Les maladies mentales dans l’œuvre de Courteline/Chapitre II


II. Délire dans les traumatismes.


À côté du délire alcoolique il convient de placer le délire des traumatismes, qui s’en rapproche un peu, par certains côtés.

J’aurais deux observations de délire traumatique à présenter, mais comme l’un des malades présente, à la suite de son traumatisme, une démence à forme catatonique, nous le verrons plus loin, et je me contenterai pour le moment, d’étudier un cas de délire traumatique aigu, répondant, en grande partie, à la description restée classique qu’en fit Dupuytren, en 1819, dans un mémoire sur les fractures du péroné. Voici ce que dit Dupuytren : « Si le soir, le lendemain ou le surlendemain d’une fracture, d’une luxation ou d’une opération quelconque, le malade paraît dans un accès de gaieté surnaturelle, s’il parle beaucoup, s’il a l’œil vif et la parole brève, les mouvements brusques et involontaires, s’il affecte un courage et une résolution désormais inutiles : Tenez-vous sur vos gardes ! Bientôt il se manifestera une singulière confusion d’idées sur les lieux, les personnes et les choses… Le malade en proie à l’insomnie, est ordinairement dominé par une idée plus ou moins fixe, mais presque toujours en rapport avec sa profession, ses passions, ses goûts, son âge, son sexe ; il se livre à une jactation continuelle. »

L’observation que j’ai à vous présenter est celle d’un rentier de province[1], vivant retiré avec sa femme, dans une vieille maison que, « depuis des temps immémoriaux, une génération repassait à l’autre. Successivement, chacun des propriétaires l’avait remise au goût du jour, en rajeunissant la toiture ou le pied, mais toujours elle était restée une jambe en l’air, avec une moitié d’elle-même en retard sur l’autre moitié d’un demi-siècle… L’oncle était une vieille bête, goguenard, dédaigneux, fort pour les haussements d’épaules et les silences insultants : elle, une vieille rosse, agressive, âpre, hargneuse ». Le bruit de leurs incessantes querelles emplissaient, du matin au soir, leur vieux musée, relique des temps anciens. Cette demeure laissait autant à désirer sur le rapport de la commodité que sur celui de l’apparence extérieure. Par exemple, la chambre à coucher, située au second étage, communiquait avec la salle à manger, située à l’étage inférieur et exactement au-dessous, « par un absurde corridor, large à peu près comme une brouette et long comme un jour sans pain, que continuait un non moins absurde escalier, plus noir et tortueux cent fois que l’âme d’un prêteur à la petite semaine : un coup à se casser les reins gentiment et neuf fois sur dix ».

Or un bon jour, la vieille parla de la nécessité qui s’imposait de remédier à cet état de choses en reliant par un escalier en pas-de-vis, les deux pièces superposées. Si cette idée eût germé dans la cervelle du vieux, il l’eût trouvée splendide, mais venant d’elle il trouva que c’était inepte. C’en fut assez pour qu’elle fît venir de suite un menuisier et fît faire l’escalier. Mais le vieux déclara péremptoirement qu’il n’y passerait jamais et la vieille jura qu’il y passerait. La situation se compliqua, ils ne se parlaient plus, ne se regardaient pas, chacun restant sur ses positions et mettant son point d’honneur à ne pas céder à l’autre. Mais un jour, le vieux, en descendant l’escalier, le sien, posa le pied à faux, dégringola bruyamment et se fractura une jambe. La vieille accourut, suffoquant, râlant littéralement de joie, étranglée par l’allégresse… Tout de même elle se décida à faire venir un médecin, qui posa le premier appareil, et recommanda, pour le blessé, une tranquillité absolue. C’était demander l’impossible.

La jambe cassée n’était rien, la plaie était au cœur, et la conduite de la vieille ne pouvait qu’empirer la situation déjà sérieuse du malade. Elle ne cria pas victoire, elle ne fit pas de bruit, « dédaignant l’insolence dans le succès, sachant fort bien qu’il est tel cas où l’humilité savante du vainqueur est un coup de fer rougi à blanc sur la blessure du vaincu. Pas une fois elle ne s’oublia, ne souilla d’un mot équivoque, d’une allusion aigre-douce, l’état immaculé de son triomphe. Simplement, elle gardait une face rayonnante, un énigmatique sourire dont l’atroce ironie poursuivait le mari jusqu’en sa ruelle, le pénétrait jusqu’en ses moëlles d’une innumérabilité de pointes de feu… Dans ces conditions, autant eût valu au malade cracher sur sa jambe mauvaise, en priant le Bon Dieu pour qu’il gelât dessus. Un beau matin, la fièvre s’en mêla, le délire, tout le diable et son train ; l’oncle commença à discourir à la façon d’une femme soûle, disant que sa femme s’amusait à le faire cuire à petit feu après l’avoir lardé tout vif, qu’elle avait suspendu des lampions allumés aux quatre coins de sa table de nuit, et qu’en signe de réjouissance, elle tirait des feux d’artifice à travers l’appartement : des bêtises, enfin, des giries, tout un 14 juillet en chambre, éclos en un cerveau malade de Prud'homme déshonoré »… « Tenez-vous sur vos gardes à ce moment » dit Dupuytren. En effet, ça ne tarda pas. « Ayant ainsi, trente-six heures, donné la comédie aux gens, le moribond tourna de l’œil. »

Ce délire présente bien les symptômes fondamentaux de la description que nous avons donnée : obtusion de l’esprit, délire onirique et agitation physique. Nous avons dit que ce délire se rapprochait du délire alcoolique, et Courteline, dans une phrase, fait Ce rapprochement : « Il commença à discourir à la façon d’une femme soûle. »

  1. G. Courteline : L’Escalier (Nouvelle Collection illustrée.)