Les jours et les nuits/V/IV
Pyast et Herreb s’assirent à la turque autour du cabinet de Nosocome ; Sengle se coucha dans un coin, derrière la table. Sur le socle de Marsyas troussant son marbre au-dessus des sexes mutuellement violés de ses organes intérieurs, comme les successifs cornets d’un cheveu, la cassolette noire, puis rouge fuma selon l’encens, le benjoin, le styrax, puis la myrrhe ; et les parfums construisirent un cylindre de tout le centre de la pièce, leurs ondes mourant à l’entrée de l’asile angulaire de Sengle.
Il y avait une fille avec un chien sur un divan.
« Voici Akem, » dit Nosocome, communiant le poète polonais Pyast, le philosophe allemand Herreb et Sengle des pilules de haschisch.
On attendit une heure, jusqu’à ce que Nosocome bondit, cria qu’il ne voulait chez lui ni putains, ni chiens, ni surtout chiens de putains, empoigna la bête et la fille jusqu’à la porte ; et les propos commencèrent.
« En mil huit cent… mil huit cent mille… vers… vil milliards de verres…
Mille vibriards de verres de montre.
Un éléphant dans une montre ! que tu es bête… quatre éléphants dans un verre de montre.
« Un sot trouve toujours un puceau… »
La puce demeure au coin du boulevard Saint-Michel.
C’est le boulevard Haussmann qui veut l’emporter, comme échantillon.
Il prend ça pour des verres de bouteille. Il y a un vers libre par échantillon.
Il n’a pas besoin de bouteille, puisqu’il se purge avec des verres libres.
C’est idiot, ça ne s’est jamais vu.
C’est idiot de Jeannot.
Ce n’est pas de la flanelle, l’eau de Hunyadi-Janos.
La flanelle, c’est comme les cors aux pieds, ça ne se porte plus.
À partir de demain, tu portes de la flanelle.
À partir de demain ? Nous ne sortirons jamais d’aujourd’hui.
Tiens-tu le rapport de cause à effet ? Tu mets ta tête dans tes mains.
Expliquons-nous dans le Paris des mots.
La base est la flamme. Et tu es au milieu de l’ombre ou de la lumière.
Je suis au milieu de quoi ? Dans deux ou trois cents ans peut-être.
Ton pareil est naturel.
Il faut que je le retrouve.
Si nous le faisions afficher ?
Tu parlais de flamme, je crois ? Tu étais dans l’eau.
Tu pénètres deux choses à la fois ?
Au milieu, avec deux cerceaux de papier… je crois… Au milieu, avec…
Suc-ces-si-ve-ment.
Il l’a retrouvé.
Je l’ai laissé tomber. Il était assis dans le sens des champs, il tournait donc le dos à la route.
Mais si tu étais au milieu, tu ne pouvais pas le prévoir.
Il y a des schémas qui ne peuvent pas être sinueux.
Voilà quinze ans que tu m’expliques quelque chose.
Voilà quinze ans ?…
Tu veux me prouver quelque chose ?
Calchas néant.
Ah ça, dans tes contrebanderies, si tu pouvais tailler tes mots ?
La morale de la Pologne…
La marelle de la Pologne…
Pour peu que tu aies crié vive la Pologne…
Tu es un pied russe, un pied et demi.
Retire cela.
Je le retire à demi et il te restera trois quarts de pied. Ha ha ! je lui ai enlevé trois quarts de pied. Tu es un pied, et un cor au pied, donc tu es un madrépore, madrécoraux, madré cor au pied ! Conclus, tu ne comprends pas, tu es un cor au pied.
Il a cinq cadavres au bout de chaque pied !
Tu es un délateur cérébral. Tu as l’obélisque dans un petit doigt et un cor au pied. L’ébonite dans un petit doigt…
Quoi ?
L’a-qua bénite. Ce n’est pas un poisson le Saint-Esprit, alors il nage dans l’eau bénite. Le Saint-Esprit est un cyprin doré. L’élégance est un progrès. D’arrière en avant.
L’élégance est pédéraste ?
C’est sens devant derrière.
Qu’est-ce que c’est que son suffrage universel ? Le suffrage universel est celui où on met un sou par jour pour avoir un journal du jour. Il y a le Temps et le journal le Jour. Ça fait deux journaux du jour.
Et combien de temps ?
Comment peut-il s’apercevoir d’une chose beaucoup plus grande ? Il se déplayait.
Si tu avais une poutre dans ton œil…
On sait que ça dépend de la dimension de la poutre.
Ça te paraît-il évident ? Tu ne crois pas à l’évidence d’une poutre dans l’œil ? On ne peut pas changer la lettre imprimée.
Il se déplayait. »
Les propos se répliquaient avec une vitesse exagérée, coupés de silences inévaluables, les haschischins n’ayant pas de notion du temps, sans doute à cause du nombre des images, et payant sans pose, riches d’années à milliards, par trois cents ans les minutes et les secondes. Ils n’ont pas plus la notion de distance, l’accommodation ne se faisant plus qu’avec un tremblement de cinématographe, et il leur faut un périple pour débarquer leur main au bras de leur fauteuil. Il y eut un silence après la conclusion de Nosocome, laquelle était d’un mot forgé ou aboli, notoirement incompréhensible d’ailleurs. Les quatre étaient encore presque lucides, Sengle dans son coin plus à l’abri des parfums écoutait et notait, et on essaya d’artifices pour s’halluciner davantage.
La flamme d’alcool, sous la cassolette, fut éteinte, le feu couvert, et Nosocome dans l’obscurité commença sur place, le plancher branlant, une course rythmique.
On entendit exactement le bruit d’un train, heurt de pistons, souffle de sifflets (imitation connue dans tous les music-halls) et ces mots s’échangèrent :
« Augustine ! Augustine !… Où vas-tu ? où vas-tu ?
— À Paris, à Paris. »
Un disque rouge parut, le cigare de Nosocome.
« L’odeur de la fumée ne vous gêne pas, Madame ?
— Horreur ! les deux trains vont se rencontrer !
— Paris, tout le monde discend, » dit le minstrel nègre saluant en ôtant son cigare.
Sengle ne se souvient plus, malgré la suggestion, du premier wagon militaire, vers Halluin et Menin. Son train monte vers des pays lunaires.
Autre volontaire hallucination : dans la pièce à côté :
« Écoutez la messe des morts.
Les pieds devant. Entrez.
Ses pieds sont arrivés avant lui.
Il y a de la chair qui ne sent pas frais. »
On rallume, mais le pays du haschisch est dans la chambre maintenant, rapporté par le train lunaire. L’air est de glycérine pure, et comme on cerne les continents sur les cartes géographiques, Sengle et les trois ont tout le corps nimbé d’un fluide, épais de douze centimètres, d’abord loïe-fuller, puis violet obscur. Sengle s’en aperçoit à ce que l’approche des gestes heurte douloureusement sa sensibilité qui s’extériorise.
Herreb, qui s’avançait seul par la porte pour figurer le convoi des morts, a la face toute brouillée par l’épaisseur de la couche obscure. Il s’appuie sur un bâton, puis le lève horizontal, les mains aux deux bouts.
« Pendez-vous.
Le commandant de gendarmerie.
Dans la fosse. Fausse situation.
Vous faites de la barre fixe ?
Il rectifie le cor aux pieds. Le cor aux pieds est un clou qui marche.
Il fait de la paralysie générale.
La fée de la paralysie générale ? »
Herreb, brandissant sa poutre, qui est immense, vêtu de son halo sidéral, marche vers Sengle. Sengle à la douleur du contact contre son halo propre, lève les deux bras, les ramène vers sa tête et projette ses doigts écartés dans la direction des yeux de Herreb.
« Oh ! les clous ! les clous verts ! ils me pénètrent…
Vous avez un clou dans la plante du pied. C’est aussi la planche du salut. Avec ton bâton tu es l’homme des bois. Si tu es l’homme des bois tu es l’homme des planches, un homme brouhaha des bois, adaboua.
Un kiosque où il aboiboie.
L’homme à l’arbre, venez faire des arbres avec moi, dans la salle d’arbres.
Quatre hommes des bois et un caporal des bois.
Ha ha ! un caporal des bois ! C’est tout au plus un gnome des jardins.
ArcaNA ambo.
Oh là, Monsieur, » dit-il en heurtant son atmosphère violette, comme un monde dévoyé.
Sengle n’écoutait plus les propos affolés, son regard se fixait comme celui de l’homme à l’arbre, lequel, tenant son bâton par le milieu, le laissait lentement tourner, presque vertical, génératrice de deux cônes superposés opposés par le sommet, du fluide hors-naturel des halos des corps. Un Xipéhuz naissait debout et lumineux, et l’homme des bois parla génialement dans l’air visqueux, avec trois cents ans entre chacune de ses paroles, et Sengle écoutait dans l’éternité.
« J’ai vu un brouillard d’enfer… Oh ! je suffoque, oh ! que c’est joli… oh ! comme ça se tient ! Ô le centre. Et là, c’est une molécule. Le centre, c’est merveilleux. Le centre, oh ! il est beau. Oh là ! le centre. Ô le centre de Dieu. Et sa périphérie. Une périphérie n’a qu’un centre. Il y a des jardins. Ô la fatigue du mouvement. Je sens une périphéresthésie… Oh là. »
Neuf cents ans, puis il marcha vers les autres et, dieu condescendant, simple dit :
« Je suis l’homme des bois. »
Neuf cents ans.
« Oh ! voilà que ça tombe. »
Neuf cents ans de la chute lente du bâton dans l’éther consistant.
« J’ai de la glace autour de ma canne. Oh ! elle tourne. Tu tournes autour de mes idées. Mais mes idées ne sont pas rondes. Pentagonales. Le pentagone est fait de droites. Une idée, ça n’est pas un chemin, elle n’est pas sinueuse. Ça c’est un raccord, un ressemelage… »
Sengle méditait qu’il avait dit périphérie et non surface, que le Xipéhuz était donc vivant. Le fluide de l’homme heurta Sengle et très douloureusement l’homme geignit encore :
« Oh là, Monsieur. »
Et il redisparut pour quelques années dans la buée opaque.
Nosocome et Pyast disputaient.
« Un escargot y voit avec ses pattes. Dans le jour, il était déguisé en limace, il était colimaçon. C’est le milieu, je tiens toujours le milieu.
L’homme des bois nous coupe.
Mais il ne me traverse pas droit, c’est une subtilité.
Il y a trois jours que nous sommes là.
Ô mon bâton.
Ton bâtombe. »
Il s’approcha encore, et Sengle dut comme précédemment se protéger par des passes magnétiques.
« Oh ! je suis perdu, ces clous… Les clous, la glace. Enfin, voyons, les clous verts. »
Il marcha encore à Sengle, et dit avec un mépris souverain :
« Vous m’observez, Monsieur ?… Oh ! il m’a foutu un coup de pied avec son ombre. »
Sengle lucide voulut lui faire respirer de l’éther.
« Les vapeurs sont changées. »
Trois cents ans, et de la voix d’un dernier soupir :
« Ah ! tu m’as démoli l’odeur. »
Toute la nuit, néanmoins, il alla et vint par deux portes. Sengle posa un parapluie ouvert par terre et lui dit que c’était une barrière verte ; et se croyant enfermé pour des myriades d’années il chemina de plus en plus vieux, ratatiné sur son bâton. On verrouilla les portes, et il frappait :
« Monsieur, ouvrez, il est mort. Misérable, qu’as-tu fait de cet intestin ?
Ses intestins grêlent, qu’ils brûlent.
Vous avez dévidé les intestins du mort du convoi et les avez mis sur une bobine. Pourquoi dévides-tu des bobines ? Il dévide des bobines en Bobino.
Il a des instintestincts grêles.
J’ai connu un mobile qui s’appelait Pompoteau. Pompoteau, mobile ; auto, mobile.
Présent, c’est un superficiel.
Il ne pouvait pas dire son nom ?
On ne doit pas manifester dans la rue.
Ouvrez, Monsieur, voici le mort.
Pourquoi frappes-tu trois coups ? Quatre et deux font six, et la moitié de six est trois.
Métaphore.
Félix ! Félix !
Quoi ?
Mon cher ami, il y a trois quoi, il y a trois quoi, il y a trois… ? C’est le parler français d’un canard qui… Canal, ce qui passe devant toi. Tu te déversais.
Je ne me déversais pas.
C’est un parallèle avec le canal. Tu es parallèle au canal. C’est un misérable, il pénètre ta bêtise.
Il traverse ma bêtise sur la bicyclette de ta c…nerie.
ERgo nominor leo.
Va donc, Jules Simon. La condition pour que deux parallèles soient parallèles, c’est qu’elles soient de sens contraire.
Mais parle pour la résultante.
Il est ta parallèlirésultante.
Rasoir ! il n’en sortira pas. Vous voulez une salade de lorgnons ?
Ô des clous, ce n’est pas du verre, arrachez les clous, ô les petits clous, clou-clowns, Footit…
Un enfer doit être une sorte de repos, parce qu’on ne saurait qu’y faire.
Tu le vois chic. Caricature !
L’enfer n’est pas em…dant.
Parce que c’est la seule chose possible.
Il voulait donc savoir ce quelque chose, l’homme des bois ?
Et pourquoi est-il entré pour vouloir le savoir ?
Il veut savoir quelque chose ? L’enfer est de l’espace à dix dimensions.
Passe Les dimensions, il y en a au moins neuf honorables.
Il y a les trois, plus le creux…
Le pneu…
Le temps…
Et réciproquement. Le présent a les dimensions de l’espace.
La logique, c’est le marteau du raisonnement.
La logique qui tue. Tiens, avaleur de mots : Rhizomorhododendron.
Je m’expose enrhizé sur les places publiques.
Il… rien.
Le café passe parce qu’il a des subtilités. »
D’autres haschischins qui n’avaient point parlé sont étendus par terre, dans la vomissure ; les parfums empilés sans ordre sur la cassolette deviennent infects.
« Vous faites des œufs sur le plat ? » demande Pyast à Nosocome.
Sengle le plus lucide parce que l’état de haschisch est le plus semblable à son état normal, puisque c’est un état supérieur, par une réciproque simple est devenu presque un homme normal, et a pris des notes. Il veut ouvrir la fenêtre pour évaporer dans l’air la bulle irisée dont l’étouffe Akem. Les autres, parmi leur marche des Juifs-Errants et leurs cris d’énergumènes, clament :
« Empêchez-le de se jeter. »
L’homme des bois, sa crise décroissant, redevient l’Allemand philosophe Herreb. Il déploie d’un coin qu’il ornait un drapeau français, plissé derrière sa tête, et crie :
« Vive Félix Faure ! Vive la République ! »
Nosocome reprend le drapeau, en roule deux tiers, se ceint du troisième et s’écrie :
« Voici les Anglais !
— Si on brûlait le drapeau ? dit Sengle.
— Le drapeau est éternel parce que c’est la patrie, dit Pyast.
— Ça évite la peine de le brûler, » pensa Sengle.
On découvre et allume une lanterne en papier rayé tricolore.
« La lanterne, dit Pyast, est un trou lumineux avec un drapeau autour. »
On l’accroche au bout de la hampe du drapeau, second bâton de l’homme des bois, et Herreb reprend sa marche précipitée. Sengle recouché dans son coin fixe, comme Herreb fixait le Centre, une lune, la projection sur le plafond blanc de la clarté délimitée par la couronne circulaire de la lanterne, plus grande et blanche que la vraie lune, avec au milieu un être noir, l’ornement de cuivre du bout de la hampe, qui est l’homme avec son fagot ou un monument lunaire avec deux corniches, chargées d’êtres innombrables et dévorateurs.
La lune dispensatrice de mort est dans la chambre, évoquée par Akem, et Sengle la gardera, repliée comme un claque, dans un étui rond. Akem est devenu très vieux et rabougri jusque sous terre, la fenêtre est ouverte sur le trottoir désert du matin, Nosocome est assis immobile sur un angle de lit, Sengle endormi sur le plancher ; et sous les yeux des premiers passants (le cabinet de Nosocome est au rez-de-chaussée) Herreb, qui s’est écroulé avec sa lanterne qui a pris feu, le cuivre de la hampe en pointe de casque, ronfle joyeusement, son corps germain drapé dans l’étamine républicaine de France.