Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/XVI


CHAPITRE XVI.

de la religion établie en pologne.


Religion dominante.1. La religion catholique romaine est la seule dominante en Pologne. Elle y fut établie dans le neuvième siècle sous le règne de Micislas I : mais elle ne fut introduite que plus tard en Lithuanie ; car Jagellon son souverain ne commença l’ouvrage de la conversion de ses sujets qu’en 1387.

Sectes permises.2. Plusieurs des sectes qui palpitoient dans le reste de l’Europe, pénétrèrent ensuite jusqu’en Pologne : mais elles y furent bientôt exterminées, à l’exception de celles de Luther & de Calvin, qui ont trouvé un asile dans la Prusse royale. Ceux qui y font profession de ces dogmes & les Russes attachés au rite grec schismatique sont désignés dans les constitutions sous le nom de dissidens. Ils ont les uns & les autres leur clergé, leurs églises & des privilèges que les nouveaux rois confirment toujours dans les pacta conventa.

Nécessité de la tolérance.3. Cette confirmation a paru nécessaire pour éviter les guerres civiles, que la diversité des sentimens en matière de religion excite quelquefois dans les pays les mieux policés. D’ailleurs il ne seroit pas sûr pour la république de maltraiter jusqu’à un certain point les Luthériens, les Calvinistes ou les Russes schismatiques ; car la cour de Berlin protège les uns, & celle de Pétersbourg prendroit vraisemblablement fait & cause pour les autres. L’on observe pourtant que les catholiques tâchent, sinon d’opprimer à force ouverte, du moins d’abaisser les dissidens, par tous les moyens que la prépondérance peut mettre en œuvre sans un éclat trop fâcheux. Les loix ne leur ont jamais interdit la faculté de parvenir aux grandes charges, on n’en voit cependant plus qui en possèdent ; & leurs voix sont depuis longtems ou étouffées ou furieusement contrariées dans les diettes. On ne peut mieux se convaincre de l’antipathie que les catholiques romains nourissent contre les dissidens, qu’en voyant le prétexte sur lequel se fondent les confédérations qui déchirent actuellement la Pologne. Elles prouvent avec quelle peine les sujets de la religion dominante verroient les dissidens obtenir un certain degré de puissance, & même de liberté en matière de culte, quelque naturelle qu’elle soit à l’humanité.

Sectes unies.4. Outre les Russes schismatiques dont on vient de parler, il en est d’autres dans la Pologne, auxquels on donne le nom de réunis parce qu’ils se soumirent au St. Siège en 1596, de-là ils sont censés membres de l’église catholique, quoiqu’ils suivent le rite grec, modifié à la vérité. On regarde du même œil quelques Arméniens, qui ont accédé pareillement à la reconnoissance du souverain pontife.

Juifs & Mahométans.5. Il y a en Pologne des Juifs & des Mahométans. Les Juifs y forment un peuple qui égale, ou peu s’en faut, le nombre des chrétiens établis dans le pays, & certainement leur multitude donneroit de l’ombrage dans un gouvernement mieux réglé. Les anciens rois leur ont accordé beaucoup de privilèges, sur-tout Casimir le Grand qui avoit pour maîtresse une femme de cette nation nommée Esther. Quant aux Mahométans, ce sont des Tartares dont Witolde Grand Duc de Lithuanie transporta une colonie dans ses états ; on leur laisse la liberté de vivre dans leur religion, & pour cet effet ils ont quelques Mosquées où personne ne les inquiette : en récompense ils servent fort bien la république, & elle n’a guère de troupes plus fidelles ni qui jouissent d’une plus constante réputation de valeur & de probité.

6. Les Polonois sont en général fort attachés à la religion : mais le commun du peuple y mêle quantité de pratiques superstitieuses, qu’une saine théologie fait éviter avec soin dans un autre pays. On observe que la nation s’est mise depuis longtems dans une extrême dépendance de la cour de Rome : & même jusqu’au point que chaque particulier lui paie un tribut annuel sous le titre de denier de saint Pierre, tribut véritablement médiocre, mais qui cependant forme une charge, que l’on peut regarder comme onéreuse pour des gens ennemis de toute sujettion.

Pouvoir du clergé.7. Cette soumission surprenante aux loix de Rome produit une vénération sans bornes pour le clergé & pour les moindres ecclésiastiques. On ne voit pas, même en Italie, que les évêques & les prêtres jouïssent de prérogatives aussi considérables qu’en Pologne, ni qu’ils aient autant d’influence dans les affaires temporelles. Quelqu’un a dit que les gens d’église trop autorisés prenoient souvent des armes dans le ciel pour commettre des injustices sur la terre : & malheureusement la chofe se trouve plus vraie ici qu’en aucun autre endroit du monde.