Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/XX

Roy et Geffroy (p. 766-772).
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XX

LA FERME-PRISON.

On ouvrit le cadenas qui fermait la portière de la berline.

Un homme se pencha sur le comte, et après l’avoir examiné avec attention pendant deux ou trois minutes :

— Il dort, dit-il… il dort encore, hein ! le gaillard a le sommeil dur, mais avant peu il ne tardera pas à s’éveiller.

— Que faire ? répondit le guichetier dont le comte reconnut la voix.

— Ce qui est convenu, ne le savez-vous pas ? Exécutez vos ordres et ne vous préoccupez point du reste.

— Mais il s’apercevra de son changement de prison ?

— Qu’importe ! On le lui expliquera si besoin est ; d’ailleurs, dans deux jours nous serons sous voiles.

— Allons.

Comme il l’avait fait au départ de la précédente étape, le guichetier prit Passe-Partout dans ses bras, le sortit de la voiture et l’emporta sur son épaule comme s’il n’eût été qu’un enfant.

Après un court trajet et après avoir senti qu’on montait une vingtaine de degrés en assez mauvais état, le comte de Warrens s’aperçut qu’on l’étendait sur un lit.

C’était toujours la même marche. On n’y changeait pas un iota.

— L’éveillons-nous ? demanda son allié mystérieux.

— Oui.

Le guichetier approcha alors un flacon des narines du prisonnier.

Celui-ci fit un brusque soubresaut.

— Peste ! camarade, dit une voix inconnue, il est plus fiévreux aujourd’hui qu’il ne l’était d’ordinaire, eh ! eh !

Le comte comprit qu’il lui fallait redoubler de prudence, il s’arrêta dans son réveil.

Il resta quelques minutes, s’étirant comme dans un rêve.

Puis enfin il ouvrit les yeux.

Un homme vêtu de noir de la tête aux pieds, aux traits durs et sévères, aux regards louches, lui tâtait le pouls, les yeux fixés sur une montre qu’il tenait de la main gauche.

C’était un médecin.

Passe-Partout entra franchement dans la mise en scène de cette comédie.

Il joua son rôle à merveille.

— Qu’y a-t-il ? murmura-t-il… J’ai souffert comme si j’allais mourir… Je ne me suis jamais senti aussi faible.

— Vous nous avez fortement inquiétés, monsieur, répondit d’un ton dogmatique et en hochant la tête le médecin ou celui qui en remplissait les fonctions.

Le prisonnier, jouant consciencieusement son rôle et faisant semblant de retrouver toute sa connaissance, dit, après avoir jeté un regard étonné autour de lui :

— Je ne suis plus dans ma cellule.

— Non, monsieur.

— Où m’a-t-on amené ?

— À l’hôpital.

— À quel hôpital ?

— Je veux dire à l’infirmerie de la prison, reprit son interlocuteur en se reprenant avec un empressement maladroit.

— J’ai donc été bien souffrant, docteur ? reprit le comte.

— Oui, monsieur.

— Quand cela ?

— Hier au soir.

— Ah !

Le comte ne pouvait s’empêcher d’admirer l’assurance avec laquelle mentaient tous ces gens-là.

Cette audace tenait réellement du prodige.

Il fallait qu’une volonté forte et bien ordonnée les dirigeât les uns et les autres.

— Hier au soir, ce brave homme, ajouta le vrai ou le faux médecin, désignant le porte-clefs, en pénétrant dans votre cellule, à l’heure de sa ronde, vous a trouvé sans connaissance et à demi renversé sur votre lit.

— En effet… je m’en souviens…

— Ah ! fit le docteur, ne pouvant retenir un sourire ironique et faux comme son visage.

— Je me sentais fatigué, brisé ; j’avais la tête lourde, et une envie de sommeil irrésistible m’a pris. Je me suis mis en mesure de me mettre au lit… et… et… j’ai été pris d’un étourdissement qui m’a enlevé toute faculté.

— Et depuis lors ?

— Je ne me rappelle plus rien.

Le médecin approuvait bonnement de la tête les paroles du prisonnier.

Il continua :

— Justement inquiet de votre état, le porte-clefs m’a fait appeler. Heureusement je n’avais pas encore quitté la prison. Je suis accouru assez à temps pour vous donner les premiers soins et vous faire transporter ici.

— Merci, monsieur.

— Cette chambre est vaste, bien aérée ; la fenêtre donne sur la cour de la ferme-modèle des jeunes détenus.

— La vue sera plus gaie.

— Je l’ai pensé. Tenez-vous tranquille et tout ira bien.

— Je vous le promets.

— Adieu, monsieur. Ce soir, s’il est besoin, je reviendrai.

Le médecin sortit.

Demeurés seuls, et sûrs de n’être pas entendus, le prisonnier et le guichetier se regardèrent un instant comme deux augures de l’ancienne Rome et partirent d’un éclat de rire strident et railleur.

— Où sommes-nous, ici, mon camarade ? demanda vivement Passe-Partout dès qu’il eut repris son sang-froid.

— Je ne connais pas le pays, monsieur, répondit-il tout penaud.

— Tant pis.

— Tout ce que je puis vous garantir, c’est que nous n’avons pas plus de vingt lieues d’ici au prochain port de mer.

— Et…

— Et rien…, répondit le porte-clefs… Ah çà ! vous n’avez pas dormi, pendant votre sommeil, n’est-ce pas ?

— Certes, non.

— Alors vous en savez autant que moi. Seulement, prenez bien garde… la surveillance redouble, on fait des rondes fréquentes. Les murs ont des yeux et des oreilles.

M. de Warrens reconnut la justesse de cette observation.

Il baissa la tête silencieusement.

— Là, maintenant… fit le porte-clefs en changeant de ton et élevant la voix, voici votre déjeuner, monsieur… Mangez, buvez si le cœur vous en dit, et bon courage.

Il accentua ces deux derniers membres de phrase, de telle sorte que Passe-Partout comprit qu’il n’avait rien à redouter du repas apporté par le guichetier.

Il fit un signe de tête au porte-clefs, qui se retira sans attendre plus longtemps.

Le premier mouvement du prisonnier fut d’aller à la fenêtre.

Cette fenêtre donnait sur une cour déserte, fermée et entourée par de hautes murailles.

Ce qu’il vit ne démentait en rien le dire du pseudo-médecin.

Des murs chancelants, des toits couverts de chaume, dans la cour, des instruments de labourage épars çà et là, des charrettes reposant sur leurs limons, une infinité de poules picorant à droite et à gauche, des canards barbotant dans une mare fangeuse, lui firent comprendre qu’effectivement il se trouvait dans une ferme assez importante.


Un homme vêtu de noir lui tâtait le pouls.

La fenêtre était cadenassée avec soin ; précaution prise sans doute à cause de l’absence de barreaux.

La vue étant naturellement assez bornée, il ne put se rendre un compte exact de la situation du corps de logis occupé par lui.

Pourtant, il fit une remarque qui le combla de joie.

La fenêtre, à son compte, ne devait pas se trouver à une distance de plus de quinze pieds du sol.

Le comte de Warrens passa cette journée plus agréablement que toutes les précédentes.

Tout sert de diversion à un prisonnier.

De même qu’un enfant, un rien l’amuse, l’intéresse, ne faut-il pas qu’il tue le temps d’une façon ou d’une autre ?

Le principale, pour lui, consiste donc à tuer le temps qui s’écoule si lentement quand on souffre, et qui s’envole, hélas ! avec tant de rapidité lorsqu’on est heureux.

Le soir, le guichetier lui apporta son dîner.

— Pas d’imprudence, lui dit-il vite et bas, on vous surveille de près.

Derrière lui entra le soi-disant médecin.

Sa visite le convainquit que son malade ne courait aucun danger.

La nuit fut tranquille.

L’impatience de ne rien voir venir, de n’apercevoir aucun signe précurseur de sa libération, commençait à donner réellement la fièvre au prisonnier.

Peu à peu, cependant, il se raisonna lui-même et réussit à se calmer.

Le lendemain, le guichetier entra dans sa cellule et tout en allant et en venant dans la chambre, lui glissa ce seul mot à l’oreille :

— Attention !

Ce seul mot lui donna l’éveil.

Un nouveau danger le menaçait.

Mais lequel ?

Le guichetier avait voulu le mettre sur ses gardes.

Il y avait réussi.

Quel que fût ce danger, Passe-Partout l’attendait de pied ferme.

Cette existence monotone qu’il menait, depuis tant de longs et tristes jours, lui, l’homme du tourbillon et de la vie à grandes guides, le fatiguait, l’énervait et lui enlevait enfin presque toute son énergie et son courage.

Aussi considéra-t-il cette menace ou cet avertissement plutôt comme un bienfait que comme l’annonce d’un malheur.

L’espoir envahit son cœur. Il mit toute crainte puérile de côté.

Mieux valait cent fois pour lui une lutte mortelle, mais définitive, que cette alternative continuelle dans laquelle il se consumait depuis déjà si longtemps.

Il se redressa.

Un sourire se dessina sur ses lèvres.

Il se sentait fort et prêt.

Vers trois heures de l’après-midi, au moment où il y pensait le moins, un grand bruit qui se faisait dans la cour de la ferme vint subitement le tirer de ses méditations.

Il se leva et s’avança jusqu’à la fenêtre.

Un singulier spectacle s’offrit à sa vue.

La cour était remplie d’une foule d’individus, hommes, femmes, enfants, qui couraient dans tous les sens, criant, s’invectivant et jurant à qui mieux mieux.

Les poules et les canards s’enfuyaient à tire-d’aile, au milieu de leur effarement.

Le comte chercha instinctivement la cause de tout ce tumulte.

Cette cause était tout simplement un cheval.

Ce cheval, échappé on ne savait d’où, galopait comme un furieux à travers la cour, déjouant, à force de ruades et de sauts prodigieux, les efforts de tous ses persécuteurs ou poursuivants.

On essayait vainement de l’arrêter.

Un gamin, à la mine effrontée et narquoise, faisait, en courant après la bête rebelle, plus de bruit à lui seul que tous les autres ensemble.

Il criait, trépignait, et, son bridon à la main, gesticulait bruyamment au milieu de la foule, sans paraître tenir compte le moins du monde des injures et des bourrades qui pleuvaient sur lui dru comme grêle.

M. de Warrens regarda cette scène avec assez d’indifférence.

C’était burlesque, mais voilà tout.

Tout à coup le gamin s’arrêta droit en face de la fenêtre, derrière laquelle se tenait le comte, et, relevant subitement la tête, il fixa sur le prisonnier ses yeux noirs, pétillants de malice.

Ses yeux rencontrèrent un moment, une seconde à peine, ceux de M. de Warrens dont le visage était appuyé sur les vitres.

Ce fut rapide comme la lueur d’un éclair.

Il porta un doigt à ses lèvres.

Le comte le vit.

Cela fait, le gamin, certain d’avoir été compris, se perdit dans la foule.

L’indifférence du prisonnier fit place au plus curieux intérêt.

Il allait s’élancer en avant.

Les vitres de la fenêtre cadenassée l’arrêtèrent dans son élan.

Il tressaillit.

Puis, étouffant un cri de surprise, il se retira vivement de la fenêtre, pour ne pas être aperçu de ses gardiens qui eussent pu prendre ombrage de sa curiosité, et il alla, en chancelant, tomber sur sa chaise.

L’heure de sa délivrance approchait.

Passe-Partout venait de reconnaître Mouchette !

Cette vue, à laquelle il ne s’attendait pas, lui avait donné au cœur un coup impossible à soutenir tout d’abord.

Il eût mieux supporté le choc d’une balle de pistolet.

Mouchette dans la cour de la ferme, qu’on nous pardonne cette ambitieuse comparaison, c’était pour lui la colombe de l’arche rapportant une branche d’olivier.

Mouchette, pour lui, c’était la personnification de tous les siens.

Il n’y avait plus de doute possible.

Ses amis étaient là !

À force de recherches et de dévouement, ils avaient enfin découvert la retraite où ses ennemis le séquestraient.

Ils avaient sans doute suivi, atteint, perdu et retrouvé sa piste, puisque depuis un si grand nombre de jours et de nuits, c’était la première fois qu’en dehors du billet et des armes que son guichetier lui avait fait passer, il parvenait à lui donner signe de vie.

Dans un élan subit de joie et de reconnaissance vers le Très-Haut, le comte de Warrens, qui jusque-là ne s’était pas oublié et n’avait jamais laissé échapper un cri imprudent, une phrase qui pût trahir la disposition de son esprit, le comte s’écria avec enthousiasme :

— Mon Dieu, Seigneur ! vous prenez en pitié celles de vos créatures qui ne désespèrent jamais ! Mon Dieu ! je n’ai pas désespéré et vous me secourez ! Mon Dieu ! que votre saint nom soit béni !

L’espoir rentrait dans son cœur.

Il tomba presque à genoux.

Une voix railleuse, écho sinistre de sa prière, lui répondit :

— Que le nom du Seigneur soit béni, monsieur le comte. Je vous trouve donc enfin disposé à agir en chrétien, en père, en homme que la grâce à touché ! Je suis heureuse de vous entendre parler et prier ainsi. Que le saint nom du Seigneur soit béni !

Le comte se releva, avant même que ses genoux n’eussent touché le sol.

La porte de sa prison venait de s’ouvrir sans bruit.

La comtesse Hermosa de Casa-Real se tenait devant lui, froide, hautaine, implacable.

M. de Warrens se trouvait enfin face à face avec son ennemie mortelle.


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