Les langues et les nationalités au Canada/7

Dans l’Ouest


Dans l’extrême Ouest, la cession du Canada à l’Angleterre semble avoir produit beaucoup moins d’impression que dans l’Est. D’abord, la nouvelle dut mettre un peu plus d’un an avant d’arriver aux postes les plus éloignés. Et quand elle leur parvint, nos vieux coureurs de bois et de prairies, habitués aux fluctuations diverses de la lutte entre Français et Anglais, durent se dire que les choses finiraient bien par se remettre en état ; que, probablement, les Français avaient déjà repris Québec et que, par conséquent, il n’y avait pas lieu de se troubler outre mesure.

Ils restèrent donc tranquillement là où ils se trouvaient. La seule chose qui les ennuya un peu fut que, ne recevant plus d’effets de commerce, ils ne pouvaient plus traiter les fourrures des sauvages. Mais ils comptaient si bien sur le retour prochain des Français qu’ils conseillèrent à leurs amis des bois de continuer à chasser et de garder leurs fourrures, jusqu’à ce que les Français reviennent les traiter.

Hélas ! ce ne furent pas les Français qui revinrent : ce furent les gens de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui arrivèrent. Inutile de dire que nos vieux Canadiens, leurs enfants les Métis et leurs amis les Sauvages reçurent les nouveaux arrivés avec aussi peu de sympathie que possible. Cependant, faute de mieux, ils furent bien obligés de faire du commerce avec eux.

Mais, quelques années plus tard, une autre compagnie d’Anglais, formée pour faire concurrence à la première, dans la traite des fourrures, s’en vint, elle aussi, établir des comptoirs dans l’Ouest. C’était la Compagnie du Nord-Ouest, dont les actionnaires étaient aussi anglais que ceux de la Baie d’Hudson. Mais ils eurent… l’habileté de savoir profiter des sympathies laissées dans le pays par les anciens traiteurs français. Ils présentèrent donc leur compagnie comme un établissement français, venant continuer la guerre aux Anglais. En conséquence, tout en mettant des Anglais à la tête des services principaux, ils n’envoyèrent dans l’Ouest, comme agents secondaires, que des Canadiens-français, et ils engagèrent tous les serviteurs des anciennes compagnies françaises qui, en grand nombre, étaient restés dans le pays après la dissolution de leurs anciennes maisons de commerce. Ce n’était peut-être pas très patriotique ; mais, commercialement, c’était très habile.

Aussi, pendant tout le temps que dura la lutte entre les deux compagnies, pour tous les Sauvages et les Métis du Nord-Ouest, il ne fut jamais question d’une concurrence commerciale entre deux maisons rivales : c’était tout simplement la guerre entre les Français et les Anglais qui recommençait, après avoir cessé pendant quelques années. Et, naturellement, les sympathies des anciens amis des Français allaient à la compagnie du Nord-Ouest, qui, au cri de : Vive la France ! faisait écharper les gens de la Baie d’Hudson avec autant de fureur qu’auraient pu le faire les Français les plus authentiques. Les partisans de cette dernière répondaient d’ailleurs en traitant tous les employés du Nord-Ouest comme s’ils avaient été de vulgaires Frenchmen. De part et d’autre, c’était, comme on le voit, du patriotisme à la Bostonnaise. Il se passa, du fait de ces deux compagnies anglaises, des scènes de sauvagerie comme il n’y en avait pas eu pendant toute la durée des guerres entre la France et l’Angleterre.

Finalement, les actionnaires des deux compagnies, constatant que toutes ces batailles, ces massacres et ces destructions produisaient un assez piètre résultat au point de vue financier, prirent le sage parti d’en venir à un arrangement. Elles se fondirent dans une seule compagnie qui, gardant le titre de Compagnie de la Baie d’Hudson, s’adjugea le monopole de la traite des fourrures et gouverna le pays, avec l’aide de chambres de notables qu’elle constitua dans les principaux centres. Mais, bien que sous la juridiction de la Compagnie de la Baie d’Hudson, dont le siège central était à Londres, le pays n’en était pas moins considéré comme étant de langue française ; et tous les employés de la compagnie comprenaient et parlaient, plus ou moins bien, le français. Il est vrai que la plus grande partie de ces employés venaient de l’Écosse, pays où l’on a, semble-t-il, moins de vénération pour l’unilinguisme que dans la province d’Ontario.

Les rares écoles qui furent établies dans le pays, le furent uniquement par les missionnaires catholiques, qui n’avaient, pour les soutenir que ce qu’ils pouvaient tirer des privations qu’ils s’imposaient en ménageant les maigres ressources destinées à leur propre entretien. Ces écoles étaient naturellement toutes de langue française. Et si, autant qu’ils le pouvaient, les missionnaires y faisaient donner un cours d’anglais, ils le faisaient à leurs risques et périls et n’y étaient guère encouragés par les dirigeants de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

Les choses étaient donc ainsi dans l’Ouest : les différents éléments de la population : anglais, français, métis, sauvages, vivaient en assez bon accord ; et si, parfois, quelques difficultés s’élevaient entre eux, la question des langues n’y était pour rien. Chacun ayant le désir bien naturel de se faire comprendre de ses voisins, tâchait d’apprendre le plus de langues qu’il lui était possible. Mais la langue française, étant la plus généralement parlée, était regardée comme la langue officielle du pays.

Jusqu’à l’époque où s’établit la Confédération canadienne dans l’Est du Canada, c’est-à-dire, jusque vers 1867, les sauvages, encore presque tous païens, se montraient fort peu endurants à l’égard des étrangers brouillons qui voulaient venir essayer de les embêter. Et cela explique que, jusqu’à cette époque, nos voisins de l’Ontario se soient prudemment abstenus de visiter les plaines de l’Ouest. Mais alors, les missionnaires français, aidés de l’influence des Métis et des Canadiens-français établis dans le pays, ayant converti la plus grande partie des Sauvages, leur avaient inspiré une humeur un peu plus hospitalière à l’égard des étrangers, même quand ces étrangers n’étaient pas tout à fait aimables.

Donc, les promenades dans l’Ouest étant devenues un peu moins dangereuses, les gens d’Ontario commencèrent à y faire quelques voyages de découvertes. Et nos Bostonnais firent tout d’abord quatre constatations plus horrifiantes les unes que les autres. Ils s’aperçurent : 1o que la langue anglaise était loin d’être la langue dominante du pays ; 2o que la majorité des habitants n’étaient que d’affreux papistes ; 3o que les lois provinciales de l’Ontario n’étaient point en vigueur dans le pays ; et enfin, 4o, que malgré tout cela, les gens vivaient en paix les uns avec les autres. Vous comprenez que, pour des Bostonnais qui se respectent, c’était un état de choses qui ne pouvait durer.

Ils commencèrent donc à crier à la « French and Roman domination » ; ils voulurent déposséder les colons canadiens et métis des établissements qu’ils occupaient d’après les lois et coutumes du pays ; ils demandèrent au gouvernement d’Ontario d’envoyer des arpenteurs pour les aider dans leur œuvre illégale et parfaitement révolutionnaire. Et le gouvernement d’Ontario, qui n’avait pas plus d’autorité dans le pays que le gouvernement chinois, envoya les arpenteurs demandés. Ils commirent toutes sortes d’exactions et d’actes arbitraires tout à fait illégaux. Ce fut là l’origine des troubles.

Je crois que, l’année dernière, le premier ministre actuel de l’Ontario déclarait à des journalistes que le gouvernement ontarien n’était jamais intervenu dans les affaires des autres provinces. Je l’engage à relire l’histoire vraie des troubles de la Rivière-Rouge. Il s’apercevra qu’en faisant cette déclaration, s’il a été sincère, il a oublié, ou grossièrement ignoré, une page importante de l’histoire de sa province.

Je dis l’histoire vraie ; et je reconnais que pour un unilingue, il est bien difficile de la connaître. Car toutes les relations anglaises des événements de la Rivière-Rouge que j’ai pu me procurer pourraient s’intituler « légendes fantastiques » ou « contes à dormir debout » ; mais aucune ne mérite le nom d’histoire. Pour trouver un truquage aussi complet et une falsification aussi éhontée de documents historiques, il nous faut arriver à l’exposé de l’invasion de la Belgique par les historiens allemands. Dans les deux cas, c’est la même bonne foi, le même souci de la vérité historique.