Les langues et les nationalités au Canada/9

L’immigration


Après la constitution de la Confédération, il y avait donc, au Canada, les deux grandes nationalités, anglaise et française, dont les droits égaux étaient reconnus par l’acte constitutionnel, et, en plus, les restes des différentes tribus sauvages qui avaient été les maîtresses du Canada, avant la venue des blancs. Il est évident que le devoir des deux races civilisées était de s’entendre, de se respecter mutuellement et de se prêter main-forte dans l’œuvre de la civilisation des Sauvages. Si les deux races avaient su comprendre cela dès le commencement, nul doute que la formation de la nation canadienne serait maintenant un fait accompli.

Les Canadiens-français ont toujours été fidèles au pacte fédéral ; ils ont toujours respecté au delà de leurs obligations les droits de la minorité anglaise, partout où ils se sont trouvés en majorité, comme à Québec et dans le Manitoba, au moment de l’entrée de cette province dans la Confédération. Mais, par contre, il faut reconnaître que les Anglo-Canadiens se sont toujours montrés chicaniers et qu’ils ont refusé à la population française ses droits les plus élémentaires, partout où leur nombre leur a permis de le faire, comme dans l’Ontario et dans le Manitoba, aussitôt que la majorité a changé de côté dans cette dernière province.

Cette humeur chicaneuse et insociable de l’élément anglais a donc considérablement retardé l’œuvre de l’unité nationale. Cependant, malgré les fanatiques, si les deux races avaient été laissées à elles-mêmes, par la force même des choses, cette unité aurait fini par se faire : la nation canadienne se serait constituée avec le caractère de nation anglo-française, les restes des anciennes tribus continuant, dans quelques coins, à se servir de leurs vieilles langues, monuments vénérables des anciens temps du Canada.

C’est sans doute pour éviter cet harmonieux résultat que, depuis vingt ans, nos gouvernants travaillent de toutes leurs forces à faire du Canada un babélique chaos. Et ici, dans notre bon pays du Canada, nous assistons à un spectacle pas banal du tout ; je crois même qu’il est unique dans les annales de l’humanité. Aussi, si les résultats sont désagréables, la curiosité du spectacle en compense un peu les inconvénients, surtout pour un observateur de la bêtise humaine, comme moi.

Dans les siècles passés, il y a bien eu des invasions dans les autres pays. En parlant de la formation des nations européennes, j’ai même rappelé le fait que, dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, les peuplades les plus diverses s’étaient jetées les unes sur les autres, mêlées et entremêlées dans un chaos indescriptible. Mais nulle part, cette invasion d’éléments étrangers et hétérogènes ne se fit sur la demande des gouvernants des pays envahis. Au contraire, ils firent tout ce qu’ils purent pour l’empêcher, et, s’ils durent la subir, ils ne la provoquèrent pas.

Mais, autant les gouvernants des autres pays ont fait d’efforts héroïques et consenti de cruels sacrifices pour essayer de repousser les invasions, autant nos gouvernants à nous se donnent de mal et dépensent des sommes fabuleuses pour provoquer l’invasion du pays par les hordes les plus hétérogènes, les moins faites pour s’entendre et les plus incapables de vivre pacifiquement à côté les unes des autres. Je vous avoue que c’est avec le plus complet ahurissement que je contemple le flot montant de cette immigration bariolée, dont nos politiciens ne cessent d’inonder nos régions de l’Ouest. Je me demanderais quel esprit de vertige anime nos gouvernants, si, les connaissant de longue date, je ne savais parfaitement qu’ils n’ont pas d’esprit du tout.

Des politiques avisés auraient reconnu a priori que tenter cette expérience, c’était courir à une aventure, pour le moins très risquée et très dangereuse. Mais, au moment où nos politiciens inaugurèrent leur politique d’immigration à outrance, c’était une stupidité sans excuse, puisqu’elle venait d’échouer piteusement chez nos voisins des États-Unis.

Ceux-ci, en effet, sans avoir jamais cherché à provoquer l’envahissement de leur pays par les étrangers, avaient cependant laissé leurs portes large ouvertes pour tous ceux qui voudraient y entrer. Or, précisément au moment où la politique d’immigration s’inaugurait au Canada, les hommes d’État des États-Unis s’apercevant que cette invasion d’éléments hétérogènes était dangereuse, et constatant qu’elle avait eu de mauvais résultats, se mettaient en devoir d’y couper court et fermaient les portes de leur pays à l’immigration étrangère.

Je ne suis assurément qu’un pauvre simpleton ; car, je vous avoue que la seule conclusion que je tirai de là fut que ce qui avait eu de si mauvais résultats chez nos voisins n’avait guère de chances de produire de bons effets chez nous. Mais la logique des politiciens est, paraît-il, complètement différente, de la vulgaire logique du bon sens. Toujours est-il que nos gouvernants tirèrent des événements une conclusion diamétralement opposée à la mienne et qu’ils se dirent : les États-Unis ne veulent plus de l’immigration qui a causé des désastres chez eux, donc c’est le temps d’en détourner le torrent sur le Canada.

Et, non seulement ouvrirent-ils toutes grandes les portes du pays, mais, par leurs agents d’immigration, par la presse, par les réclames de tout genre, par les promesses les plus alléchantes et souvent les plus fallacieuses, ils embrigadèrent tous les vagabonds, les rôdeurs, les gens sans feu ni lieu, et souvent sans foi ni loi, qu’ils purent recruter dans les cinq parties du monde et déversèrent tout cela sur le Canada. La seule chose qui m’étonne, c’est que, dans une immigration ainsi recrutée, il se soit trouvé un aussi grand nombre de sujets recommandables. Mais nos gouvernants peuvent bien dire que, pour ceux-là, ils ne l’ont pas fait exprès.

Dans toute cette affaire de l’immigration, quel but se proposaient donc nos politiciens ? — Oh ! de grâce, ne les supposons pas plus malins qu’ils ne sont. Je suis persuadé que la plupart ne songèrent nullement aux résultats que tout cela pourrait avoir pour l’avenir du Canada. La vaine gloriole fut certainement le motif dirigeant des chefs de file. Ils voulaient que l’histoire enregistre leurs noms et que nos petits neveux y lisent avec admiration que : X. étant consul, et son parti occupant le pouvoir, la population du Canada augmenta de tant de millions ; et que, sous ce mirobolant régime, les villes poussèrent comme des champignons sur toute la surface du pays. Et, se pavanant d’avance devant les regards ébahis des futurs gosses qui liront leurs exploits, ils refusèrent obstinément d’écouter les prophètes de malheur qui leur criaient casse-cou !

Il faut reconnaître que ceux-ci étaient d’ailleurs très peu nombreux. Sur cette question de l’immigration, presque tous les Canadiens semblent avoir été saisis du même vertige que leurs gouvernants. Et, même ici, dans l’Ouest, où les inconvénients de cette immigration indigeste étaient cependant plus apparents que dans le reste du pays, je sais par expérience qu’on était généralement très mal reçu, quand on voulait parler des dangers de cette politique.

Les financiers et les agioteurs du pays ont aussi poussé de toutes leurs forces à cette politique d’immigration. — Eux, au moins, me direz-vous, étaient mus par le désir de favoriser le progrès matériel, sinon moral, du pays. — Eux ! Allons donc !… Vous ne les connaissez donc pas ? — Ils se fichent de la prospérité du pays comme de leur première chemise. Ils ne voient que le tant par tête qu’ils reçoivent pour les troupeaux d’immigrants qu’ils font entrer au Canada ; que les millions qu’ils pourront chiper dans la construction des divers chemins de fer, rendus nécessaires par le peuplement hâtif du pays, que les terres qu’ils se sont procurées pour rien et qu’ils pourront revendre avec du mille pour cent de profit ; que les agiotages de toutes sortes qu’ils pourront tenter dans l’état de trouble entretenu dans tout le pays par cette immigration insensée. — Après ? — Eh bien après ? Après eux, la fin du monde : ils ne s’occupent pas de l’avenir.

Au milieu de l’aveuglement des politiciens, de la cupidité inconsidérée des hommes d’affaires, je crois cependant que, dans toute cette histoire d’immigration, quelques-uns avaient un plan arrêté et poursuivaient un but. C’étaient nos Bostonnais francophobes. Pour la future incorporation des Territoires du Nord-Ouest dans la Confédération, ils ne voulaient plus se trouver en présence d’une majorité française, comme cela leur était arrivé lors de l’incorporation du Manitoba. Il leur parut donc très sage de noyer la population française de ces territoires dans le flot de l’immigration étrangère[1].

Instruits en histoire et en politique générale, comme on l’est généralement dans l’Ontario, la plupart s’imaginaient que partout où l’on ne parle pas français, on parle anglais, et que, en dehors de la France et de la province de Québec, tout le monde est protestant. Ils s’imaginaient donc que ces immigrants qui leur arrivaient des quatre points cardinaux allaient être un précieux renfort pour l’élément anglais protestant du pays. Grand a donc été leur désappointement, en constatant que la plupart de ces immigrés ne sont pas protestants du tout ; qu’ils parlent encore moins anglais que ces affreux Franco-Canadiens et qu’ils n’ont pas d’esprit britannique pour deux sous.

Tout comique que soit leur étonnement, je sympathise bien sincèrement à leur déconvenue. Mais, croient-ils que le meilleur moyen de réparer leurs sottises passées soit de continuer à en commettre de nouvelles ?

  1. M. Smartt, sous-ministre de l’Intérieur dans le gouvernement dirigé par M. Laurier, a crûment exprimé ce dessein dans une interview à un journal de Liverpool, dont j’oublie le nom. J’en ai donné lecture à la Chambre des Communes.

    J’ai suivi d’assez près, au parlement fédéral, le développement de cette politique d’immigration antifrançaise et anticanadienne pour attester que l’auteur a parfaitement saisi les motifs de ceux qui l’ont inaugurée. Le seul correctif que je serais tenter d’apporter à son analyse porterait sur la classification des motifs. La cupidité est le premier et le principal : un grand nombre de ministres, de sénateurs et de députés sont personnellement intéressés dans toutes les entreprises qui bénéficient de l’importation à outrance du bétail humain. Le motif de francophobie vient ensuite et celui de vaine gloriole, en troisième lieu et bien loin derrière les autres. Si l’auteur lui a donné la première place, c’est que c’est celui que les politiciens ont le plus affiché afin de mieux cacher leurs véritables desseins et séduire le populo par l’apparat des gros chiffres.