Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Épître dédicatoire

À SON EXCELLENCE
ÉTIENNE FRANÇOIS
DE CHOISEUL

Duc de Stainville, Pair de France, Chevalier des Ordres du Roi & de la Toison d’Or, Lieutenant-général de ses armées, Colonel-général des Suisses & Grisons, Gouverneur & Lieutenant-général de la Province de Touraine, Gouverneur & Grand Bailli du Pays des Vosges & de Mirecourt, Grand-Maître & Sur-Intendant Général des Couriers, Postes & Relais de France, Ministre & Secrétaire d’État ayant les départemens de la Guerre, la Marine, & des Affaires Etrangères, &c. &c. &c.

Monseigneur ;

IL n’appartient qu’à ces génies rares, formés pour la gloire & le bonheur des états, de montrer un goût également sûr pour le manîment des affaires publiques & pour la culture des sciences. L’ancienne Rome vit Scipion capable de composer des ouvrages excellens, de la même main qui avoit planté ses drapeaux sur les cendres de Carthage. L’estime que ce grand homme avoit pour les savans, l’engageoit à tenir en tout tems auprès de lui Polybe & Panœtius. L’utilité qu’il retirait de leur société rendoit ses loisirs-mêmes laborieux ; aussi personne n’a-t-il jamais su, mieux que lui, faire servir les agrémens de la littérature, à remplir le vuide que laissent nécessairement les fonctions de la guerre ou de la paix. Parmi les armes ou parmi les livres, il exerçoit sans cesse ou les forces de son corps par les travaux militaires, ou les facultés de son esprit par l’étude des belles lettres & de la politique.

Le public fera sans peine, Monseigneur, le parallèle entre l’ancien Scipion & le Scipion de nos jours : ils se ressemblent trop, & trop peu de seigneurs leur ressemblent ! Pour vous égaler, il ne manquoit à celui, dont vous faites revivre les grandes qualités, que de vivre sous le plus puissant, & le meilleur des rois, dont il eût pu, comme vous, se captiver l’estime & la confiance. Puissiez vous en jouir aussi longtems que l’intérêt de la France le demande !

Dès le moment de votre entrée dans le ministère notre espoir s’est ranimé ; & chaque pas que vous avez fait depuis dans les affaires a changé ces espérances en certitudes. Des ambassades glorieuses, des négociations aussi utiles qu’éclatantes, l’honneur d’avoir traité & conclu le mariage de Monsieur le Dauphin, avec une Archiduchesse qui, après avoir été l’admiration de l’Allemagne, va faire les délices de la France, démontrent assez que vous n’avez d’autre objet que la gloire du roi, le bonheur de ses peuples & la tranquillité de l’Europe.

Par la vigilance de votre équité & la droiture de votre cœur, vous avez été le protecteur de la veuve & de l’orphelin, en vengeant l’infortunée famille de Calas, dont le chef avoit été l’innocente victime du fanatisme & de la superstition. Cette action quoique privée ne sera pas la moins éclatante de votre ministère.

Par la profondeur d’une politique éclairée on reconnoit en vous le destructeur du despotisme monachal ; & par la sagesse de vos réglemens, on y voit le restaurateur de la discipline militaire. L’Europe adoptera dans peu le plan & les loix que vous en avez tracés. Vous avez, au sein de la paix, plus acquis de conquêtes à la France que vos prédécesseurs n’en ont pu faire pendant la guerre. Pour égaler le Cardinal de Richelieu & surpasser Louvois, il ne faut pas travailler avec moins de succès que vous le faites. La postérité conviendra un jour qu’ils n’ont au-dessus de vous que l’avanage de vous avoir précédé. Vos successeurs tâcheront de vous imiter avec la même ardeur que vous mettez à consulter vos modèles : heureux, si comme vous, ils peuvent les égaler !

C’est, Monseigneur, dans l’isle de la philosophie & de la liberté, où l’on apprend à ne donner des éloges qu’à la vertu & au mérite, que mon esprit libre de préjugés expose au public les traits qui vous caractérisent.

Je craindrois de vous déplaire, si je relevois l’éclat de votre naissance, ou la grandeur de vos dignités. Honneurs étrangers ! le lustre que vous y ajoutez doit seul en faire ressouvenir : mais la postérité auroit droit de se plaindre, si je ne lui transmettois une idée de ce noble désintéressement qui, dans les affaires, vous a porté plus d’une fois à prononcer contre vous-même ; de ce caractère affable qui, dans le commerce privé, semble, sans commettre l’élévation de votre rang, donner aux autres la facilité de s’élever au-dessus du leur ; de ce fond de bonté qui vous assure l’amour du public, seul bien que puissent acquérir encore, ceux qui tiennent tous les autres ou de l’éminence de leurs emplois, ou de l’antiquité de leurs aïeux. Vous êtes humain, sans être foible ; vous êtes bienfaisant avec discernement ; vous aimez vos amis, mais sans désespérer vos ennemis ; votre autorité n’écoute pas son pouvoir, votre esprit n’emprunte jamais ses agrémens de la médisance : enfin vous ne dites & ne faites aucun mal, malgré la prodigieuse facilité que vous y auriez.

Je souhaite qu’une plume plus habile, mais aussi vraie que la mienne, fasse passer à nos neveux le tableau fidèle des talens & des vertus qui vous gagnent les cœurs & vous soumettent les esprits. Si je vous dédie cet ouvrage, ce n’est pas que je croie qu’aucun nom, quelque grand qu’il soit, mis à la tête d’un livre, soit capable de couvrir les fautes de l’auteur : mais la matière m’a paru par sa nature le ranger d’elle-même sous votre protection. Dans cette démarche, je n’ai consulté que mon cœur, il me conduit seul, seul il a toujours dirigé mes actions & inspiré mes paroles. Il se trompe quelquefois, vous le savez, Monseigneur, mais ce ne peut être après des épreuves aussi longues que celles que j’ai soutenues avec patience depuis mon exil dans le pays même de la liberté.

Votre indulgence aura sans doute autant de facilité à pardonner les fautes involontaires de mes écrits, que la justice vous donne de penchant à oublier celles qu’on a voulu trouver dans ma conduite passée ; & je me flatte qu’en adoptant les foibles efforts littéraires que je vous présente, vous vous déterminerez à mettre un terme aux maux qu’on me fait endurer depuis si longtems. Toutes ces petitesses de la vengeance exercée contre un simple particulier, ne semblent pas faites pour une grande âme occupée de la destinée de l’Europe. J’espère que Votre Excellence se ressouviendra du zèle avec lequel j’ai servi dans le Nord, à l’armée & en Angleterre. Mon désir est toujours aussi ardent pour le service de mon Roi & de ma patrie, que ma fidélité a été & sera inviolable.

Ces sentimens que j’ai toujours chéris me font présumer qu’il n’y a que des Ibis[1] qui puissent me vouloir du mal ou s’opposer à mon retour. Si j’avois des vœux à former à ce sujet, ce ne seroit qu’afin d’être à portée d’admirer de plus près celui à qui j’ai rendu justice de si loin.

Je suis avec un profond respect,
MONSEIGNEUR,
Votre très humble
& très obéissant Serviteur,
Le Chev. D’ÉON.
  1. Ibis, oiseau d’Égypte, sujet à la goute, qui se purge le ventre avec le bec.