Les métamorphoses d’une goutte d’eau/La Fourmi

LES AVENTURES
D’UNE FOURMI.


Je suis éclose dans une république prospère et bien disciplinée, exempte jusqu’alors des malheurs qui ne sont que trop souvent le partage de la grande famille des fourmis noires cendrées à laquelle j’appartiens. Mon enfance s’écoula sans aucun souci, au milieu des innocents plaisirs de cet âge. Nos pourvoyeuses étaient vigilantes et ne nous laissaient point manquer de cet excellent miel que les pucerons distillent tout exprès pour nous. Dès l’éclosion de l’œuf qui me contenait, j’annonçai une rare intelligence. Petite larve encore, je savais me dresser et demander la becquée quand la faim me pressait ; et si ma nourrice ne montrait pas assez d’empressement à me satisfaire, j’allais chercher jusque dans sa bouche cette miellée dont j’étais si friande. Aussitôt qu’un rayon de soleil réjouissait la terre, les nourrices nous montaient dans les étages supérieurs de notre cité ; et si le temps était extrêmement favorable, elles nous sortaient même sur le dôme et veillaient auprès de nous, prêtes à nous rentrer au gîte à la moindre intempérie. Quand, au contraire, il venait à pleuvoir, ou si l’air était seulement humide, elles nous descendaient dans les souterrains, lieux où la température est toujours égale. Chaque jour ma nourrice me léchait avec soin pour me maintenir d’une éclatante blancheur.

Quand sonna l’heure de l’adolescence, je me filai une coque de fine soie à l’abri de laquelle s’opéra ma seconde métamorphose. Pendant ce temps-là je fus condamnée à une grande immobilité, et ma vie se trouvait entièrement à la merci de ma nourrice.

Aussitôt que je m’en sentis la force, je fis un léger mouvement pour avertir la gardienne qui veillait auprès de moi que le temps était venu de rompre les enveloppes qui me retenaient captive. Elle s’y prit fort délicatement, coupant un à un, et avec une patience admirable, les fils de cette trame fine et serrée, afin de m’épargner toute secousse fâcheuse. Enfin elle enleva, dans le sens de la longueur, une bandelette de mon linceul ; ayant ensuite déchiré la robe satinée qui m’enveloppait sous ma coque, elle tira mes antennes avec la plus grande précaution, puis ma tête, mes pattes, et enfin le reste de mon corps ; et elle s’empressa aussitôt de porter hors du nid ma dépouille désormais inutile.

Je ne fus pas longtemps sans travailler, et l’on me préposa à la garde des pucerons dont nous avions un très-grand nombre dans nos souterrains, où ils vivaient sur les racines des herbes qui croissaient aux alentours de notre demeure. Il fallait transporter au loin les corps de ceux qui mouraient, afin d’éviter les maladies contagieuses, et veiller avec beaucoup de sollicitude sur ces troupeaux, notre plus grande richesse. Plus leurs œufs étaient soignés, plus les pucerons en sortaient forts et vigoureux et fournissaient en abondance la miellée dont nos larves étaient nourries. Je les retournais sans cesse dans ma bouche pour en maintenir l’enveloppe dans cet état de souplesse si favorable au développement du petit qu’elle contient. Si nos pucerons ne multipliaient pas suffisamment, ou si quelque mortalité venait à les décimer, nous allions faire des prises sur les plantes des environs. Ce n’était pas sans remords, certes, que je ravissais la liberté à ces pauvres bêtes qui cèdent leur miel sans résistance, en quelque temps et en quelque lieu qu’on les en sollicite.

L’hiver arriva enfin, le premier hiver de ma vie ! après avoir solidement clos toutes les entrées de notre cité, nous nous retirâmes dans les étages inférieurs auprès de quelques milliers d’œufs qui ne devaient éclore qu’au printemps suivant ; et nous nous endormîmes en toute sécurité.

Le premier souffle de la tiède brise de mai nous réveilla. Nous vîmes avec chagrin que la pluie avait fort endommagé nos étages supérieurs. Il fut un instant question de les réparer ; mais on se résolut à construire une habitation plus vaste, plus commode et mieux située. Plusieurs de nos sœurs allèrent à la découverte d’un emplacement convenable, en ayant soin de bien explorer les environs de notre fourmilière afin de ne pas s’égarer dans les solitudes qui l’entouraient.

Aussitôt après avoir fixé leur choix, elles accoururent pour nous en instruire, et chacune d’elles emporta une ouvrière vers ces lieux inconnus ; puis elles revinrent toutes ensemble se charger d’autres fourmis, et répétèrent ce manége jusqu’à ce qu’elles fussent en nombre suffisant pour commencer les travaux. Il fallut faire violence aux paresseuses (car il s’en trouve dans les meilleures fourmilières), et les traîner de force vers les différents ateliers. Nous abandonnâmes à eux-mêmes nos pucerons, les sachant si bien façonnés à l’esclavage qu’il n’y avait pas à craindre qu’ils cherchassent à recouvrer leur liberté, et nous allâmes maçonner toutes en semble. Il ne resta seulement à la fourmilière que quelques nourrices pour soigner les œufs pondus à l’automne précédent.

Nous commençâmes à creuser des galeries parallèles, en ayant soin d’exhausser les murs de séparation avec la terre extraite des fossés que nous faisions ; puis nous assîmes des voûtes solides sur ces murailles dont nous perçâmes ensuite la paroi de trous ronds. Nous découpâmes ainsi de vastes salles soutenues par des piliers massifs.

Les jeunes fourmis qui, comme moi, travaillaient pour la première fois, n’ayant pas le coup d’œil bien juste, recommencèrent souvent leur besogne après avoir été vertement tancées par quelque habile ouvrière. Il m’est arrivé de faire une voûte qui devait reposer sur le mur que construisait une de mes compagnes ; j’avais mal pris mes dimensions, ou plutôt, il faut bien l’avouer, j’avais hâte d’en finir : car je regrettais les doux loisirs de mon poste auprès des pucerons qui m’abreuvaient de leur miel chaque fois que je le désirais. Une vieille ouvrière, tant soit peu revêche, qui inspectait les travaux, s’apercevant de ma bévue, détruisit sans pitié l’ouvrage pour lequel je m’étais donné tant de peine ; puis elle m’obligea d’élever mon mur à la même hauteur que celui de ma compagne et d’y appuyer une voûte nouvelle, qui fut, j’en conviens, beaucoup plus solide et mieux faite que celle qui venait d’être détruite. Cette fatigante besogne achevée, je m’attachai à chercher les endroits où quelque fétu, quelque brin d’herbe entre-croisés pouvaient servir de montant, de poutre à une salle ou à une loge ; et j’en comblai très-artistement les interstices. Je préférais à tout autre ce genre de travail qui demandait plus de combinaisons que d’efforts ; et quand je ne pouvais exécuter mon plan toute seule, je savais bien en gager mes sœurs à m’y aider ; et jamais elles ne me refusèrent leur concours, car j’exerçais sur elles l’ascendant que donne infailliblement l’intelligence sur les masses. Elles apportaient de la terre humide, puis elles en faisaient le plafond en l’égalisant et la polissant avec leurs pattes de devant.

La fourmilière achevée, il s’agit d’y porter les œufs que nos jeunes femelles venaient de pondre, ainsi que les larves et les nymphes provenant de la ponte d’automne. Nous les distribuâmes dans des salles plus ou moins grandes, selon les besoins de leur âge. Vint ensuite le tour des troupeaux qui se laissèrent facilement transporter sur de nouveaux pâturages. Dans la bagarre, suite inévitable de tout déménagement, je favorisai l’évasion d’un jeune puceron qui chaque jour pleurait le pêcher natal et maigrissait à vue d’œil ; je le mis dans son chemin, et il me remercia par un regard que je n’oublierai de ma vie.

Tout semblait aller à souhait dans notre nouvel
Il me remercia par un regard que je n’oublierai de ma vie.
établissement ; les salles étaient spacieuses, les loges commodes, les galeries bien percées, les étages multipliés, et les souterrains à l’abri non-seulement des inondations, mais même de l’humidité. Je ne fus plus chargée de la surveillance des pucerons, à mon grand regret. On me commit à l’éducation des larves.

Les plus ambitieuses parmi nous se disputaient celles des mâles et surtout des femelles. Mes sympathies étant pour mes pareilles, je m’attachai exclusivement aux larves des ouvrières. Je passais tout mon temps à les lécher, et ne les quittais que pour aller recueillir le miel le plus délicat ; je ne craignais pas de courir au loin leur chercher la becquée sur les pucerons des différentes plantes, préférant de beaucoup, pour la saveur, leur miel à celui de nos troupeaux. Je joignais même à cette nourriture délicate, celle que je puisais dans les fruits et dans les fleurs.

Notre nouvelle cité, quoique bien préférable à l’autre, n’était cependant pas à l’abri de tout danger. Un jour elle fut ébranlée jusque dans ses fondements par un violent tremblement de terre. Ne sachant trop ce qui était arrivé, nous nous hâtâmes de porter nos élèves, espoir de la république, au plus profond de nos souterrains ; puis nous nous hasardâmes à sortir pour constater le sinistre. Il était grand ! Le dôme et ses trois étages supérieurs étaient entièrement écroulés. Il fallut d’abord ôter les décombres, puis reconstruire le plus vite possible. Nous nous mîmes à la recherche des ouvrières en course pour l’approvisionnement général. À mesure que nous les rencontrions nous leur faisions connaître le malheur qui venait de nous arriver, soit en les touchant de nos antennes, soit en frappant leur corselet de notre tête ; elles prenaient tout aussitôt le chemin de la fourmilière. Quelques-unes, d’intelligence plus obtuse, avaient besoin de longues explications pour comprendre la nécessité de renoncer à leur recherche actuelle. D’autres y mettaient une mauvaise volonté manifeste, préférant les émotions de la chasse aux fatigues du travail : ce qui nous obligeait de les prendre par les mandibules et de les traîner de force sur le lieu des travaux. J’en rencontrai plusieurs qui, privées par accident de leurs antennes, en tout ou en partie, ne pouvaient plus se diriger toutes seules ; et certaines de nos ouvrières avaient été tellement effrayées par la grandeur du danger auquel nous venions d’échapper qu’elles en perdaient la raison : elles couraient en cercle sans pouvoir s’assujettir à aucun travail, ne comprenant plus rien de ce qu’on leur communiquait.

Un matin, par un chaud soleil d’été, nous avions apporté nos élèves sur le dôme pour les exposer pendant quelques instants à l’influence de l’astre bienfaisant. Tout à coup nous vîmes rentrer avec précipitation celles de nos sœurs qui étaient à la picorée, poursuivies par une troupe de brigands, vrais géants de couleur roussâtre. Ils escaladèrent notre cité et se précipitèrent sur nos larves et sur nos nymphes avec tant de furie, qu’ils nous en avaient ravi une partie avant que nous eussions pu nous mettre en défense. Un peu revenues de notre premier effroi, nous combattîmes vaillamment, et beaucoup d’entre nous y perdirent la vie. D’autres, plus prudentes que braves, se saisirent des larves qui restaient et les emportèrent dans les lieux les plus secrets de l’habitation pour les soustraire au triste sort qui les menaçait.

Révoltée de cette injuste agression que rien ne motivait, car nous sommes d’humeur pacifique et n’avons jamais cherché à nuire à nos voisins, je m’attachai à la jambe de l’une de ces monstrueuses bêtes et je l’entraînais déjà vers un lieu écarté où je comptais la mettre à mort avec l’aide de quelques-unes de mes sœurs, quand je vis un autre déprédateur saisir une larve que je soignais avec prédilection et que j’aimais singulièrement. Je lâchai l’ennemi que je tenais pour me mettre à la poursuite de celui qui m’enlevait mon élève chérie ; mais il avait de grandes jambes et me distança promptement, ce qui ne m’empêcha pas de le suivre de toute la vitesse des miennes ; et, guidée par l’arrière-garde de cette armée qui venait de nous piller, j’arrivai auprès de la fourmilière presque en même temps qu’elle.

Je fus fort surprise d’en trouver les abords remplis de fourmis de mon espèce qui attendaient les guerrières au seuil de leur habitation. Elles s’empressèrent de venir au-devant d’elles, débarrassèrent le plus grand nombre du fruit de leur pillage et le mirent en sûreté. D’autres donnèrent la becquée à celles des arrivantes qui paraissaient les plus épuisées ; ensuite elles les portèrent avec précaution dans l’intérieur de la cité. Tout cela se faisait sans contrainte et de la meilleure grâce du monde. C’était à n’y rien comprendre !

Quand tous ces pillards furent rentrés chez eux, les noires cendrées, en esclaves vigilantes, remirent tout en ordre aux alentours de la demeure avant d’y rentrer elles-mêmes. Je me mêlai parmi elles, espérant, avec raison, passer inaperçue dans la foule, et je me mis à la recherche de ma chère larve, que je reconnus bientôt à sa bonne mine et à l’embonpoint remarquable que j’avais si soigneusement entretenu depuis sa naissance.

Je remarquai avec le plus grand étonnement que les ravisseurs, après avoir remis leur proie aux soins des noires cendrées, n’en prenaient plus aucun souci. Ils ne s’occupaient même pas de leurs propres larves ; et si les esclaves ne leur eussent donné la becquée, ces parents dénaturés les auraient laissé mourir de faim.

Le lendemain les guerrières ne sortirent pas, et il fallut, comme la veille, appâter ces grandes fainéantes, qui, hors la guerre et le pillage, ne sont bonnes à rien. Les noires cendrées élevaient les larves et les nymphes, fruit des rapines de leurs maîtres, en même temps que les propres enfants de ceux-ci. Après la ponte des femelles, ce furent aussi les esclaves qui les aidèrent à se débarrasser de leurs ailes, désormais inutiles, et qui portèrent en suite au loin ces ornements superflus.

J’étais saisie d’admiration à la vue des voûtes élevées qui recouvraient les galeries et les salles spacieuses de cette fourmilière, et je me demandais comment les noires cendrées avaient pu construire ces gigantesques édifices. En voyant tant de pauvres sœurs réduites en servitude, je pensai aux pucerons que nous capturions, nous aussi, sans plus de justice, pour notre seul avantage, et je n’osai plus me plaindre.

Deux jours après, une certaine émotion se manifesta parmi les guerrières ; elles sortirent en foule et décrivirent des demi-cercles qui les ramenaient toujours au pied de leur habitation, comme si elles voulaient bien en reconnaître tous les abords ; ensuite elles se touchèrent successivement de leurs antennes, puis formèrent leur légion et partirent pour quelque expédition nouvelle, laissant la cité entièrement à la garde des esclaves.

Elles ne tardèrent pas à rapporter le butin ordinaire qu’elles déposèrent devant la porte, pour retourner immédiatement porter la désolation ailleurs. Les noires cendrées, n’ayant pas la conscience de leur abaissement, quittèrent les travaux et descendirent les proies nouvelles dans les souterrains. Parmi toutes ces larves enlevées à la cité natale, il ne s’en trouvait aucune mâle ou femelle ; toutes appartenaient aux ouvrières, les seules dont les conquérants eussent besoin pour vivre dans ce loisir absolu, interrompu seulement par huit ou dix expéditions chaque année.

Bientôt les nymphes enlevées à ma chère patrie manifestèrent le besoin de sortir de leur coque. Je déchirai celle de ma bien-aimée en prenant plus de précautions, s’il est possible, que ma nourrice n’en avait usé pour me produire à l’état d’insecte parfait. Aussitôt délivrée de son enveloppe, la jeune fourmi se détira un instant au soleil, et se mit ensuite joyeusement à l’ouvrage, croyant bien être une fille de cette tribu étrangère.

J’accompagnai mon élève en tous lieux et je lui enseignai l’art de magnétiser les pucerons pour obtenir en abondance le miel qu’ils produisent ; je lui appris à porter un fardeau en parfait équilibre pour éviter la trop grande fatigue ; je l’initiai à tous les mystères de notre langage, et bientôt elle sut, tout aussi bien que moi, employer à propos les antennes ou la tête pour avertir ses compagnes, suivant
Les deux troupes s'attaquèrent avec impétuosité.
l’urgence du cas. Enfin, au bout d’un mois, nulle ne savait mieux qu’elle éventer une proie, découvrir un lieu favorable pour y bâtir une cité nouvelle, et elle n’avait pas son égale pour construire une voûte et pour la polir.

Je gémissais en pensant que tous ces talents qui auraient illustré ma jeune amie dans notre chère république, allaient être au service de maîtres insouciants, peu capables de les apprécier. Un instant je crus que nous allions être débarrassées de leur joug insupportable, car nos guerrières rencontrèrent une colonne de légionnaires de leur espèce allant dévaster quelque fourmilière de noires cendrées. Les deux troupes s’attaquèrent avec impétuosité. Une bonne moitié de nos guerrières rentra, suivie du parti ennemi qui se précipita dans les galeries et les salles en véritable conquérant ; mais nos maîtres, qui avaient attiré l’ennemi par cette feinte, profitant de la connaissance des lieux, massacrèrent jusqu’au dernier, et pas un seul ne sortit de cette cité, où il était entré en vainqueur, pour aller dans sa patrie donner aux siens des nouvelles du combat. Nous nous empressâmes de nous débarrasser des cadavres qui encombraient notre demeure et de faire disparaître jusqu’au moindre vestige de cet affreux carnage. Combien le repos nous sembla doux quand tout fut remis en ordre !

Ennuyée de la vie à laquelle on nous condamnait, je résolus de quitter ces pillards insatiables et d’emmener ma chère élève avec moi.

Un beau jour donc, nous sortîmes en foule à la recherche de quelque proie nouvelle. Nos larves, sur le point de quitter leur coque, avaient un appétit vorace que nous avions beaucoup de peine à satisfaire ; moi, surtout, chargée de l’éducation de plusieurs de ces affreux géants, j’étais sur les dents. Nous assaillîmes un pauvre hanneton qui s’était fourvoyé sur notre route : il fut disséqué en un instant. Chacune prit une partie de son squelette mis en morceaux, pour l’emporter dans les magasins. Je profitai du trouble occasionné par ce grand travail pour m’esquiver avec ma jeune amie, espérant retrouver notre chère patrie dont je croyais n’être pas très-éloignée.

Nous nous aventurâmes donc dans des contrées inconnues. Le second jour nous nous trouvâmes devant une fourmilière dont les habitants étaient en grand émoi, car une armée complète de fourmis sanguines l’assiégeait. Toutes les larves et les nymphes avaient été portées sur le côté du dôme opposé à celui où se présentait l’ennemi. Les jeunes femelles étaient déjà en fuite, et les ouvrières se disposaient à les suivre emportant chacune sa nymphe, quand les sanguines fondirent sur le dôme après avoir vaincu les noires cendrées qui avaient tenté une diversion sur un espace de deux pieds carrés en avant de leur cité. Les vainqueurs se mirent à la poursuite des fugitives, et souvent ils parvinrent à leur ravir le précieux trésor dont elles étaient chargées. Quand la défaite fut certaine, tout ce qui restait de la nation vaincue émigra par des conduits souterrains, et alla fonder au loin une nouvelle fourmilière à l’abri des sanguines.

Nous observions toutes ces choses, ma jeune compagne et moi, du haut d’un élégant lychnis rose dont les pétales frangés nous dérobaient à la vue des combattants. Une véritable chaîne d’allées et de venues s’établit jusqu’à la nuit d’une fourmilière à l’autre ; ayant trouvé quelques pucerons dans le voisinage, nous fîmes un bon souper, et nous passâmes la nuit dans un doux repos.

Au lever du soleil, les sanguines vinrent chercher ce qu’elles n’avaient pu emporter la veille. Quand il n’y eut plus rien à prendre dans la cité dévastée, les plus zélées entre les sanguines emportèrent vers leur repaire leurs sœurs moins actives. Croyant la demeure des noires cendrées tout à fait abandonnée, nous y entrâmes ; et en effet elle était veuve de tout habitant : nous la parcourûmes dans son entier. Ayant trouvé dans une loge à l’écart deux paquets d’œufs oubliés dans la précipitation du départ, nous nous hâtâmes de les tourner et retourner dans notre bouche afin de les maintenir dans l’humidité nécessaire à leur éclosion. Nous fûmes surprises dans cette occupation par quelques noires cendrées qui, nous prenant pour deux des leurs, nous apprirent que le matin même, au retour de la dernière expédition, les sanguines avaient décidé en conseil que la cité déserte étant bien préférable à la leur, on s’y établirait ; et déjà l’avant-garde dont ces fourmis faisaient partie occupait les galeries et les salles du rez-de-chaussée. Nous laissâmes les œufs aux soins des nouvelles venues, et nous nous postâmes sur le haut de la fourmilière pour mieux observer ce qui allait se passer.

Nous vîmes arriver en foule maîtres et esclaves, apportant tout ce qui peuplait l’habitation qu’on abandonnait : œufs, larves, nymphes, de mâles, de femelles, et d’ouvrières de toutes sortes : car les noires cendrées n’étaient pas les seules victimes de ces tyrans ; ils avaient aussi à leur service un grand nombre de fourmis mineuses. Nous fûmes extrêmement surprises de voir les sanguines travailler avec leurs serviteurs et les aider en toutes choses, si ce n’est pourtant dans le transport des pucerons dont elles ne s’occupent jamais, comme nous pûmes nous en convaincre. Ensuite elles se mêlaient aux maçonnes pour réparer en hâte les dégâts occasionnés par le siège. Quand le soleil se coucha, nous rentrâmes toutes dans la fourmilière dont les sanguines fermèrent elles-mêmes les issues avec le plus grand soin.

Au bout de quelques jours je reconnus que nos nouveaux maîtres, plus actifs que les légionnaires, étaient aussi plus féroces. Ils allaient souvent à la chasse de très-petites fourmis noires qu’ils dévoraient sans pitié. Les sanguines, pour mieux surprendre cette proie, s’embusquaient sous quelques brins d’herbes aux environs de la demeure de ces pauvres petits insectes, afin de s’élancer sur eux quand ils reviennent au gîte. Heureusement pour les peuplades pacifiques, ces conquérants endurcis se font de temps en temps une guerre à mort ; ils s’attaquent aussi à des fourmis inférieures en force, mais vaillantes et acharnées. Nous les avons vus souvent revenir, ayant encore accrochée aux pattes la tête de leurs ennemis à qui la mort n’avait pas fait lâcher prise ; d’autres fois ils traînaient pendant longtemps des corps entiers dont ils ne pouvaient se débarrasser.

Un jour que j’étais en chasse de pucerons pour augmenter les troupeaux de nos nouveaux maîtres, je vis un parti de fourmis hercules se diriger vers notre demeure. Les sanguines averties à temps se tinrent en embuscade, et sautant à l’improviste sur les plus téméraires, elles inondèrent de venin leur poitrine et leur bouche ; d’autres se prirent corps à corps et roulèrent sur la poussière sans quitter l’ennemi. Lorsque les sanguines virent approcher le gros de la troupe des agresseurs, elles envoyèrent des courriers pour donner l’alarme à la cité. Aussitôt les guerrières arrivèrent par détachements, et entourant l’ennemi, elles lui tuèrent un grand nombre de combattants. Les fourmilières de ces deux tribus étaient pourtant fort éloignées l’une de l’autre, mais leurs grands chemins se rencontraient ; il n’en fallait pas tant pour donner prétexte à des escarmouches continuelles.

Dégoûtées de toutes ces guerres, nous nous évadâmes, et je me mis encore une fois à la recherche de la fourmilière natale. En cheminant, nous aperçûmes sur la lisière d’un petit bois deux dômes immenses qui auraient suffi à recouvrir vingt cités comme la nôtre : c’était la demeure des fourmis fauves. Nous cherchions à passer à égale distance de l’un et de l’autre, quand je fus frappée de l’odeur pénétrante qui s’exhalait au loin ; présumant qu’il se passait quelque événement extraordinaire, nous avançâmes avec la plus grande circonspection et nous fûmes stupéfaites de voir le terrain couvert, à perte de vue, de ces fourmis que je croyais si pacifiques. Nous nous trouvâmes en présence de deux armées s’attaquant sur les limites de leurs états respectifs. Des milliers de combattants se prenaient par les jambes, par les mandibules, se dressaient sur leurs pattes de derrière pour mieux lancer leur venin dans les blessures qu’elles venaient de faire avec leurs dents ou leurs pinces. Si les guerriers tombaient en luttant et sans se quitter, des fourmis de chaque parti venaient s’accrocher aux jambes de leurs compagnes pour tâcher de les arracher à l’ennemi ; elles-mêmes étaient tirées par d’autres, et l’on en voyait de chaque côté des chaînes de huit, dix, et même de vingt.

La nuit put seule séparer ces ennemis furieux, qui, n’ayant rien mangé de la journée, n’avaient pas, comme les légionnaires, des esclaves pour leur donner la miellée en rentrant ; mais ils ne se quittèrent que pour recommencer le combat au point du jour.

« La guerre est donc partout ? me dit tristement mon élève. Ah ! fuyons ces lieux, ma bonne amie, je vous en prie !

— Mon enfant, lui répondis-je, si tu n’étais pas née dans l’esclavage, tu connaîtrais la force du sentiment qui pousse ces guerriers à combattre pour leur indépendance. »

Nous avancions dans le bois et nous nous étions arrêtées à l’ombre d’un vieux chêne, portant de tous côtés nos regards sur tant de choses si nouvelles pour nous ; notre attention fut captivée par une belle fourmi noire et luisante comme je n’en avais jamais vu. Elle sortait d’un petit trou pratiqué au bas du tronc de l’arbre colossal. Une autre la suivit, puis d’autres encore, et enfin une file interminable.

Ne connaissant pas ces peuplades, ignorant ce que j’avais à en craindre, mais voulant me faire une juste idée de la demeure qu’elles avaient pu se construire dans ce tronc d’arbre, je me hasardai, suivie de mon élève, au seuil de cette habitation quand tout le monde en fut sorti. Je tombai dans une profonde admiration à la vue de cet édifice d’une hauteur prodigieuse, composé d’étages sans nombre, travaillés dans le bois avec un art qui dépassait de beaucoup celui que nous mettons dans nos constructions, qui nous semblent pourtant si parfaites. C’était un véritable palais finement découpé dans le cœur du chêne, et dont les colonnes ainsi que les parois étaient aussi noires que les ouvrières qui les avaient fouillées. Le plancher de ces loges, inégalement creusé, contenait des amas d’œufs, de larves et de nymphes, convenablement disposés. Après avoir admiré toutes ces choses, j’eus un mouvement d’orgueil en pensant que j’appartenais à cette grande famille d’insectes laborieux et intelligents, capables d’exécuter de pareils travaux. Enfin, nous quittâmes ces lieux pour continuer notre voyage.

Après mille vicissitudes qui nous firent sentir combien la fourmi isolée et privée du concours de ses sœurs est peu de chose, nous sortîmes du bois justement en face d’une de ces énormes fourmilières dont les habitants se livrent de si rudes batailles. Son dôme immense était couvert de fourmis qui semblaient se battre entre elles ; ne pouvant
Un oiseau, grand croqueur de fourmis, vient se percher tout auprès de nous.
comprendre ce qui portait les enfants d’une même mère à s’entre-détruire, nous gravîmes sur une branche de bourdaine qui s’avançait au-dessus de la fourmilière, afin de mieux observer cet étrange spectacle ; mais je ne tardai pas à me convaincre que ce qui d’abord m’avait semblé un combat, était tout simplement un exercice gymnastique, destiné à entretenir la vigueur et la souplesse de ces fourmis et à former les jeunes ouvrières aux luttes qu’elles auraient à soutenir plus tard.

Nous continuâmes notre chemin le long d’un petit ruisseau, et nous montâmes sur un arbuste qui se penchait au dessus de l’eau, pour y chercher quelques pucerons qui voulussent bien nous aider à satisfaire notre appétit. Un oiseau, grand croqueur de fourmis, vint se percher tout auprès de nous. Je fus si troublée en me voyant à la merci de cet impitoyable ennemi que, saisissant ma compagne par les mandibules, je me laissai choir avec elle sur une feuille de platane qui voguait sur l’eau. Nous demeurâmes une bonne partie de la journée dans cet asile, sûr, il est vrai, mais dont nous ne pouvions plus sortir, et où nous étions en grand danger de mourir de faim.

La feuille, en suivant le cours de l’eau, nous faisait faire, bien malgré nous, un voyage plein d’émotions poignantes. Nous n’avions pas perdu de vue l’arbuste sur lequel était encore l’oiseau, première cause de notre position critique, que déjà nous étions arrivées à un rapide effrayant. L’eau bouillonnait à grand bruit au pied d’un rocher immense, et ce spectacle fit une si forte impression à ma jeune compagne qu’elle regretta hautement son tranquille esclavage.

La nacelle qui nous portait tournoya longtemps, et chaque tour la rapprochait d’un petit remous produit par les bouillons, en arrière du rocher. Une brise assez forte s’étant élevée nous poussa vers l’autre rive. En voulant prendre terre, nous courûmes plus d’une fois risque de la vie. Ayant escaladé une touffe d’herbe dont quelques brins descendaient à fleur d’eau, nous avons réussi cependant, à force d’adresse et de persévérance, à franchir ce pas dangereux, et nous nous sommes trouvées bientôt sur un terrain sablonneux très-propice à la construction d’une fourmilière. Mais que pouvaient deux pauvres insectes livrés à leurs propres ressources ! En cherchant pâture, nous nous vîmes tout à coup en face d’un énorme crapaud qui se promenait magistralement, penchant la tête avec nonchalance tantôt à droite, tantôt à gauche, effleurant la terre de sa langue rose effilée, et à chaque mouvement enlevant quelques fourmis qui se trouvaient sur son passage. Je tirai ma chère fille par la patte et me tapis avec elle sous les feuilles d’une pâquerette où l’œil perçant de notre ennemi ne pouvait nous découvrir. Quand le monstre se fut éloigné, nous allâmes droit à un beau pêcher espalé contre un mur, et dont les feuilles frisées témoignaient assez de la présence des pucerons nos bons nourriciers. Nous nous hâtâmes, autant que put le permettre notre complet épuisement, d’arriver à l’extrémité d’une des branches les plus basses. Alors nous pûmes nous dédommager amplement du jeûne forcé auquel nous venions d’être condamnées. En descendant pour reconnaître le pays où nous nous trouvions, nous aperçûmes une pêche hâtive qu’un limaçon avait entamée.

Ne pouvant résister au désir de goûter au divin nectar contenu dans ce fruit, nous oubliâmes que la sobriété est la première vertu de la fourmi. Ma jeune compagne surtout manqua tout à fait de modération, faute d’ailleurs bien pardonnable à son âge ; et en descendant du pêcher sa démarche était incertaine. Moi je courais de ci, de là, pour me bien rendre compte des localités. En relevant la tête, je vis la jeune imprudente marcher en chancelant vers un monticule qui se trouvait au milieu du chemin, avec l’intention bien manifeste de l’escalader. Je me précipitai vers elle, espérant l’avertir encore à temps du danger qu’elle courait ; mais, hélas ! j’arrivai trop tard ! Aussitôt qu’elle eut posé ses six pattes sur le versant de la colline elle disparut dans le gouffre que recouvrait le monticule, et devint la proie de cette cruelle larve de libellule si friande de notre chair.

Cet accident me causa un tel désespoir que, dans le premier moment, je voulus me précipiter après ma bien-aimée pour partager son sort. Qu’allais-je faire en ce monde, privée de la seule affection qui m’attachât à la vie ! L’espoir de retrouver ma chère patrie qui m’avait soutenue pendant si longtemps était maintenant évanoui. Que devenir, seule sur la terre ! Mais à l’instant de consommer le sacrifice, l’instinct de la conservation que chaque animal porte en soi se réveilla, et je retournai au pêcher que nous venions de quitter. Depuis huit jours je m’a brite chaque nuit dans une fente de la muraille ; mais c’est en vain que je promène ma langueur aux rayons du soleil : rien ne saurait ranimer la vie qui s’éteint en moi, et avant de mourir, j’ai voulu laisser mon histoire à la postérité pour sa plus grande instruction.