Les maladies mentales dans l’œuvre de Courteline/Chapitre IX

IX. Folie intermittente, manie aiguë.

Cette observation n’a pas besoin de commentaires. Un nommé Des Rillettes, vient passer la soirée chez M. et Madame Boulingrin, qu’il a rencontrés à un dîner et qui l’ont invité. C’est tout ce que des Rillettes connaît de ses nouveaux amis, mais il s’aperçoit bientôt qu’il est entré dans une maison de fous. Les Boulingrin[1] sont épris, l’un pour l’autre, d’une haine jalouse, féroce, accrue par le contact journalier, par les petits froissements et les grosses injures de tous les jours. Ils commencent par s’arracher Des Rillettes en le tirant chacun par un bras pour avoir le plaisir de causer avec lui le premier et, comme ils ne veulent céder ni l’un ni l’autre, le malheureux se sent écartelé pendant que ses bourreaux se traitent de voyou et de grue ; ils le forcent à s’asseoir, mais en lui présentant chacun une chaise, de sorte que finalement il finit par tomber assis par terre entre les deux. Relevé et finalement assis sur un siège, ils lui mettent tour à tour des coussins sous les pieds jusqu’à ce qu’à la fin il ait les pieds plus haut que la tête, et que la chaise, les coussins s’écroulent entraînant le visiteur dans leur chute, ce pendant que les époux se traitent d’imbécile, de monstre, de gaupe, de gouape, etc etc. Ils plaident chacun leur cause, tenant Des Rillettes chacun par un bouton de sa redingote, le prenant en même temps pour témoin et pour juge, tandis que celui-ci constate avec tristesse le départ précipité de ses boutons… Boulingrin lui demande : « Croyez-vous que, depuis la naissance du monde, on vit jamais rien de comparable comme ignominie, comme horreur, comme infamie, comme abjection à la figure de ma femme ? Mais il y a pis que cela, monsieur, il y a sa mauvaise foi sans nom, sa bassesse d’âme sans exemple » et pour lui démontrer les mauvais traitements que sa femme lui fait subir, il lui donne des coups de pied dans le tibia, lui tire les cheveux, lui lance une gifle. Sa femme, à son tour, accuse son mari de la meurtrir de bourrades à lui défoncer les côtes, de la pincer et pour qu’il comprenne mieux, elle joint l’exemple à l’explication. Elle veut le forcer à boire, dans son verre à elle, le jus de bouchon que son mari lui donne, tandis que celui-ci veut lui faire avaler de force, une assiettée de soupe où elle aurait mis de la mort-aux-rats. Les Boulingrin, tout-à-fait furieux, se jettent à la tête le verre de vin et l’assiettée de soupe au grand détriment de leur hôte qui attrape le tout. La femme, armée d’un revolver, menace son mari qui se fait un rempart de Des Rillettes et finit par souffler la lampe. Après une escarmouche dans l’obscurité où Des Rillettes est tour-à-tour pris pour monsieur et madame Boulingrin, où il reçoit de nouvelles gifles et la balle que la folle a fini par lâcher dans le tas ; après que les deux fous ont cassé l’un la glace, l’autre la pendule et les deux ensemble tout ce qui reste du mobilier, et que pour se venger une dernière fois, madame met le feu. Des Rillettes, affolé, cherchant la sortie, reçoit le contenu d’un seau d’eau que la servante a apporté pour éteindre l’incendie et qu’elle jette à toute volée.

Voilà, Messieurs, les observations que j’avais à vous présenter. J’ai me limiter, vous vous en doutez, peut-être, dans le choix et le nombre des cas à étudier, car l’œuvre de Courteline est une mine presqu’inépuisable et j’ai laisser de côté quelques types, parce que mon travail tel qu’il est, est déjà trop long. Vous vous demandez, peut-être, comme je me le demandais moi-même, il n’y a pas très longtemps encore, comment il se fait qu’il y ait tant de fous dans les œuvres de cet humoriste, et je crois avoir trouvé la réponse à cette question dans le fait que Courteline, c’est ce que l’on m’a dit dernièrement, passe six mois par année dans un sanatorium pour étudier sur place, « de visu », comme dirait Labourbourax, les malades dont il nous dépeint le portrait et nous décrit la vie.


  1. G. Courteline : Les Boulingrin (Modern-Theatre).