Les jours et les nuits/I/V

Société du Mercure de France (p. 25-31).

v
itinéraire

Après qu’un ancien lui eut fait son lit, dont les draps lui parurent terriblement sales, sous les couvertures de prison, tout gris et brun, couleur de souris et mulots, il s’endormit dans le bruit et le courant d’air des deux grandes portes.

Lui qui avait peur des glaces se mirait par ces baies dans d’autres militaires.

La cloison de bois sombre entre les bat-flancs le dominait, comme des mangeoires d’écurie ou des portières de wagons de troisième classe. Des mains obscures secouaient par leurs vitres des harnais puants dont il ne savait pas le nom. Le train roula vers des Amiens et des Lille…


Les maisons rougissent à mesure que le train s’enfonce vers le nord : elles fument dans de la terre cuite et leur bouche arbore les lettres : estaminet. La route est poudrée et poncée avec la cendre de pantalons rouges très anciens et décolorés. Dessous ferraille sous les voitures un pavé horrible. Et le nord moderne a ceci de très semblable aux antiques Ecbatanes, que les villes sont restées, comme le premier homme, de la terre rougie au soleil.

Le train roula vers des Amiens et des Lille ; il passa Halluin et Menin.

Puis voici les seigles mouillés et les arbres qu’on ne distingue bien qu’au coucher du soleil, car à cette heure-là ils sont très exactement demeurés ce que les a faits Memling, pas autre chose que de grandes plumes frisées. Après, tout est gris, et on ne voit plus d’horizon, du tout. Parallèle au train court un remblai, sous les fils du télégraphe. Et conformant son parallélisme aussi à ces fils d’arpentage, la mer détonne et moutonne profonde de trois ou quatre mètres, et derrière il n’y a rien que du ciel couleur de sable. On a dépassé les Bruges où les trains s’arrêtent dans des cathédrales et où les maisons des petites rues s’habillent en singe mourant ou cuisse de nymphe émue ; où sur la place buveuse de bière, une petite bonne femme vend des chandeliers en terre verte. La nuit est tout à fait sortie de la mer, et les vagues allument en large de grandes scies de phosphore smaragdin. Le train roule le long des plages où les seuls arbres sont les mâts des dominicaux tireurs d’arc…

Sengle passa Halluin et Menin et ne s’éveilla qu’au premier gendarme belge.


C’était le fourrier qui le tirait par les pieds :

« Debout ! le major vous demande. »

Mal réveillé il descendit dans sa culotte sanglante et sa veste de groom aux boutons coupants. Le sergent-major mandait sa littérature pour la traduction d’un logogriphe de journal, auquel il ne comprit rien d’ailleurs.

Après divers escaliers ensuite, il parvint dans la cour, l’immense vase nocturne des quatre bâtiments militaires, diffusément éclairée par la neige, soufrée à un coin du jaune des fenêtres et de la fumante cheminée du poste.

Un chant très beau aux paroles indistinctes montait d’un flamboyant soupirail, bouche de l’alleluia de toute la foule bretonne d’un pèlerinage, ou truchement du bruit qu’entendit sur la mer putréfiée Samuel Taylor Coleridge, autour des esprits célestes :

… De doux sons sortent très lents de leur bouche.


Autour d’eux quelque temps chaque doux son flottait ;

Puis il montait
Comme une plante
Vers les soleils.

Puis des soleils redescendaient des sons pareils,

Tantôt mêlés, tantôt tout seuls, en chute lente.


Parfois

Tombait du ciel comme un chant d’alouette ;

Parfois
La mer muette

Se peuplait du gazouillis des oiseaux des bois.


Ou c’était une flûte solitaire
Ou le concert de tous les instruments connus,
Ou le chant de mystère
D’un ange ouï par les silences continus
Du ciel et de la terre.

Et Sengle resta très longtemps à écouter le cuisinier filtrant le café matinal à travers une chanson obscène.

Sous la lune, le cadran écrivit d’une grimace muette : quatre heures.

Sengle remonta vers la chambre de son peloton, ou vers une quelconque entre la multitude des portes et des étages tout pareils, et vit dans plusieurs, à la place d’où il était parti, des corps uniformes au sien, peu en relief sur le plat des lits. Comme il retrouvait sa vraie couche, un son bondissant courut sur la haute planche à bagages, un vieux tambour nu-pieds glissait le long des tablettes, tamponnant sourdement sa caisse déposée là, et avec une grande rapidité versant sur les poitrines des dormeurs paquetages et sacs à la file.

Un peu de silence recommença, et, vers l’attente du clairon terrible, le jour commença d’aplatir son groin givreux aux vitres.