Les Loix du mouvement et du repos déduites d’un principe metaphysique


Les Loix du mouvement et du repos déduites d'un principe metaphysique



LES LOIX
DU MOUVEMENT ET DU REPOS
déduites d’un Principe Metaphysique.

Par M. de MAUPERTUIS


Je donnai le principe, sur lequel l’Ouvrage suivant est fondé, le 15. Avril 1744, dans l’Assemblée publique de l’Academie Roiale des Sciences de Paris, comme les Actes de cette Academie en feront foi.

M. le Professeur Euler donna à la fin de la même année son excellent Livre : Methodus inveniendi lineas curvas maximi minimive proprietate gaudentes. Dans le Supplement qui y avoit été ajouté, cet illustre Géomêtre démontre ; Que dans les trajéctoires, que des corps décrivent par des forces centrales, la vîtesse multipliée par l’elément de la courbe, fait toujours un minimum.

Cette remarque me fit d’autant plus de plaisir, qu’elle est une belle application de mon principe au mouvement des Planetes ; dont ce principe en efect est la regle.

Je vais tenter de tirer de la même source des verités d’un genre superieur & plus important.

I.
EXAMEN DES PREUVES DE L’EXISTENCE DE DIEU
Tirées des Merveilles de la Nature.


Soit que nous demeurions renfermés en nous-mêmes, soit que nous en sortions pour parcourir les merveilles de l’Univers, nous trouvons tant de preuves de l’existence d’un Etre tout puissant & tout sage, qu’il est en quelque sorte plus necessaire d’en diminuer le nombre que de chercher à l’augmenter : qu’il faut du moins faire un choix entre ces preuves, examiner leur force ou leur foiblesse, & ne donner à chacune que le poids qu’elle doit avoir : car on ne peut faire plus de tort à la verité, qu’en voulant l’appuïer sur de faux raisonnemens.

Je n’examine point ici l’argument qu’on trouve dans l’idée d’un Etre infini : dans cette idée trop grande pour que nous la puissions tirer de notre propre fond, ou d’aucun autre fond fini, & qui paroît prouver qu’un Etre infiniment parfait existe.

Je ne citerai point ce consentement de tous les hommes sur l’existence d’un Dieu, qui a paru une preuve si forte au Philosophe de l’ancienne Rome.[1] Je ne discute point, s’il est vrai qu’il y ait quelque peuple qui s’écarte des autres sur cela ; si une poignée d’hommes qui penseroient autrement que tous les autres habitans de la Terre, pourroient faire une exception ; ni si la diversité qui peut se trouver dans les idées qu’ont de Dieu tous ceux qui admettent son existence, empêcheroit de tirer grand avantage de ce consentement.

Enfin je n’insisterai pas sur ce qu’on peut conclure de l’intelligence que nous trouvons en nous-mêmes ; de ces etincelles de sagesse & de puissance que nous voyon répanduës dans les Etres finis, & qui supposent une source immense & eternelle d’où elles tirent leur origine.

Tous ces argumens me paroissent très-forts ; mais ce ne sont pas ceux de cette espece que j’examine.

De tout tems ceux qui se sont appliqués à la contemplation de l’Univers, y ont trouvé des marques de la sagesse & de la puissance de Celui qui le gouverne. Plus l’étude de la Physique a fait de progrès, plus ces preuves se sont multipliées. Les uns frappés confusement des caracteres de Divinité qu’on trouve à tous momens dans la Nature ; les autres par un zele mal à propos religieux, ont donné à quelques preuves plus de force qu’elles n’en devoient avoir ; & quelquefois ont pris pour des preuves, ce qui n’en étoit pas.

Peut-être seroit-il permis de se relâcher sur la rigueur des argumens, si l’on manquoit de raisons pour établir un principe douteux & utile : mais ici les argumens sont assez forts ; & le nombre en est assez grand, pour qu’on puisse en faire l’examen le plus rigide & le choix le plus scrupuleux.

Je ne m’arrêterai point aux preuves de l’existence de l’Etre suprême, que les Anciens ont tirées de la beauté, de l’ordre & de l’arrangement de l’Univers. On peut voir celles que Ciceron rapporte [2], & celles qu’il cite d’après Aristote [3] : Ils connoissoient trop peu la Nature, pour être en droit de l’admirer. Je m’attache à un Philosophe, qui par ses grandes découvertes étoit bien plus qu’eux à portée de juger de ces merveilles, & dont les raisonnemens sont bien plus précis que tous les leurs.

Newton paroît avoir été plus touché des preuves qu’on trouve dans la contemplation de l’Univers, que de toutes les autres qu’il auroit pu tirer de la profondeur de son esprit.

Ce grand homme a cru [4] que les mouvemens des corps celestes démontroient assez l’existence de Celui qui les gouverne. Six Planetes, Mercure, Venus, la Terre, Mars, Jupiter & Saturne, tournent autour du Soleil. Toutes se meuvent dans le même sens, & décrivent des orbes à peu-près concentriques : pendant qu’une autre espece d’Astres, les Cometes, décrivant des orbes fort differens, se meuvent dans toutes sortes de directions, & parcourent toutes les regions du Ciel. Newton a cru qu’une telle uniformité ne pouvoit être que l’effet de la volonté d’un Etre suprême.

Des objets moins élevés ne lui ont pas paru fournir des argumens moins forts. L’uniformité observée dans la construction des Animaux, leur organization merveilleuse & remplie d’utilités, étoient pour lui des preuves convainquantes de l’existence d’un Creatur tout puissant & tout sage.[5]

Une foule de Physiciens, après Newton, ont trouvé Dieu dans les Astres, dans les Insectes, dans les Plantes, dans l’Eau.[6]

Ne dissimulons point la foiblesse de quelques uns de leurs raisonnemens : & pour mieux faire connoître l’abus qu’on a fait des preuves de l’existence de Dieu, examinons celles même qui ont paru si fortes à Newton.

L’uniformité, dit-il, du mouvement des Planetes prouve nécessairement un choix. Il n’etoit pas possible qu’un Destin aveugle les fit toutes mouvoir dans le même sens, & dans des orbes à peu-près concentriques.

Newton pouvoit ajouter à cette uniformité du mouvement des Planetes, qu’elles se meuvent toutes presque dans le même plan. La Zone dans laquelle tous leurs orbes sont renfermés, ne fait qu’à peu-près la 17e partie de la surface de la Sphere. Si l’on prend donc l’orbe de la Terre pour le plan auquel on rapporte les autres, & qu’on regarde leur position comme l’effet du hazard, la probabilité, que les 5. autres orbes ne doivent pas être renfermés dans cette Zone, est de 175 - 1 à 1 ; c’est à dire, de 1419856 à 1.

Si l’on conçoit comme Newton, que tous les corps celestes attirés vers le Soleil, se meuvent dans le vuide ; il est vrai qu’il n’étoit gueres probable que le hazard les eût fait mouvoir comme ils se meuvent. Il y restoit cependant quelque probabilité ; & dès-lors on ne peut pas dire que cette uniformité soit l’effet necessaire d’un choix.

Mais il y a plus : l’alternative d’un choix ou d’un hazard extrême, n’est fondée que sur l’impuissance, où l’on est dans le systeme de Newton, de donner une cause physique de cette uniformité. Pour d’autres Philosophes qui admettent un fluide qui emporte les Planets, ou qui seulement modere leur mouvement, l’uniformité de leur corps ne paroît point inexplicable : elle ne suppose plus ce singulier coup de hazard, ou ce choix ; & ne prouve pas plus l’existence de Dieu, que ne seroit tout autre mouvement imprimé à la Matiere.[7]

Je ne sai si l’argument, que Newton tire de la construction des Animaux, est beaucoup plus fort. Si l’uniformité qu’on observe dans plusieurs, étoit une preuve ; cette preuve ne seroit-elle pas démentie par la variété infinie qu’on observe dans plusieurs autres ? Sans sortir des mêmes elémens, que l’on compare un Aigle avec une Mouche, un Cerf avec un Limaçon, une Baleine avec une Huitre ; & qu’on juge de cette uniformité. En effet d’autres Philosophes veulent trouver une preuve de l’existence de Dieu dans la variété des formes, & je ne sai lesquels sont les mieux fondés.

L’Argument tiré de la convenance des differentes parties des Animaux avec leurs besoins, paroît plus solide. Leur pieds ne sont-ils pas faits pour marcher, leurs aîles pour voler, leurs yeux pour voir, leur bouche pour manger, d’autres parties pour reproduire leurs semblables ? Tout cela ne marque-t-il pas une intelligence & un dessein qui ont presidé à leur construction ? Cet argument avoit frappé les Anciens comme il a frappé Newton : & c’est en vain que le plus grand ennemi de la Providence y répond, que l’usage n’a point été le but, qu’il a été la suite de la construction des parties des Animaux : que le hazard aiant formé les yeux, les oreilles, la langue, on s’en est servi pour voir, pour entendre, pour parler.[8]

Mais ne pourroit-on pas dire, que dans la combinaison fortuite des productions de la Nature, comme il n’y avoit que celles où se trouvoient certains rapports de convenance, qui pûssent subsister, il n’est pas merveilleux que cette convenance se trouve dans toutes les especes qui actuellement existent ? Le hazard, diroit-on, avoit produit une multitude innombrable d’Invidus : un petit nombre se trouvoit construit de maniere que les parties de l’Animal pouvoient satisfaire à ses besoins ; dans un autre infiniment plus grand, il n’y avoit ni convenance, ni ordre : tous ces derniers ont peri : des Animaux sans bouche ne pouvoient pas vivre ; d’autres qui manquoient d’organes pour la generation ne pouvoient pas se perpetuer ; les seuls qui soient restés, sont ceux où se trouvoient l’ordre & la convenance ; & ces especes que nous voions aujourdhui, ne sont que la plus petite partie de ce qu’un Destin aveugle avoit produit.

Presque tous les Auteurs modernes qui ont traité de la Physique ou de l’Histoire naturelle, n’ont fait qu’étendre les preuves qu’on tire de l’organisation des Animaux & des Plantes ; & les pousser jusques dans les plus petits details de la Nature. Pour ne pas citer ici des Exemples trop indécents, qui ne seroient que trop communs, je ne parlerai que de celui[9] qui trouve Dieu dans les plis de la peau d’un Rhinoceros : parce que cet animal étant couvert d’une peau très-dure, n’auroit pas pu se remuer sans ces plis. N’est-ce pas faire tort à la plus grande des verités, que de la vouloir prouver par de tels argumens ? Que diroit-on de celui qui nieroit la Providence, parce que l’ecaille de la Tortue n’a ni plis ni jointures ? Le raisonnement de celui qui la prouve par la peau du Rhinoceros, est de la même force : laissons ces bagatelles à ceux qui n’en sentent pas la frivolité.

Une autre espece de Philosophes tombe dans l’extremité opposée. Trop peu touchés des marques d’Intelligence & de Dessein qu’on trouve dans la Nature, ils en voudroient bannir toutes les causes finales : Ils croient qu’avec de la matiere & du mouvement, le Monde a pu se former tel qu’il est. Les uns voient la suprême Intelligence par tout ; les autres ne la voient nulle part : ils croient qu’une Mechanique aveugle a pu former les corps les plus organisés des Plantes & des Animaux, & operer toutes les merveilles que nous voions dans l’Univers.[10]

On voit par tout ce que nous venons de dire, que le grand argument de Descartes, tiré de l’idée que nous avons d’un Etre parfait, ni peut-être aucun des autres argumens metaphysiques dont nous avons parlé, n’avoient pas fait grande impression sur Newton : & que toutes les preuves que Newton tire de l’uniformité & de la convenance des differentes parties de l’Univers, n’auroient pas paru des preuves à Descartes.

Il faut avouër qu’on abuse de ces preuves : les uns en leur donnant plus de force qu’elles n’en ont ; les autres en les multipliant trop. Les corps des Animaux & des Plantes sont des Machines trop compliquées, dont les dernieres parties échapent trop à nos sens, & dont nous ignorons trop l’usage & la fin ; pour que nous puissions juger de la sagesse & de la puissance qu’il a fallu pour les construire. Si quelques unes de ces Machines paroissent poussées à un haut degré de perfection, d’autres ne semblent qu’ébauchées. Plusieurs pourroient paroître inutiles ou nuisibles, si nous en jugions par nos seules connoissances, & si nous ne supposions pas déja que c’est un Etre tout sage & tout puissant qui les a mises dans l’Univers.

Que sert-il, dans la construction de quelqu’animal, de trouver des apparences d’ordre & de convenance, lorsqu’après nous sommes arrêtés tout à coup par quelque conclusion fâcheuse ? Le Serpent, qui ne marche ni ne vole, n’auroit pu se dérober à la poursuite des autres animaux, si un nombre prodigieux de vertebres ne donnoit à son corps tant de flexibilité, qu’il rampe plus vîte que plusieurs animaux ne marchent. Il seroit mort de froid pendant l’hiver, si sa forme longue & pointue ne le rendoit propre à s’enforcer dans la terre : il se seroit blessé en rampant continuellement, ou dechiré en passant par les trous où il se cache, si son corps n’eût été couvert d’une peau lubrique & ecailleuse. Tout cela n’est-il pas admirable ? Mais à quoi tout cela sert-il ? A la conservation d’un animal dont la dent tue l’homme. Oh ! réplique t-on, vous ne connoissez pas l’utilité des Serpens. Ils étoient apparemment necessaires dans l’Univers ; ils contiendront des remedes excellens qui vous sont inconnus. Taisons-nous donc : ou du moins n’admirons pas un si grand appareil dans un animal que nous ne connoissons que comme nuisible.

Tout est rempli de semblables raisonnemens dans les écrits des Naturalistes. Suivez la production d’une Mouche, ou d’une Fourmi : ils vous font admirer les soins de la Providence pour les oeufs de l’insecte ; pour la nourriture des petits ; pour l’animal renfermé dans les langes de la chryzalide ; pour le développement de ses parties dans sa métamorphose. Tout cela aboutit à produire un insecte, incommode aux hommes, que le premier oiseau dévore, ou qui tombe dans les filets d’une Araignée.

Pendant que l’un trouve ici des preuves de la sagesse & de la puissance du Créateur, ne seroit-il pas à craindre que l’autre n’y trouvât de quoi s’affermir dans son incredulité ?

De très-grands esprits, aussi respectables par leur piété que par leurs lumieres,[11] n’ont pu s’empêcher d’avoüer, que la convenance & l’ordre ne paroissent pas si exactement observés dans l’Univers, qu’on ne fût embarassé pour comprendre comment ce pouvoit être l’ouvrage d’un Etre tout sage & tout puissant. Le mal de toutes les especes, le desordre, le vice, la douleur, leur ont paru difficiles à concilier avec l’empire d’un tel Maitre.

Regardez, ont-ils dit, cette Terre ; les mers en couvrent la moitié ; dans le reste, vous verrez des rochers escarpés, des régions glacées, des sables brulants. Examinez les mœurs de ceux qui l’habitent : vous trouverez le mensonge, le vol, le meurtre, & par tout les vices plus communs que la vertu. Parmi ces êtres infortunés, vous en trouverez plusieurs desesperés dans les tourmens de la goute & de la pierre ; plusieurs languissans dans d’autres infirmités que leur durée rend insupportables : presque tous accablés de soucis & de chagrins.

Quelques Philosophes paroissent avoir été tellement frappés de cette vûë, qu’oubliant toutes les beautés de l’Univers, ils n’ont cherché qu’à justifier Dieu d’avoir créé des choses si imparfaites. Les uns, pour conserver sa sagese, semblent avoir diminué sa puissance ; disant qu’il a fait tout ce qu’il pouvoit faire demieux : [12] Qu’entre tous les Mondes possibles, celui-ci, malgré ses défauts, étoit encore le meilleur. Les autres, pour conserver la puissance, semblent faire tort à la sagesse. Dieu, selon eux, pouvoit bien faire un Monde plus parfait que celui que nous habitons : mais il auroit fallu qu’il y employât des moiens trop compliqués ; & il a eu plus en vûë la maniere dont il operoit, que la perfection de l’ouvrage[13]. Ceux-ci se servent de l’exemple du Peintre, qui crut qu’un cercle tracé sans compas prouveroit mieux son habileté, que n’auroient fait les figures les plus composées & les plus régulleres, décrites avec des instrumens.

Je ne sai si aucune de ces réponses est satisfaisante : mais je ne crois pas l’objection invincible. Le vrai Philosophe ne doit, ni se laisser éblouïr par les parties de l’Univers où brillent l’ordre & la convenance, ni se laisser ébranler par celles où il ne les découvre pas. Malgré tous les desordres qu’il remarque dans la Nature, il y trouvera assez de caracteres de la sagesse & de la puissance de son Auteur, pour qu’il ne puisse le méconnoître.

Je ne parle point d’une autre espece de Philosophes, qui soûtiennent qu’il n’y a point de mal dans la Nature : Que tout ce qui est, est bien.[14]

Si l’on examine cette proposition, sans supposer auparavant l’existence d’un Etre tout puissant & tout sage, elle n’est pas soûtenable. Si on la tire de la supposition d’un Etre tout sage & tout puissant, elle n’est plus qu’un Acte de foi. Elle paroît dabord faire honneur à la suprême Intelligence ; mais elle ne tend au fond qu’à soûmettre tout à la necessité. C’est plustôt une consolation dan nos miseres, qu’une loüange de notre bonheur.

Je reviens aux preuves qu’on tire de la contemplation de la Nature.

Ceux qui ont le plus rassemblé de ces preuves, n’ont point assez examiné leur force ni leur étendue. Mille choses dans l’Univers annoncent qu’il n’est point gouverné par une Puissance aveugle : De tous côtés on apperçoit des suites d’effets concourans à quelque but : cela ne prouve que de l’intelligence & des desseins : c’est dans le but de ces desseins qu’il faut chercher la sagesse. L’habileté dans l’exécution ne suffit pas ; il faut que le motif soit raisonnable. On n’admireroit point, on blâmeroit l’Ouvrier ; & il seroit d’autant plus blâmable, qu’il auroit emploié plus d’adresse à construire une machine qui ne seroit d’aucune utilité, ou dont les effets seroient dangereux.

Que sert-il d’admirer cette regularité des Planetes, à se mouvoir toutes dans le même sens, presque dans le même plan, & dans des orbites à peu près semblables ; si nous ne voions point qu’il fût mieux de les faire mouvoir ainsi qu’autrement. Tant de Plantes venimeuses & d’Animaux nuisibles, produits & conservés soigneusement dans la Nature, sont-ils propres à nous faire connoître la sagesse & la bonté de Celui qui les créa ? Si l’on ne découvroit dans l’Univers que de pareilles choses, il pourroit n’être que l’ouvrage des Démons.

Il est vrai que notre vûë étant aussi bornée qu’elle l’est, on ne peut pas exiger, qu’elle poursuive assez loin l’ordre & l’enchaînement des choses. Si elle le pouvoit, sans doute qu’elle seroit autant frappée de la sagesse des motifs, que de l’intelligence dans l’exécution. Mais dans cette impuissance où nous sommes, ne confondons pas ces differens attributs. Car, quoi qu’une intelligence infinie suppose necessairement la sagesse ; une intelligence bornée pourroit en manquer : & il vaudroit autant que l’Univers dût son origine à un Destin aveugle, que s’il étoit l’ouvrage d’une telle intelligence.

II.
QU’IL FAUT CHERCHER LES PREUVES DE L’EXISTENCE
De Dieu, dans les Loix generales de la Nature. Que les Loix selon lesquelles le Mouvement se conserve, se distribue & se détruit, sont fondées sur les attributs d’une suprême Intelligence.

Ce n’est donc point dans les petits détails, dans ces parties de l’Univers dont nous connoissons trop peu les rapports, qu’il faut chercher l’Etre suprême : c’est dans les Phenomênes dont l’universalité ne souffre aucune exception, & que leur simplicité expose entierement à notre vûë.

Il est vrai que cette recherche sera plus difficile que celle qui ne consiste que dans l’examen d’un insecte, d’une fleur, ou de quelqu’autre chose de cette espece, que la Nature offre à tous momens à nos yeux. Mais nous pouvons emprunter le secours d’un guide assuré dans sa marche, quoi qu’il n’ait pas encore porté ses pas où nous voulons aller.

Jusqu’ici la Mathématique n’a gueres eu pour but, que des besoins grossiers du corps, ou des speculations inutiles de l’esprit. On n’a gueres pensé à en faire usage pour démontrer ou découvrir d’autres verités que celles qui regardent l’étendue & les nombres. Car il ne faut pas s’y tromper dans quelques Ouvrages, qui n’ont de mathématique que l’air & la forme, & qui au fond ne sont que de la Metaphysique la plus incertaine & la plus ténébreuse. L’exemple de quelques Philosophes doit avoir appris que les mots de Lemme, de Theoreme & de Corollaire, ne portent pas par tout la certitude mathématique ; que cette certitude ne dépend, ni de ces grands mots, ni même de la méthode que suivent les Géomêtres, mais de la simplicité des objets qu’ils considerent.

Voyons, si nous pourrons faire un usage plus heureux de cette science. Les preuves de l’existence de Dieu qu’elle fournira, auront sur toutes les autres, l’avantage de l’evidence qui caracterise les verités mathématiques. Ceux qui n’ont pas assez de confiance dans les raisonnemens metaphysiques, trouveront plus de sûreté dans ce genre de preuves : & ceux qui ne font pas assez de cas des preuves populaires, trouveront dans celles-ci plus d’exactitude & d’élévation.

Ne nous arrêtons donc pas à la simple speculation des objets les plus merveilleux. L’organisation des Animaux, la multitude & la petitesse des parties des insectes, l’immensité des corps celestes, leurs di stances & leurs révolutions, sont plus propres à étonner notre esprit qu’à l’éclairer. L’Etre suprême est par tout ; mail il n’est pas par tout également visible. Nous le verrons mieux dans les objets les plus simples : cherchons-le dans les premieres loix qu’il a imposées à la Nature ; dans ces regles universelles, selon lesquelles le Mouvement se conserve, se distribue, ou se détruit ; & non pas dans des Phenomênes qui ne sont que des suites trop compliquées de ces loix.

J’aurois pu partir de ces loix, telles que les Mathematiciens les donnent, & telles que l’expérience les confirme ; & y chercher les caracteres de la sagesse & de la puissance de l’Etre suprême. Cependant, comme ceux qui nous les ont données, se sont appuiés sur des hypothêses qui n’etoient pas purement géometriques, & que par là leur certitude ne paroît pas fondée sur des démonstrations rigoureuses ; j’ai cru plus sûr & plus utile de déduire ces loix des attributs d’un Etre tout puissant & tout sage. Si celles que je trouve par cette voie, sont les mêmes qui sont en effet observées dans l’Univers, n’est-ce pas la preuve la plus forte que cet Etre existe, & qu’il est l’auteur de ces loix ?

Mais, pourroit-on dire, quoique les regle du Mouvement & du Repos n’aient été jusqu’ici démontrés que par des hypothêses & des expériences, elles sont peut-être des suites nécessaires de la nature des Corps : & n’y aiant rien eu d’arbitraire dans leur établissement, vous attribuez à une Providence ce qui n’est l’effet que de la Nécessité ?

S’il est vrai que les loix du Mouvement & du Repos soient des suites indispensables de la nature des Corps ; cela même prouve encore plus la perfection de l’Etre suprême : C’est que toutes choses soient tellement ordonnées, qu’une Mathematique aveugle & nécessaire exécute ce que l’Intelligence la plus éclairée & la plus libre prescriroit.

Quelques Philosophes de l’Antiquité soûtinrent qu’il n’y avoit point de Mouvement. Un usage trop subtil de leur esprit démentoit ce que leurs sens appercevoient. Les difficultés qu’ils trouvoient à concevoir comment les Corps se meuvent, leur firent nier qu’ils se meûssent, ni qu’ils pûssent se mouvoir. Nous ne rapporterons point les argumens sur lesquels ils tâcherent de fonder leur opinion : mais nous remarquerons qu’on ne sauroit nier le Mouvement que par des raisonnemens qui détruiroient l’existence de tous les objets hors de nous ; qui réduiroient l’Univers à notre être propre ; & tous ses Phenomênes à nos perceptions.

Il est vrai que nous ne connoissons le Mouvement que par nos sens : mais y a-t-il beaucoup de choses que nous connoissons autrement ? La force motrice, la puissance qu’a un corps en mouvement, d’en mouvoir d’autres, sont des mots inventés pour suppléer à nos connoissances, & qui ne signifient que des resultats de Phenomênes. La seule habitude nous empêche de sentir tout ce qu’il y a de merveilleux dans la communication du Mouvement. Depuis que nous avons ouvert les yeux, rien ne les a si souvent frappés que ce Phenomêne. Celui qui n’y a pas réflechi, n’y trouve rien d’obscur ; celui qui y a beaucoup pensé, désespere d’y rien comprendre.

Si quelqu’un, qui n’eût jamais touché de Corps, & qui n’en eût jamais vû se choquer, mais qui eut l’expérience de ce qui arrive, lors qu’on mêle ensemble différentes couleurs, voyoit un corps bleu se mouvoir vers un corps jaune ; & qu’il fût interrogé sur ce qui arrivera, lorsque les deux corps se rencontreront ? Peut-être que ce qu’il pourroit dire de plus vraisemblable, seroit, que le corps bleu deviendra verd dès qu’il aura atteint le corps jaune. Mais qu’il devinât, ou que les deux corps s’uniroient pour se mouvoir d’une vîtesse commune ; ou que l’un communiqueroit à l’autre une partie de sa vîtesse pour se mouvoir dans le même sens avec une vîtesse différente ; ou qu’il se réflechiroit en sens contraire ; je ne crois pas cela possible.

Cependant, dès qu’on a touché des Corps ; dès qu’on sait qu’ils sont impénétrables ; dès qu’on a éprouvé qu’il faut une certaine force pour changer l’état de Repos ou de Mouvement, dans lequel ils sont ; on voit que lors qu’un Corps se meut vers un autre, s’il l’atteint, il faut, ou qu’il se réflechisse, ou qu’il s’arrête, ou qu’il diminue sa vîtesse : qu’il déplace celui qu’il rencontre, s’il est en repos ; ou qu’il change son mouvement, s’il se meut. Mais comment ces changements se font-ils ? Quelle est cette puissance que semblent avoir les Corps pour agir les uns sur les autres ?

Nous voions des parties de la Matière en mouvement : nous en voions d’autres en repos ; le Mouvement n’est donc pas une propriété essentielle de la Matière : c’est un état dans lequel elle peut se trouver, ou ne se pas trouver ; & que nous ne voions pas qu’elle puisse se procurer d’elle-même.

Les parties de la Matière qui se meuvent dans la Nature, ont donc reçu leur mouvement de quelque cause étrangère, qui jusqu’ici m’est inconnue. Et comme elles sont d’elles-mêmes indifférentes au Mouvement ou au Repos ; celles qui sont en repos, y restent ; & celles qui se meuvent une fois, continuent de se mouvoir, jusqu’à ce que quelque cause change leur état.

Lors qu’une partie de la Matière en mouvement, en rencontre un autre en repos, elle lui communique une partie de son mouvement, ou tout son mouvement même. Et comme la rencontre de deux parties de Matière, dont l’une est en repos & l’autre en mouvement, ou qui sont en mouvement l’une & l’autre, est toujours suivie de quelque changement dans l’état des deux ; ce Choc paroît la cause de ce changement : quoi qu’il fût absurde de dire qu’une partie de la Matière, qui ne peut se mouvoir d’elle-même, en pût mouvoir une autre.

Pour trouver la première cause du Mouvement, le plus grand Philosophe de l’Antiquité eut recours à un premier Moteur, immobile, & indivisible[15]. Un Philosophe moderne a non seulement reconnu Dieu pour l’auteur du premier mouvement imprimé à la Matière, mais il a cru l’Action de Dieu continuellement nécessaire pour toutes les distributions & les modifications du Mouvement. Ne pouvant comprendre comment la puissance de mouvoir appartenoit au corps, il s’est cru fondé à nier qu’elle lui appartînt ; & a conclu que, lors qu’un corps choque ou presse un autre corps, c’est Dieu seul qui le meut : l’impulsion n’est que l’occasion qui détermine Dieu à le mouvoir[16].

Ces Philosophes n’ont mis la cause du Mouvement en Dieu que parce qu’ils ne savoient où la mettre : ne pouvant concevoir que la Matière eût aucune efficace, pour produire, distribuer & détruire le Mouvement, ils ont eu recours à un Etre immatériel. Il falloit savoir que toutes les loix du Mouvement & du Repos étoient fondées sur le principe le plus convenable, pour voir qu’elles devoient leur établissement à un Etre tout puissant & tout sage ; soit que cet Etre agisse immédiatement ; soit qu’il ait donné aux Corps le pouvoir d’agir les uns sur les autres ; soit qu’il ait emploié quelqu’autre moien qui nous est encore moins connu.

La plus simple des loix de la Nature, celle du Repos ou de l’Equilibre, est connue depuis un grand nombre de siecles ; mais elle n’a paru jusqu’ici avoir aucune connexion avec les loix du Mouvement, qui étoient beaucoup plus difficiles à découvrir.

Ces recherches étoient si peu du goût, ou si peu à la portée des Anciens, qu’on peut dire qu’elles font encore aujourdhui une science toute nouvelle. Comment en effet les Anciens auroient-ils découvert les loix du Mouvement, pendant que les uns réduisoient toutes leurs spéculations sur le Mouvement à des disputes sophistiques ; & que les autres soûtenoient qu’il n’y avoit point de Mouvement ?

Des Philosophes plus laborieux, ou plus sensés, ne jugerent pas que des difficultés attachées aux premiers principes des choses, fussent des raisons pour désesperer d’en rien connoître, ni des excuses pour se dispenser de toute recherche.

Dès que la vraie manière de philosopher fut introduite, on ne se contenta plus de ces vaines disputes sur la nature du Mouvement : on voulut savoir selon quelles loix il se distribue, se conserve, & se détruit : on sentit que ces loix étoient le fondement de toute la Philosophie Naturelle.

Le grand Descartes, le plus audacieux des Philosophes, chercha ces loix, & se trompa. Mais comme si les tems avoient enfin conduit cette matière à une espece de maturité, l’on vit tout à coup paroître de toutes parts, ces loix inconnues pendant tant de siecles. Huygens, Wallis & Wren les trouverent en même tems. Plusieurs Mathématiciens après eux, qui les ont cherchées par des routes différentes, les ont confirmées.

Cependant tous les Mathématiciens étant aujourdhui d’accord dans le cas le plus compliqué, ne s’accordent pas dans le cas le plus simple. Tous conviennent des mêmes distributions de Mouvement dans le Choc des Corps élastiques ; mais ils en assignent de differentes pour les Corps durs : & quelques uns prétendent qu’on ne sauroit déterminer les distributions de Mouvement dans le Choc de ces Corps. Les embarras qu’ils y ont trouvés, leur ont fait prendre le parti de nier l’existence & même la possibilité des Corps durs. Ils prétendent que les Corps qu’on prend pour tels, ne sont que des Corps élastiques, dont la roideur rend la flexion de leurs parties & leur redressement, imperceptibles.

On allegue des expériences qu’on a faites sur des Corps qu’on appelle vulgairement durs, qui prouvent que ces corps ne sont qu’élastiques. Lorsque deux Globes d’yvoire, d’acier, ou de verre, se choquent ; quoiqu’après le Choc on leur retrouve leur premiere figure, ils ne l’ont peut-être pas toujours conservée. On s’en assûre par les yeux, si l’on teint l’un des Globes de quelque couleur qui puisse s’effacer & tacher l’autre : on voit par la grandeur de la tache, que les Globes se sont applatis pendant le choc, quoi qu’après il ne soit resté aucun changement sensible à leur figure.

On ajoûte à ces expériences des raisonnemens métaphysiques : on prétend que la Dureté prise dans le sens rigoureux, exigeroit dans la Nature des effets incompatibles avec une certaine Loi de Continuité. Il faudroit, dit-on, lors qu’un Corps dur rencontreroit un obstacle inébranlable, qu’il perdît tout à coup sa vîtesse, sans qu’elle passât par aucun autre degré de diminution ; ou qu’il la convertît en une vîtesse contraire, & qu’une vîtesse positive devînt negative, sans avoir passé par le repos.

Mais j’avoue que je sens pas la force de ce raisonnement. Je ne sai si l’on connoît assez la manière dont le Mouvement se produit ou s’éteint, pour pouvoir dire que la loi de continuité fût ici violée : je ne sai pas trop même ce que c’est que cette loi ? Quand on supposeroit que la vîtesse augmentât ou diminuât par degrès, n’y auroit-il pas toûjours des fauts d’un degré à l’autre ? Et des fauts imperceptibles ne violeroient-ils pas autant la continuité que feroit la destruction subite de l’Univers ?

Quant aux expériences qu’on a rapportées ; elles font voir qu’on peut confondre la Dureté avec l’Elasticité ; mais elles ne prouvent pas que l’une ne soit que l’autre. Au contraire dès qu’on a réflechi sur l’impénétrabilité des Corps, il semble qu’elle ne soit pas différente de leur dureté ; ou que la dureté en soit une suite necessaire. Si dans la plûpart des Corps, les parties dont ils sont composés, se séparent ou se plient, cela n’arrive que parce que ces corps sont des amas d’autres corps : les Corps simples, les Corps primitifs, qui sont les élémens de tous les autres, doivent être durs, infléxibles, inaltérables.

Plus on examine l’Elasticité, plus il paroît que cette propriété ne dépend que d’une structure particulière des Corps, qui laisse entre leurs parties des intervalles dans lesquels elles peuvent se plier.

Il semble donc, qu’on seroit mieux fondé à soûtenir que tous les Corps primitifs sont durs, qu’on ne l’est à prétendre qu’il n’y a point de Corps durs dans la Nature. Cependant je ne sai si la maniere dont nous connoissons les Corps, nous permet ni l’une ni l’autre assertion. Si l’on veut l’avouer, on conviendra que la plus forte raison qu’on ait euë pour n’admettre que des Corps élastiques, ç’a été l’impuissance où l’on étoit de trouver les loix de la communication du Mouvement des Corps durs.

Descartes admit ces Corps, & crut avoir trouvé les loix de leur Mouvement. Il étoit parti d’un principe assez vrai-semblable ; Que la quantité de Mouvement se conservoit toûjours la même dans la Nature. Il en déduisit des loix fausses ; parce que le principe n’est pas vrai.

Les Philosophes qui sont venus après lui, ont été frappés d’une autre conservation : C’est celle de ce qu’ils appellent la Force vive, qui est le produit de chaque masse par le quarré de sa vîtesse. Ceux ci n’ont pas fondé leurs loix du Mouvement sur cette conservation ; ils ont déduit cette conservation, des loix du Mouvement dont ils ont vû qu’elle étoit une suite. Cependant, comme la conservation de la Force vive n’avoit lieu que dans le choc des Corps élastiques, on s’est confirmé dans l’opinion qu’il n’y avoit point d’autres Corps que ceux-là dans la Nature.

La conservation du Mouvement n’est vraie que dans certains cas. La conservation de la Force vive n’a lieu que pour certains corps. Ni l’une ni l’autre ne peut passer pour un principe universel, ni pour un résultat general des loix du Mouvement.

Si l’on examine les principes, sur lesquels se sont fondés quelques Auteurs qui nous ont donné ces loix, & les routes qu’ils ont suivies, on s’étonnera de voir qu’ils y soient si heureusement parvenus. Et l’on ne pourra s’empêcher de croire qu’ils comptoient moins sur ces principes que sur l’expérience. Ceux qui ont raisonné le plus juste, ont reconnu que le principe, dont ils se servoient pour expliquer la communication du Mouvement des Corps élastiques, ne pouvoit s’appliquer à la communication du Mouvement des Corps durs. Enfin aucun des principes qu’on a jusqu’ici emploiés, soit pour les loix du Mouvement des Corps durs, soit pour les loix du Mouvement des Corps élastiques, ne s’étend aux loix du Repos.

Après tant de grands hommes qui ont travaillé sur cette matiere, je n’ose presque dire que j’ai découvert le principe universel, sur lequel toutes ces loix sont fondées ; qui s’étend egalement aux Corps durs & aux Corps élastiques ; d’où dépend le Mouvement & le Repos de toutes les substances corporelles.

C’est le pincipe de la moindre quantité d’action : principe si sage, si digne de l’Etre suprême, & auquel la Nature paroît si constamment attachée ; qu’elle l’observe non seulement dans tous ses changemens, mais que dans sa permanence, elle tend encore à l’observer. Dans le Choc des Corps, le Mouvement se distribue de manière que la quantité d’action, que suppose le changement arrivé, est la plus petite qu’il soit possible. Dans le Repos, les Corps qui se tiennent en équilibre, doivent être tellement situés, que s’il leur arrivoit quelque petit Mouvement, la quantité d’action seroit la moindre.

Les loix du Mouvement & du Repos déduites de ce principe, se trouvant precisement les mêmes qui sont observées dans la Nature : nous pouvons en admirer l’application dans tous les Phenomênes. Le mouvement des Animaux, la végétation des Plantes, la révolution des Astres, n’en sont que les suites : & le spectacle de l’Univers devient bien plus grand, bien plus beau, bien plus digne de son Auteur, lors qu’on sait qu’un petit nombre de loix, le plus sagement établies, suffisent à tous ces mouvemens. C’est alors qu’on peut avoir une juste idée de la puissance & de la sagesse de l’Etre suprême ; & non pas lors qu’on en juge par quelque petite partie, dont nous ne connoissons ni la construction, ni l’usage, ni la connexion qu’elle a avec les autres. Quelle satisfaction pour l’esprit humain, en contemplant ces loix, qui sont le principe du Mouvement & du Repos de tous les Corps de l’Univers, d’y trouver la preuve de l’existence de Celui qui le gouverne !

III.
RECHERCHE
Des Loix du Mouvement & du Repos.

Les Corps soit en repos, soit en mouvement, ont une certaine force pour persister dans l’état où ils sont : cette force appartenant à toutes les parties de la Matiere, est toujours proportionnelle à la quantité de Matiere que ces Corps contiennent, & s’appelle leur inertie.

L’impenetrabilité des Corps, & leur inertie, rendoient necessaire l’établissement de quelques loix, pour accorder ensemble ces deux propriétés, qui sont à tout moment opposées l’une à l’autre dans la Nature. Lorsque deux Corps se rencontrent, ne pouvant se pénétrer, il faut que le Repos de l’un & le Mouvement de l’autre, ou le Mouvement de tous les deux soient altérés : mais cette altération dépendant de la force avec laquelle les deux Corps se choquent, examinons ce que c’est que le Choc ; voyons de quoi il dépend ; & si nous ne pouvons avoir une idée assez claire de sa force, voyons du moins les circonstances qui le rendent le même.

On suppose ici, comme l’ont supposé tous ceux qui ont cherché les loix du Mouvement ; Que les Corps se rencontrent directement ; c’est à dire, que leurs centres de gravité se meuvent dans la ligne droite qui est la direction de leur mouvement ; & que dans le Choc cette ligne passe par le lieu de leur attouchement, & y est perpendiculaire. Cette derniere condition a toujours lieu, si les Corps sont des globes de matière homogêne, tels que nous les considérons ici.

Si un Corps se mouvant avec une certaine vîtesse, rencontre un autre Corps en repos ; le Choc est le même que si le dernier Corps se mouvant avec la vîtesse du premier, le rencontroit en repos.

Si deux Corps se mouvant l’un vers l’autre, se rencontrent ; le Choc est le même que si l’un des deux étant en repos, l’autre le rencontroit avec une vîtesse qui fût egale à la somme des vîtesses de l’un & de l’autre.

Si deux Corps se mouvant vers le même côté, se rencontrent ; le Choc est le même que si l’un des deux étant en repos, l’autre le rencontroit avec une vîtesse qui fût egale à la différence des vîtesses de l’un & de l’autre.

En general donc, si deux Corps se rencontrent ; soit que l’un des deux soit en repos ; soit qu’ils se meuvent tous les deux l’un vers l’autre ; soit qu’ils se meuvent tous deux du même côté : quelles que soient leurs vîtesses, si la somme ou la différence de ces vîtesses (ce qu’on appelle la vîtesse respective) est la même, le Choc est le même. La grandeur du Choc de deux Corps donnés dépend uniquement de leur vîtesse respective.

La verité de cette proposition est facile à voir, en concevant les deux Corps emportés sur un plan mobile, dont la vîtesse détruisant la vîtesse de l’un des deux, donneroit à l’autre la somme ou la différence des vîtesses qu’ils avoient. Le Choc des deux Corps sur le plan, seroit le même que sur un plan immobile.

Voions maintenant la différence que la Dureté, ou l’Elasticité des Corps, cause dans les effets du Choc.

Les Corps parfaitement Durs sont ceux, dont les parties sont inséparables & infléxibles ; & dont, par conséquent, la figure est inaltérable.

Les Corps parfaitement Elastiques sont ceux, dont les parties, après avoir été pliées, se redressent, reprennent leur première situation, & rendent au corps sa première figure. Quant à la nature de cette Elasticité, nous n’entreprenons pas de l’expliquer ; il suffit ici d’en connoître l’effet.

Je ne parle point des Corps Moûs, ni des Corps Fluides ; ce ne sont que des amas de Corps Durs ou Elastiques.

Lorsque deux Corps Durs se rencontrent, leurs parties étant inséparables & infléxibles, le Choc ne sauroit altérer que leurs vîtesses. Les deux Corps se pressent & se poussent, jusqu’à ce que la vîtesse de l’un soit égale à la vitesse de l’autre. Les Corps Durs, après le Choc, vont donc ensemble d’une vîtesse commune.

Mais lorsque deux Corps Elastiques se rencontrent, pendant qu’ils se pressent & se poussent, le Choc est emploié aussi à plier leurs parties. Et les deux corps ne demeurent appliqués l’un contre l’autre, que jusqu’à ce que leur ressort, bandé par le Choc autant qu’il le peut être, les sépare en se débandant ; & les fasse s’éloigner avec autant de vîtesse qu’ils s’approchoient : Car la vîtesse respective des deux Corps étant la seule cause qui avoit bandé leur ressort, il faut que le débandement reproduise un effet égal à celui, qui comme cause avoit produit le bandement : c’est à dire une vîtesse respective, en sens contraire, égale à la première. La vîtesse respective des Corps Elastiques est donc, après le Choc, la même qu’auparavant.

Cherchons maintenant les Loix, selon lesquelles le Mouvement se distribue entre deux Corps qui se choquent, soit que ces Corps soient Durs, soit qu’ils soient Elastiques.

Nous déduirons ces Loix d’un seul Principe, & de ce même Principe nous déduirons les Loix de leur Repos.

principe general.

Lors qu’il arrive quelque changement dans la Nature, la Quantité d’Action, nécessaire pour ce changement, est la plus petite qu’il soit possible.

La Quantité d’Action est le produit de la Masse des Corps, par leur vîtesse & par l’espace qu’ils parcourent. Lors qu’un Corps est transporté d’un lieu dans un autre, l’Action est d’autant plus grande, que la Masse est plus grosse ; que la vîtesse est plus rapide ; que l’espace, par lequel il est transporté, est plus long.

Probleme I.
Trouver les Loix du Mouvement des Corps Durs ?

Soient deux Corps Durs, dont les Masses sont & , qui se meuvent vers le même côté, avec les vîtesses & :mais plus vîte que , en sorte qu’il l’atteigne & le choque. Soit la vîtesse commune de ces deux corps après le choc & . Le changement arrivé dans l’Univers, consiste en ce que le corps , qui se mouvoit avec la vîtesse , & qui dans un certain tems parcouroit un espace , ne se meut plus qu’avec la vîtesse , & ne parcourt qu’un espace :le corps , qui ne se mouvoit qu’avec la vîtesse , & ne parcouroit qu’un espace , se meut avec la vîtesse , & parcourt un espace .

Ce changement est donc le même qui seroit arrivé, si pendant que le corps se mouvoit avec la vîtesse , & parcouroit l’espace , il eût été emporté en arrière sur un plan immatériel, qui se fût mû avec une vîtesse , par un espace :& que le corps se mouvoit avec la vîtesse , & parcouroit l’espace , il eût été emporté en avant sur un plan immatériel, qui se fût mû avec une vîtesse , par un espace .

Or, que les corps & se meuvent avec des vîtesses propres sur les plans mobiles, ou qu’ils y soient en repos, le mouvement de ces plans chargés des corps, étant le même : les Quantités d’Action, produites dans la Nature, seront , & ; dont la somme doit être la plus petite qu’il soit possible. On a donc

Ou
D’où l’on tire pour la vîtesse commune

Dans ce cas, où les deux corps se meuvent du même côté, la quantité de mouvement détruite & la quantité produite, sont égales : & la quantité totale de mouvement demeure, apres le choc, la même qu’elle étoit auparavant.

Il est facile d’appliquer le même raisonnement au cas, où les corps se meuvent l’un vers l’autre : ou bien il suffit de considérer comme négatif par rapport à :& la vîtesse commune sera

Si l’un des corps étoit en repos avant le choc, ; & la vîtesse commune est

Si un corps rencontre un obstacle inébranlable, on peut considérer cet obstacle comme un corps d’une Masse infinie en repos : Si donc est infini, la vîtesse .

Voions maintenant ce qui doit arriver, lors que les Corps sont Elastiques. Les Corps dont je vais parler, sont ceux qui ont une parfaite Elasticité.

Probleme II.
Trouver les Loix du Mouvement des Corps Elastiques ?

Soient deux Corps Elastiques, dont les Masses sont & , qui se meuvent vers le même côté, avec les vîtesses & :mais plus vîte que , ensorte qu’il l’atteigne & le choque : & soient & les vîtesses des deux corps après le choc : la somme ou la différence de ces vîtesses après le choc, est la même qu’elle étoit auparavant.

Le changement arrivé dans l’Univers, consiste en ce que le corps , qui se mouvoit avec la vîtesse , & qui dans un certain tems parcouroit un espace , ne se meut plus qu’avec la vîtesse , & ne parcourt qu’un espace :le corps , qui ne se mouvoit qu’avec la vîtesse , & ne parcouroit qu’un espace , se meut avec la vîtesse , & parcourt un espace .

Ce changement est donc le même qui seroit arrivé, si pendant que le corps se mouvoit avec la vîtesse , & parcouroit l’espace , il eût été emporté en arrière sur un plan immatériel, qui se fût mû avec une vîtesse , par un espace :& que le corps se mouvoit avec la vîtesse , & parcouroit l’espace , il eût été emporté en avant sur un plan immatériel, qui se fût mû avec une vîtesse , par un espace .

Or, que les corps & se meuvent avec des vîtesses propres sur les plans mobiles, ou qu’ils y soient en repos, le mouvement de ces plans chargés des corps, étant le même : les Quantités d’Action, produites dans la Nature, seront , & ; dont la somme doit être la plus petite qu’il soit possible. On a donc

Ou

Or, pour les Corps Elastiques, la vîtesse respective étant, après le choc, la même qu’elle étoit auparavant ; on a , ou , & :qui étant substitués dans l’Equation precédente, donnent pour les vîtesses

&

Si les corps se meuvent l’un vers l’autre, il est facile d’appliquer le même raisonnement : ou bien il suffit de considérer comme négatif par rapport à , & les vîtesses seront

&

Si l’un des corps étoit en repos avant le choc, ; & les vîtesses sont

&

Si l’un des corps est un obstacle inébranlable, considérant cet obstacle comme un corps d’une Masse infinie en repos ; on aura la vîtesse :c’est à dire, que le corps rejaillira avec la même vîtesse qu’il avoit en frappant l’obstacle.

Si l’on prend la somme des Forces vives, on verra qu’après le choc elle est la même qu’elle étoit auparavant : c’est à dire, que

Ici la somme des Forces vives se conserve après le choc ; mais cette conservation n’a lieu que pour les Corps Elastiques, & non pour les Corps Durs. Le Principe genéral, qui s’étend aux uns & aux autres, est que la Quantité d’Action, nécessaire pour causer quelque changement dans la Nature, est la plus petite qu’il est possible.

Ce Principe est si universel & si fécond, qu’on en tire la Loi du Repos, ou de l’Equilibre. Il est évident qu’il n’y a plus ici de différence entre les Corps Durs & les Corps Elastiques.

Probleme III.
Trouver la Loi du Repos des Corps ?

Je considère ici les Corps attachés à un Levier : & pour trouver le point, autour duquel ils demeurent en équilibre ; je cherche le point, autour duquel, si le Levier reçoit quelque petit mouvement, la Quantité d’Action soit la plus petite qu’il soit possible.

Soit la longueur du Levier, que je suppose immatériel, aux extrémités duquel soient placés deux Corps, dont les Masses sont & . Soit la distance du corps au point cherché, & la distance du corps :il est évident que, si le Levier a quelque petit mouvement, les corps & décriront de petits Arcs semblables entr’eux, & proportionnels aux distances de ces corps au point qu’on cherche. Ces Arcs seront donc les espaces parcourus par les Corps, & représentent en même tems leurs vîtesses. La Quantité d’Action sera donc proportionelle au produit de chaque corps par le quarré de son Arc ; ou (puisque les Arcs sont semblables) au produit de chaque corps par le quarré de sa distance au point, autour duquel tourne le Levier : c’est à dire, à & ; dont la somme doit être la plus petite qu’il soit possible. On a donc

Ou
D’où l’on tire

Ce qui est la Proposition fondamentale de la Statique.


  1. Cicer. Tuscul. I. 13.
  2. Tuscul. I. 28. & 29.
  3. De Nat. Deor. II. 37. 38.
  4. Newt. Opticks III. Book. Query 31.
  5. Theol. Astron. de Derham., Theol. Phys. du même., Theol. des Insectes de Lesser.
  6. Theol. de l’Eau de Fabricius.
  7. Voyez la Piece de M. Dan. Bernoulli sur l’inclin. des plans des orbites des Planetes.
  8. Lucret. lib. IV
  9. Philos. Transact. No. 470
  10. Descartes. Princip. L’Homme de Descartes.
  11. Medit. Chret. & Metaph. du P. Malebranche Medit. VII.
  12. Leibnitz. Theod. II. part. N. 224. 225.
  13. Malebranche Medit. Chret. & Metaph. VII.
  14. Pope. Essai sur l’homme.
  15. Aristot. Physic. Lib. VIII
  16. Malebranche. Entretiens sur la Metaph. Entret. VII