Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/XIII


CHAPITRE XIII.

de la milice et des forces militaires de pologne.


Leur décadence.1. Les Polonois faisoient autrefois trembler les Allemands, les Moscovites, les Suédois, & les Tartares : aujourd’hui les choses ont changé de face, & la république se trouve foible contre le moindre de ses voisins. Il y auroit de l’erreur à s’imaginer que le mal vient d’un changement survenu dans l’espèce des hommes qui habitent le pays. Naturellement ils sont encore aussi braves qu’ils l’étoient dans les tems heureux où la victoire les suivoit partout, & où ils faisoient autant craindre leur haine, qu’ils rendoient leur amitié désirable. C’est donc dans plusieurs autres sources qu’il faut chercher les causes de leur décadence.

2. En premier lieu, l’abaissement de la puissance royale diminua par degré la vigueur de ce grand corps. Plus le chef accordoit de prérogatives aux membres, & moins ils étoient portés à le seconder. La liberté ne songeoit qu’à s’affermir ; & pour le faire avec quelque ombre de raison, elle multiplioit les diettes & les autres assemblées publiques, d’où il suivoit que, pendant que les Polonois perdoient, dans de vaines délibérations, un tems précieux, dont ils auroient dû profiter pour se ranger sous leurs drapeaux, l’ennemi les battoit en détail, & les accoutumoit insenfiblement à porter le triste nom de vaincus.

3. En second lieu, les démembremens considérables que la république a essuyés, l’ont beaucoup affoiblie. Les palatinats de Smolensko & de Czernichow, la meilleure partie de ceux de Braclaw, de Kiowie & de Livonie, avec le district de Starodoubow & la plus grande partie du pays des Cosaques sont entre les mains des Moscovites, qui tenant encore sous le joug la Courlande & le Sémigale, dérobent aux Polonois, les secours qu’ils pouroient tirer de provinces si belliqueuses. La Prusse ducale & presque toute la Pomeranie soumises au pouvoir de la maison de Brandebourg ; la ville & le territoiré d’Elbing, les districts de Drahim livrés par hipothèque à cette même maison ; enfin les Wallaques, les Moldaves, autrefois vassaux de la couronne, & présentement asservis aux Turcs, deviennent pour l’état autant de principes d’exténuation & de défiance au milieu des dangers.

4. En troisième lieu, l’argent, nommé à juste titre le nerf de la guerre, manque de plus en plus en Pologne. Le trésor public depuis plus d’un siècle se trouve assez mal administré, les mines sont abandonnées, il semble qu’on n’ait conservé le droit de battre monnoie, qu’après avoir juré de ne le mettre jamais en œuvre. Outre cela le commerce tombe de jour en jour dans une langueur extrême : car les habitans de Dantzig venoient jadis chercher dans le pays le bled & les autres marchandises qu’il produit, & maintenant on les leur porte. Ainsi quand ils tiennent le vendeur chez eux, ils lui font la loi, étant bien persuadés qu’il ne s’en ira pas pour ne pas grossir à pure perte les frais & les peines de son voyage, en remontant la Vistule avec sa cargaison. Cet homme qui ne vend plus ses effets qu’à un prix fort médiocre & au-dessous de leur valeur, en laisse presque toujours la meilleure partie dans Dantzig, où il achète très chèrement des étoffes, des épices, des liqueurs & d’autres choses pareilles, que sa situation ou son goût lui rendent nécessaires. Enfin pour comble d’appauvrissement, le luxe en Pologne est porté au dernier excès. Chaque année les vins de Hongrie, les autres vins étrangers, les meubles, les modes de France, d’Angleterre & du reste de l’Europe, même de la Perse, de la Turquie & de la Chine, font disparoître des sommes immenses ; tellement que l’argent qui rentre ne sauroit plus être balancé avec celui qui sort. De-là il suit que l’idée d’augmenter les troupes, par le moyen d’une nouvelle contribution, effraie également les grands seigneurs qui ne songent qu’à vivre avec éclat, & les simples gentils-hommes qui souvent n’ont guère de quoi subfifter.

5. En quatrième lieu, cet appauvrissement interne empêche qu’une foule prodigieuse de gentils-hommes puisse avoir des armes & des chevaux, comme ils en avoient autrefois, pour être prêts à marcher dès que le bien de la patrie peut le demander. Par une suite du même désordre, les revues de la noblesse n’ont plus lieu, & on laisse tomber plusieurs autres établissemens qui nourrissoient son humeur guerrière ; de sorte que, si l’on convoquoit aujourd’hui l’arrière-ban, plus de la moitié de cette multitude n’offriroit qu’un ramas de gens désarmés, aussi peu capables de bien entendre le commandement d’un chef que de le bien exécuter, c’est ce dont on a la preuve complète dans chaque diette d’élection.

6. En cinquième lieu, cet enchaînement d’abus s’entretient au dedans par la jalousie des grandes maisons, qui sentent que le bon ordre rétabliroit l’égalité républiquaine ; & au dehors par l’adresse des puissances voisines qui trouvent leurs intérêts dans le cahos des affaires de la Pologne. Pour y rien négliger, ces dernières savent trop bien que, si la république pouvoit s’arranger, & mettre à profit ses forces naturelles, elle deviendroit bientôt aussi formidable que respectable. C’est-là l’origine de la rupture de tant de diettes ; c’est-là ce qui rend presque toujours inutiles les sages efforts des vrais patriotes. L’accord manque, la cupidité triomphe & il ne reste à la vertu que la triste satisfaction de gémir sur l’opprobre des uns & sur l’aveuglement des autres.

7. En sixième lieu, par un funeste attachement à leurs anciennes coutumes, les Polonois s’arment & font la guerre aujourd’hui, comme leurs ancêtres la faisoient il y a deux siècles, en quoi ils ont un désavantage infini ; car ils ne sont presque environnés que de voisins qui ont embrassé la nouvelle discipline, & qui par-là ont trouvé le moyen de se rendre redoutables. Mille exemples d’une valeur singulière prouvent certainement qu’en fait de courage, la nation ne le cède à aucune autre : mais on la surpasse aisément par l’assemblage des causes qui viennent d’être expliquées & qui forment un tableau nécessaire pour la bien connoître,

Des généraux.8. On a vu par ce que nous avons eu occasion de dire des armées de la république, qu’il y en a deux, celle de la couronne & celle du grand duché. Elles sont tellement distinctes que chacune campe séparément, & ne connoit que ses officiers, dont chacun dans un jour de bataille peut donner à son corps les ordres qu’il croit les plus propres à concourir au plan arrêté dans le conseil de guerre, & il ne doit compte de sa conduite qu’à la diette générale.

9. Chacune de ces armées a son grand & son petit général qui campent le premier à sa droite & le second à sa gauche. Le roi, en les nommant leur donne un bâton de commandement, qui est une espèce de masse d’armes fort courte, terminée par une pomme d’argent ou de vermeil & souvent enrichie de pierreries. Ils ne s’en servent point : mais un officier à cheval porte levée devant eux une grande lance à fer pointu, ornée de plumes ou de rubans placés au dessous d’une boule faite d’une étoffe riche : mais si le roi étoit en personne à l’armée, cette marque d’autorité, que les Polonois appellent Bunczuk, se porteroit devant sa majesté, & celle des généraux seroit couchée le long du cou des chevaux de ceux qui sont préposés à cet emploi.

10. La puissance de ces généraux à l’armée est sans bornes & leur tribunal est indépendant du roi même. Le grand général a droit de vie & de mort sur toutes les troupes. C’est lui qui règle les quartiers d’hiver & les garnisons. Il sera bon d’observer que les troupes polonoises n’ont ni étapes, ni commissaires, ni routes, de sorte qu’un officier, qui change de garnison, s’y rend par le chemin qu’il choisit, & fait vivre sa troupe aux dépens du pays. Le crainte qu’il a d’irriter les nobles, fait que les biens ecclésiastiques & ceux des Starosties sont seuls exposés à la rapine du soldat, sans que cela diminue la rigueur avec laquelle on prélève des impôts : c’est sur ces impôts des biens ecclésiastiques, starostiques & royaux qu’on prend les appointemens des généraux, qui sont pour les grands de soixante mille & pour les petits de quarante mille livres de France.

De la milice.11. Il convient maintenant de faire voir l’état actuel de la milice des Polonois. Leur noblesse ne sert presque point dans l’infanterie, à moins que ce ne soit en qualité d’officiers. Un gentilhomme, qui embrasse le métier de simple soldat, est De la cavalerie nationale.regardé parmi eux comme un désespéré ou comme un libertin. La cavalerie nationale est donc sans contredit le premier corps de milice. Elle se partage en Ufzarts & Panczernik, auxquels on peut ajouter les Peteores connus dans les troupes de Lithuanie. Tous ces corps sont composés de gentilshommes, honorés du nom de Towarzijz, qui veut dire camarades : aussi les généraux en font-ils tant de cas qu’ils en admettent même les particuliers à leur table. Chacun d’eux peut avoir jusques à trois valets, qui sont armés & combattent comme leurs maîtres : on donne à ces valets guerriers le nom de Pacolets ou celui d’Ofiadacz.

12. Quoique ces Pacolets des compagnies polonoises ne soient par leur institution que des roturiers, on ne laisse pas de voir souvent parmi eux quantité de pauvres gentilshommes. Chaque Towarzijz paie les siens suivant l’accord qu’ils ont fait ensemble. Il faut remarquer que, plus un Towarzijz a de Pacolets, plus il tire d’argent de la république : néanmoins la solde est toujours fort médiocre ; & il seroit impossible à un gentilhomme de s’entretenir lui-même, s’il n’avoit quelqu’autre bien d’ailleurs.

13. Ces compagnies sont armées de sabres, de haches, de mousquets & de pistolets. Elles forment une excellente cavalerie, sur-tout pour les coups de main où il faut de la vivacité. Les grandes victoires de Sobiesky sur les Turcs & les Tartares, ne peuvent être attribuées qu’à cette espèce de troupes. Leur principal avantage est de l’emporter hautement sur les troupes irrégulières des Autrichiens & des Hongrois : ainsi qu’on l’a observé dans les dernières guerres de Bohême & dans plusieurs autres occasions.

Tartares au service de la Pologne.14. Comme il y a des Tartares établis dans la Lithuanie, dans la Volhinie & dans l’Ukraine, qu’ils y vivent tranquilement depuis plusieurs siècles sous la protection de la république, ils sont obligés de la servir, & ils la servent effectivement avec beaucoup de valeur & de fidélité, moyennant une paie assez médiocre. Ce sont gens de cheval, & armés à peu près de même que les compagnies polonoises.

Dragons & infanterie.15. La république a en outre quelques régimens de dragons, habillés, armés & disciplinés comme les nôtres, mais infiniment mieux montés : elle a aussi plusieurs régimens d’infanterie exercés à l’allemande. Toutes ces troupes rassemblées ne formeroient, tant pour la couronne que pour le grand duché, qu’un corps d’environ 18,000 hommes, quoique selon le Komport ou état de guerre, l’armée de la couronne dût être de 30,000 & celle de Lithuanie de 12,000 hommes.

Artillerie & forteresses.16. Les arsenaux & l’artillerie de la république sont en mauvais état : il n’y a pas moins d’abus dans cette partie que dans tout le reste des choses qui concernent l’armée. Quant aux forteresses, la Pologne est plus foible à cet égard qu’aucun autre pays du monde. Kaminiek, cette place si vantée dans l’histoire, n’est réellement qu’une bicoque assez chétive, dont l’ignorance des Turcs & l’imbécilité du Sultan Osman ont fait la renommée. Bialocerkieu, que le peuple & les gentilshommes, qui n’ont jamais vu de meilleure place, regardent comme le boulevard de leur patrie du côté de l’Ukraine, auroit peine à tenir vingt-quatre heures contre un corps de deux ou trois mille grenadiers François ou Anglois. Divers seigneurs possèdent aussi des châteaux munis de quelques ouvrages, qui peuvent résister aux premières attaques des Tartares ou des Polonois lors qu’ils s’entrefont la guerre. Quoi qu’il en soit, la nation en général n’aime point les villes fortifiées, parce qu’elle les regarde comme autant de moyens dont les rois peuvent se servir pour devenir maîtres absolus. Rien n’est plus commun dans la bouche de la noblesse que cette expression proverbiale, fortalitia sunt froena libertatis : « les forteresses sont les freins de la liberté » ; & c’est une vérité dont on ne peut s’empêcher de convenir.

Arrière-ban.17. Autant l’armée de la république est foible, autant son arrière-ban formeroit une multitude redoutable, si les causes d’exténuation rapportées au commencement de ce chapitre, n’avoient déjà miné la vigueur de ce grand corps. Néanmoins, dans quelque abaissement que les choses soient tombées, la description de cette assemblée militaire, telle qu’on peut la convoquer encore aujourd’hui, ne laissera pas de montrer clairement quelles sont les forces & les ressources de la Pologne.

Convocation.18. Cette convocation n’a lieu que quand l’état est menacé d’un grand péril, encore faut-il, pour y procéder, que le sénat & l’ordre équestre aient donné leur consentement en pleine diette. Alors le roi expédie ses universaux pour tous les palatinats, districts & territoires de la république. Ces sortes d’universaux s’appellent vulgairement, Litteræ restium ou lettres de cordes & en polonois Wici ou lettres de perches ou de bâtons : parce qu’on les porte, dans chaque canton, déployées & attachées au bout d’une perche avec une ficelle, pour les lire & les publier à haute voix dans les villes & les campagnes.

19. Selon l’usage ordinaire le roi doit donner, successivement dans l’espace de quatre semaines, trois universaux pour la convocation de l’arrière-ban : mais il arrive souvent qu’avec le consentement de la diette, il n’en envoie que deux, sur-tout si le danger est pressant. Aussitôt tous les tribunaux se taisent, les procès civils ou criminels qu’on y avoit entamés demeurent suspendus jusques à la fin de l’expédition. Il n’y a plus que les jugemens rendus par le roi à la tête du sénat & la justice militaire qui soient en vigueur.

20. Toute la noblesse de chaque canton s’assemble sous ses drapeaux & passe en revue devant son palatin, devant son castellan, ou devant quelqu’autre dignitaire préposé par les supérieurs. Ensuite elle marche vers le rendez-vous général, indiqué par les universaux. Comme la marche d’une si grande troupe de gentilshommes, portés la plupart du tems à la licence la plus effrénée, ne sauroit guère manquer d’entraîner avec elle quantité de troubles & de ravages, les loix ont fait à ce sujet de fort belles ordonnances, qui sont plus ou moins exactement observées, selon le génie & le caractère des chefs.

Le roi doit aller à l’arrière-ban.21. Voyons maintenant les personnes assujetties à suivre une expédition d’arrière-ban & celles que les loix en exemptent. Le roi doit s’y trouver : Alexandre l’un des Jagellons étoit malade, la noblesse protesta qu’elle ne sortiroit point de chez elle, si ce prince ne se mettoit en marche ; & il fut contraint d’obéir, malgré le danger qui menaçoit sa santé & même sa vie. Il n’est pas douteux néanmoins que les sujets ne consentissent à mitiger, dans l’occasion, l’austérité de cette règle, en faveur d’un prince qui auroit su gagner leur cœur & mériter leur attachement.

Du général de l’arrière-ban.22. Quoique le roi soit chef né de l’arrière-ban, il peut en créer général tel officier qu’il juge convenable : mais cela ne le dispense point de partager les périls & les fatigues de l’expédition. Quelquefois aussi la nomination d’un général, en pareille conjoncture, cause de grands débats : car s’il est Polonois, les Lithuaniens sont gens à refuser de lui obéir, & s’il est Lithuanien, son commandement ne trouve guère plus de soumission chez les Polonois. On en a vu des exemples à l’égard de Charles Chodkiwick & de Stanislas Lubomirski sous le règne de Sigifmond Auguste. D’ailleurs quoique la dignité en question ne soit que passagère, un roi prudent ne peut la conférer qu’à un seigneur dont la fidélité lui est connue, puisque rien ne lui est plus facile que d’en abuser contre son prince.

Personnes soumises à suivre l’arrière-ban.23. Tous les nobles en général, tant dignitaires, que simples gentilshommes, doivent prendre part à cette expédition : on n’en excepte que ceux qui sont trop jeunes ou trop vieux ou malades : encore faut-il que, suivant leurs facultés, ils y envoient un certain nombre de fantassins armés, habillés & munis des provisions nécessaires. Le clergé même doit fournir des soldats, mais avec cette différence, qu’en Pologne il n’en fournit que des biens qui peuvent passer en héritage, au lieu qu’en Lithuanie les bénéfices mêmes ne jouissent d’aucune exemption.

Personnes qui en sont exempte & comment ?24. On excepte pour leur personne, les ministres envoyés dans les cours étrangères & les gens dont les charges demandent une résidence actuelle, dans l’endroit où le bien public les a placés : mais ils ne laissent pas d’être assujettis à fournir plus ou moins de fantassins selon l’évaluation de leurs richesses. Les loix entrent à cet égard dans un détail immense, qui montre que les anciens Polonois pensoient juste, en faisant voir quelle attention ils donnoient aux besoins de leur patrie. Leur zêle & leur prévoyance alloient si loin, qu’ils ont même songé à tirer parti des nobles arrêtés pour quelque crime qui ne mérite point la mort. La constitution de 1621. veut qu’ils figurent comme les autres dans l’arrière-ban : & qu’après l’expédition finie, ils soient remis en prison pour subir les peines dûes à leur mauvaise conduite. Mais il y a un usage qui tempère la rigueur de cette ordonnance & qui ne sauroit manquer de produire un bon effet ; car on absout le coupable, on le rétablit dans ses droits & dans ses honneurs, s’il se signale par des actions de valeur, d’où il suit que, pour peu qu’il reste de sentiment à un homme dans cette conjoncture, l’idée de recouvrer ses biens, sa liberté & sa gloire, doit lui faire faire des efforts qu’une situation tranquille obtient rarement du commun des hommes.

25. La confiscation des biens, la dégradation de la noblesse & l’infamie, sont les seules peines que les loix ont statuées pour les gentilshommes qui, devant se trouver à l’arrière-ban, n’y paroîtroient pas, ou pour ceux qui en désertent. On a jugé sagement qu’un opprobre perpétuel formeroit pour des gens bien nés une punition plus effrayante que la mort. Quant à la désertion, elle est d’autant plus criminelle, que cette noblesse, sans son consentement, ne peut rester assemblée plus de six semaines ni s’éloigner des frontières à plus de trois lieues : dernier privilège qui est encore plus étendu pour les Lithuaniens, qu’on ne peut jamais contraindre à sortir des terres de la république, s’ils ne s’y décident volontairement.

26. Selon les divers dénombremens que j’ai vus, l’arrière-ban de la couronne & du grand duché peut mettre sous les armes 250,000 gentilshommes à cheval & plus de 100,000 fantassins. Une multitude si prodigieuse & naturellement si brave devroit faire des merveilles ; mais pour parler d’après Starowolsky fameux auteur polonois, cette même multitude, en se voyant réunie sous les armes, s’enorguellit de ses forces & prend des sentimens audacieux contre le roi & contre le sénat. C’est ainsi que l’esprit de mutinerie fait souvent évanouïr l’idée de bien public. De plus, quoique le pays soit si abondant qu’il suffiroit pour nourrir trois ou quatre fois plus d’habitans qu’il n’y en a, l’arrière-ban se trouve ordinairement affamé au bout de quelques jours, parce que les magasins & l’administration des vivres y sont des choses presque inconnues. Le cavalier & le fantassin consument bien vîte les provisions qu’ils ont apportées. N’ayant alors plus rien, chacun pille à droite & à gauche ; & ainsi dans une semaine on ruine des ressources, que le bon ordre auroit pu faire durer pendant plusieurs mois. Enfin la disette & la misère dissipent ce grand corps la plupart du tems sans qu’il ait vu l’ennemi, & quelquefois aussi à la veille des succès les plus flatteurs. Piasecki, autre écrivain polonois, remarque avec raison sur ce sujet, que le cortège & l’attirail immense des moindres de ses compatriotes, dans de semblables expéditions, anéantissent tout le fruit qu’on en pouroit attendre. Tant de bouches, tant de chevaux & tant de chariots inutiles ne sauroient qu’accélérer la devastation des pays & rendre la guerre malheureuse.

Des cosaques.27. Pour ne rien oublier d’important touchant les forces de la Pologne, il convient de donner quelque notion des Cosaques, qui anciennement lui ont rendu de grands services & qui lui en rendroient encore, si la tyrannie & le mauvais gouvernement ne les avoient contraints de secouer le joug, & de passer sous une autre domination : tellement que la république n’en a plus qu’une poignée, pendant que tout le reste obéit aux Moscovites.

Leur origine.28. On ne fait pas bien quelle a été l’origine de ce peuple : mais l’opinion la plus vraisemblable est que ce ne fut d’abord qu’un ramas de paysans, qui s’enfuyant de diverses provinces trop exposées aux irruptions des Tartares, cherchèrent une retraite dans les isles du Boristhene, autrement dit Le Nieper. Les cataractes du fleuve, les rochers affreux dont ces isles sont bordées, leur facilitèrent le moyen de résister aux cruels ennemis qui les poursuivoient. Ils eurent même le bonheur de remporter quelques avantages, & les dépouilles des vaincus leur donnèrent du goût pour le métier de la guerre.

Leurs forces.29. Leur nombre s’accrut bientôt, jusqu’au point de les mettre en état d’achever des entreprises considérables. Souvent il leur est arrivé de s’emparer des galères Turques dans la mer noire, & de ravager les campagnes des environs de Constantinople. L’attrait du butin rendoit ces sortes d’expéditions fréquentes parmi eux. Leur audace les faisoit réussir : ils s’embarquoient sur le Boristhene, dans de petits batteaux légers, aux flancs desquels ils attachoient plusieurs gros paquets de roseaux qui, ne pouvant aller au fond de l’eau, leur servoient de refuge & de soutien, lorsque quelques-uns de ces batteaux s’enfonçoient par un coup de tempête ou par quelque autre accident. C’étoit ainsi que cette troupe grossière bravoit les orages & revenoit presque toujours victorieuse. Le sultan Amurat I avoit coutume de dire que la haine des princes chrétiens ne l’empêchoit pas de dormir tranquilement : mais que les Cosaques, qui n’étoient que le rebut des Polonois, lui causoient souvent de fort mauvaises nuits.

Avantages que font les polonois.30. Tant de succès contre les Turcs & les Tartares firent connoître aux rois & à la république de Pologne l’avantage qu’on pouvoit tirer de cette milice. On leur donna en conséquence des villages & de grandes terres dans l’Ukraine, avec la forteresse Trecktemirow, où leur général faisoit sa résidence. On leur permit d’avoir des drapeaux & on leur accorda plusieurs privilèges, outre que leurs principaux officiers eurent des pensions.

31. La plus probable étimologie de leur nom est celle qui le dérive du mot Esclavon Kosa qui signifie une faulx, parce que ces peuples n’avoient pour armes que des faulx, quand ils se réfugièrent dans les isles du Boristhene.

32. Leur accroissement a été si prodigieux, qu’on les a vus donner aux Polonois des renforts de trente mille hommes ; & lever ensuite contre eux des armées de 200,000 combattans, lorsqu’ils se révoltèrent sous la conduite de Bohdam Chmielnicky. Habiles & endurcis aux fatigues les plus grandes, ils ne savent ni craindre le danger, ni gémir dans le malheur. Au reste il faut avouer qu’ils sont d’une férocité inexprimable. L’amour du brigandage leur est si naturel, qu’ils ne peuvent s’accoutumer à la vie religieuse, dont la domination Moscovite leur fait une loi. J’en ai vu plusieurs, tant vieux que jeunes, qui s’attendrissoient jusques aux larmes, en chantant dans leur langue les ravages & les violences que leurs ancêtres ont exercés dans diverses provinces de l’orient & du nord, c’étoit-là le siècle d’or pour eux.

Leurs armes.33. Ils sont tous cavaliers : mais encore meilleurs fantassins. Quelques-uns d’entre eux portent des arcs & des flêches dont ils se servent pour le moins aussi bien que les Tartares : mais le grand nombre est armé de sabres & de mousquets. Comme ils traînent beaucoup de chariots à leur suite, ils s’en servent dans les occasions périlleuses, pour fortifier une enceinte qu’ils appellent Tabor : & on les a souvent vus, derrière ces retranchemens, faire tête à des armées nombreuses & sortir heureusement des plus grands embarras.

Leur religion.34. Attachés au rite grec schismatique, ils vivent dans la superstition & dans l’ignorance la plus profonde, quoique naturellement ils aient de l’esprit & de l’adresse. Leurs magistrats ne sont guère considérés, & il n’y a chez ce peuple belliqueux que les charges militaires qui puissent donner du lustre.

Leurs chefs.35. Le premier personnage entre les Cosaques est le général, qui pour seule marque de dignité portoit autrefois un bâton de commandement fait de roseaux entrelassés. Lorsque la nation vouloit élever quelqu’un à cette place d’honneur, elle s’assembloit en foule, elle mettoit le candidat au milieu du terrein qu’elle occupoit, & chacun lui jettoit son bonnet à la tête, en faisant des acclamations tumultueuses, c’étoit toute la cérémonie : mais maintenant les Moscovites y mettent plus de dignité. Quoi qu’il en soit, ce chef a de grands droits & peut vivre avec splendeur : mais malheur à lui s’il abuse de son autorité, car comme il n’est environné que de gens turbulens & farouches, sa chute ne peut manquer d’être terrible. Après lui vient le lieutenant-général, ensuite quatre conseillers de guerre nommés Assaviely, & enfin les autres officiers plus ou moins respectés suivant leurs grades.

Diverses forces des Cosaques.35. L’exactitude veut qu’on observe que les Cosaques dont on vient de parler, sont ceux qu’on appelle Zaporoviens, mot esclavon qui signifie habitans des isles. Le pays qu’ils occupent a près de deux cents lieues. On en trouve d’autres au-delà qui s’étendent dans le voisinage d’Azoph & de la Circassie, & qui s’appellent Cosaques du Don, parce que leurs habitations sont sur le bord du Tanaïs, autrement dit le Don par les peuples septentrionaux. Ceux-ci ont les mêmes mœurs & la même forme de gouvernement & ils n’ont été ni moins redoutables aux Tartares & aux Turcs, ni moins obstinés dans leur révolte contre les Czars de Moscovie leurs souverains naturels, que les premiers contre les rois de Pologne.

Utilité des Cosaques. Facilité de les regagner.36. Aucune perte ne doit être plus sensible à la république que celle qu’elle a faite des Cosaques Zaporoviens. Il faut, sans hésiter, en accuser leur humeur brouillonne & inconstante : mais les Polonois eux-mêmes ne sont pas exempts de faute à cet égard. On voit en effet par leur histoire qu’ils n’ont jamais su trouver le juste tempérament de douceur & de sévérité, qui leur auroit convenu pour conserver ce peuple, & le forcer à être fidèle en le rendant heureux. C’étoit tantôt une indulgence outrée pour des violences énormes, tantôt une rigueur insupportable pour quelques égaremens qui ne peuvent manquer de tems en tems parmi une multitude. Quoi qu’il en soit, il est certain que ces Cosaques s’ennuient de la domination Moscovite ; & que si la fortune leur offroit une occasion favorable, ils reviendroient volontiers à leurs anciens maîtres : pourvu qu’une bonne capitulation les tranquillisât sur l’avarice & la tyrannie des seigneurs qui vivroient avec eux dans l’Ukraine. Mazeppa l’un de leurs généraux étoit sur le point de terminer cette grande affaire, quand la défaite de Charles XII auprès de Pultawa fit échouer le projet.