiété jusque sur ses veilles il en était arrivé à fournir des dix et onze heures de présence où les autres en fournissaient quatre. Plus de congé, plus de vacances, plus de dimanches ; « le petit boiteux fut venu à claquer qu’il l’eût fait mettre en terre à l’aube, de façon à pouvoir, encore, être au travail avant tout le monde. »

Naturellement, tous ses collègues, du directeur au concierge, exploitaient ce délire vaniteux, tout le monde en profitait. À la fin, il eut sa récompense. Prié de choisir entre une augmentation de 200 frcs, en un temps où il avait de gros besoins d’argent, et les palmes, sans hésitation comme sans remords, il choisit ces dernières, ce pendant que sa femme, devant le vide sinistre du buffet, disait : « Quand on pense que, depuis sept ans, on ne l’a pas augmenté d’un sou !… Deux cents francs, seulement, mon Dieu !… une augmentation de deux cents francs, et ce serait le loyer payé… »

  1. G. Ballet, etc., loc., cit., p. 566.
  2. G. Courteline : Lauriers coupés (L’Esprit Français).
  3. G. Courteline ; Kuiller-Hapo (Lidoire et La Biscotte).
  4. G. Courteline ; MM. Les Ronds-de-cuir.