Les métamorphoses d’une goutte d’eau/Les Forficules


LES FORFICULES.


Élina, se promenant avec sa mère dans le verger, cueillit une belle pêche et la porta à sa bouche avec avidité ; mais aussitôt elle la rejeta loin d’elle en poussant un cri aigu.

« Qu’as-tu, mon enfant ? dit la mère effrayée : comme tu es pâle et tremblante !

— C’est que, maman, au moment de mordre dans cette pêche, j’en ai vu sortir un perce-oreille.

— En vérité, je ne vois pas là de quoi motiver l’effroi dont je te vois saisie.

— Mais vous ne savez donc pas que le perce-oreille est un insecte fort dangereux et qu’il s’introduit dans la tête par l’oreille ? Quand il attaque la cervelle, il peut rendre fou.

— Qui donc a pu te faire de semblables contes, ma pauvre Élina ? Sache donc que le perce-oreille ne perce rien du tout. Son véritable nom est forficule, et il ne cherche point à s’introduire dans l’oreille ; quand par hasard la chose arrive, il ne peut en résulter qu’une incommodité locale, l’oreille n’ayant aucune communication avec la cervelle parfaitement enfermée dans la boîte osseuse de la tête qu’on appelle le crâne.

— Pourquoi donc, alors, avoir donné à ce petit animal le nom si effrayant de perce-oreille ?

— Sans doute à cause des pinces qu’il porte à l’extrémité de son corps, et qui lui ont valu le nom bien mieux approprié de forficule (petites pinces) ; mais ces pinces sont tout à fait impuissantes à percer quoi que ce soit.

— Enfin, maman, vous conviendrez avec moi que c’est une affreuse bête ?

— Mais non, mon enfant, je n’en conviendrai pas du tout ! C’est la peur que l’on t’a faite de ce petit animal qui t’inspire cette aversion que rien ne motive réellement. D’abord, cette affreuse bête est inoffensive : elle semble même avoir l’instinct plus développé que les autres insectes ; car, au lieu d’abandonner comme eux ses œufs quand elle les a pondus, elle les couve en quelque sorte. »

En parlant ainsi, la mère d’Élina s’était rapprochée du ruisseau, et, enlevant un morceau d’écorce d’un vieil arbre, elle montra à sa fille une grande quantité de forficules tapies entre le bois et l’écorce.

« Tiens, lui dit-elle, les vois-tu qui restent auprès de leurs œufs ? En voici d’autres qui ne quittent pas leurs larves. Ces animaux me semblent plus complets que les autres insectes, puisqu’ils remplissent les devoirs de la maternité et ont la joie de connaître leurs petits.

— Mais je ne distingue pas bien les larves des insectes parfaits.

— Observe bien ; tu verras que leurs pinces sont droites au lieu d’être courbées en arc comme celles de leurs mères ; puis elles n’ont ni ailes ni élytres.

— Les mères n’en ont pas non plus, il me semble.

— C’est que tu observes mal. Il est vrai qu’elles sont bien petites, ces ailes, et ne leur servent pas à grand’chose. Toutes ces larves changeront de peau pour devenir des insectes parfaits ; et, jusque-là, les mères veilleront sur elles, bien qu’elles soient en état de marcher et de manger seules, et elles chercheront à les préserver de tout danger. Quelques naturalistes accusent les forficules de s’entre-manger quand elles sont privées de toute autre nourriture ; mais ce n’est pas bien prouvé. Quant à moi, qui ai souvent observé ces petits animaux, je n’ai rien vu qui pût me faire croire à cette monstruosité. N’aie donc plus aucune frayeur des forficules, je t’en prie. »