Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/V

Roy et Geffroy (p. 631-639).
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V

UNE HYÈNE PRISE AU PIÈGE

Le baron de Kirschmark et le général duc de Dinan avaient suivi la dame voilée.

Stupéfaits, consternés de voir leurs secrets à la merci d’une inconnue, ils lui avaient obéi avec une docilité et une promptitude auxquelles cette dernière ne devait assurément pas s’attendre.

Pourtant, elle eut l’air de considérer leur acquiescement, leur obéissance, comme une conséquence toute naturelle de la visite à main armée qu’elle venait de leur rendre.

Pas un mot n’avait été échangé entre nos trois personnages depuis leur sortie de la maison.

Au bout de quelques minutes de marche silencieuse, ils atteignirent un kiosque placé au sommet d’une légère éminence entourée d’arbres, et dont les allées tortueuses formaient une espèce de labyrinthe.

Arrivée là, l’inconnue s’arrêta.

Les deux hommes qui réglaient leur conduite sur la sienne, leur pas sur le sien, firent comme elle.

Ils pénétrèrent tous les trois dans le kiosque.

Ce kiosque, sorte de vide-bouteille, en bois brut à l’écorce intacte, était éclairé par des fenêtres de style ogival dont les vitres taillées en losanges se soudaient les unes aux autres au moyen de rainures de plomb.

Rien n’était allumé dans ce réduit isolé.

Cependant les rayons de la lune, filtrant à travers le vitrage, y faisaient pénétrer une lueur assez forte pour qu’on ne se trouvât pas dans une obscurité complète.

Quelques instants suffisaient pour se familiariser avec cette demi-obscurité.

Un divan circulaire bordait l’intérieur de ce lieu de retraite.

Une table en chêne, surmontée d’un lustre antique, en composait, avec le divan, tout l’ameublement.

— Prenez la peine de vous asseoir, messieurs, et causons, dit la dame voilée, restant debout et s’appuyant contre la table.

Le baron et le duc prirent place sur le divan.

— Où diantre sommes-nous ? demanda le premier en cherchant à s’orienter.

— M. le baron de Kirschmark ne se retrouve pas, ne se reconnaît pas dans sa propre demeure ? répliqua la voix railleuse de l’inconnue.

— Je m’y reconnaîtrais si l’on ouvrait la fenêtre.

— Ouvrez-la, si vous trouvez la chaleur trop violente.

— On gèle !

— Et si vous désirez que, le hasard aidant, un espion égaré volontairement dans ces parages entende tout ce qui se dira ici.

— Je n’y tiens pas.

— Taisez-vous alors ! fit rudement le faux duc de Dinan, et laissez madame s’expliquer.

— Je ne demande pas mieux. Que madame s’explique…

— Sur quoi ? demanda-t-elle.

— Sur la raison qui vous a poussée à vous introduire par surprise…

— Dites : par force.

— Par force, soit, dans cette maison.

— À qui avons-nous affaire ? questionna Kirschmark.

— De quel droit êtes-vous ici ? ajouta le général.

La dame voilée restait calme sous cette avalanche d’interrogations, qui menaçaient de tourner en invectives.

Quand ses deux interlocuteurs se furent tus, elle répondit avec la plus grande froideur :

— Vous me semblez bien curieux, mes beaux messieurs. Depuis quand, dans une entrevue pareille à la nôtre, la partie qui tient le haut du pavé est-elle obligée de s’incliner devant celle qui le lui cède ?

— Madame ! fit violemment le duc.

— Laissez-la donc parler, lui murmura vivement le baron à l’oreille.

— Quoique la moitié de vos questions me soit adressée par S. Exc. M. le duc de Dinan, auquel je ne donne le droit ni de m’interroger ni de se gendarmer contre ma présence, je consens à lui donner jusqu’à un certain point les renseignements qu’il me demande.

— C’est heureux ! grommela ce dernier.

— Voyons.

— Vous désirez savoir qui je suis, messieurs. Je suis une femme qui a l’habitude de faire tout ce qui lui convient. Vous cherchez à deviner le but de ma présence dans cette demeure mystérieuse et triste ? Je n’y suis venue que parce que mon bon plaisir, ma fantaisie m’y ont amenée, Là ! j’ai parlé ! Êtes-vous plus avancés maintenant ?

— Je connais cette voix ! se disait à part lui le duc de Dinan, fouillant dans ses souvenirs.

— Voilà des raisons qui n’en sont pas, riposta timidement le banquier.

— En voulez-vous d’autres ?


— Toutes réflexions faites, rien ne m’oblige à vous apprendre le motif de ma présence.

— Mais… oui !

— Voici.

Les deux hommes se rapprochèrent machinalement l’un de l’autre.

Il leur semblait qu’en se serrant ils tiendraient mieux tête à l’attaque qu’ils allaient avoir à soutenir.

L’inconnue sourit.

Elle ne recula ni n’avança d’une ligne.

Le duc de Dinan l’invita, du geste, à prendre place sur le divan.

Après avoir remercié, elle reprit :

— Toutes réflexions faites, rien ne m’oblige à vous apprendre le motif de ma présence.

— Alors…, dit impatiemment le duc.

— Qu’il vous suffise de savoir que si un intérêt grave vous a réunis tous les deux dans cette demeure, où M. le baron de Kirschmark ne met pas les pieds une fois par an, où M. le duc de Dinan n’est venu que cette nuit, un intérêt non moins grave m’y attire.

— Et cet intérêt ?

— Ne concernant que moi, je n’éprouve nullement le besoin de vous en donner connaissance.

— Baron, nous perdons notre temps ici, fit le général en se levant, c’est une farce de carnaval, une banale intrigue qui met ce voile sur le visage de madame ; partons…

Kirschmark se leva.

— Restez ! s’écria l’inconnue.

Instinctivement, les deux hommes, qui touchaient déjà à l’entrée du kiosque, se retournèrent.

— Restez ! Je le veux.

— Au diable ! grommela le banquier.

— Non, madame, adieu.

Au moment où ils allaient disparaître, elle prononça lentement ces mots :

— Restez, Yvon Kernock.

Le baron revint sur ses pas.

— Restez, colonel Macé.

Le duc, frémissant, imita le baron.

Elle continua :

— Ces deux noms vous disent que votre passé m’appartient.

— Oh ! je saurai qui…

— Vous ne saurez rien, Macé le Boucher, qui aujourd’hui tranchez du comte de Lestang, du duc de Dinan ; vous ne saurez rien, Yvon Kernock, qu’on appelle aujourd’hui Kirschmark, le baron millionnaire.

— Ôtez ce voile, madame ! cria le duc, s’élançant vers elle et étendant le bras.

— Je ne l’ôterai pas, monsieur ; non point que je redoute une reconnaissance aujourd’hui même. Vous ne me connaissez pas. Vous ne m’avez jamais vue.

— Que vous importe, alors ?

— Mais nous pouvons nous rencontrer plus tard, et je ne veux pas que vous puissiez dire : C’était elle.

— Vous ne voulez pas !

— Non, duc ! votre ignorance fait et fera ma force. Pourquoi me désarmer ? En cas de besoin, je vous le déclare, je compte user de cette force contre vous et contre votre associé.

— Par Dieu qui nous entend ! hurla le duc hors de lui, je…

— Dieu ne se mêle pas de vos affaires, monsieur le duc, répondit l’inconnue de son ton le plus sardonique, et cette indifférence divine est votre seule chance de réussite.

Le baron, plus fin que son complice, cherchait à percer les ténèbres qui lui cachaient les traits de cette femme, son ennemie ou son amie la plus dangereuse.

Mais la nuit et l’épaisseur du voile noir lui servaient doublement de bouclier.

Le banquier vit qu’il fallait capituler.

Il attendait le moment de traiter aux meilleures conditions.

— Vous le comprenez à présent, ajouta-t-elle, je vous tiens.

— C’est vrai, dit franchement Kirschmark.

— Je puis vous perdre.

— Ou nous tirer d’un mauvais pas.

— Vous l’avez dit. Voulez-vous mon aide ? Me voulez-vous contre vous ? Répondez, mais répondez vite. Le temps presse ; réfléchissez pendant que je vous parle. Il me faut un oui ou un non, bien clair, bien précis.

— Vous êtes seule, vous, femme, entre deux hommes résolus, armés ; ne les réduisez pas au désespoir ! fit le duc en se contenant de son mieux.

— Seule ! fit-elle ironiquement, vous êtes certains du contraire. Entre deux hommes, oui, mais entre deux hommes qui tremblent, et dont, à mon premier geste, à mon premier cri, la vie ne pèserait pas un fétu.

Le duc et le baron comprirent qu’elle disait vrai.

Il n’y avait pas de temps à perdre.

Ils allèrent droit au but.

— Si vous ne consentez pas à nous expliquer l’intérêt, la raison qui vous jette dans nos secrets et dans notre parti, nous apprendrez-vous au moins quel danger nous menace ?

— Avant peu, les Invisibles seront ici, répondit-elle sèchement.

Tout préparés qu’ils fussent à cette nouvelle, le duc et le baron se regardèrent effarés.

— Comment le savez-vous ?

— Que vous importe ? Je le sais. Cela doit vous suffire.

— Il nous sera impossible de nous entendre, madame, si, tout au moins pour ce qui concerne nos intérêts communs, nous ne jouons pas cartes sur table.

— En cela vous avez raison, monsieur le duc, repartit la dame voilée après un court instant de silence.

— Qui vous a si bien renseignée ?

— M. Jules !

— Lui seul ?

— Un autre encore… Il n’y a donc pas l’ombre d’un doute, pour moi, sur leur arrivée prochaine. Si le pavillon où nous nous trouvons en ce moment n’était pas gardé par vingt hommes sûrs et m’appartenant, je ne m’étonnerais pas de les voir surgir dans l’ombre au milieu de nous.

Le duc de Dinan, sentant la vérité des paroles de l’inconnue, céda la parole au banquier.

Celui-ci alla droit au fait :

— Cela admis…

— Vous l’admettez donc ?

— Procédons par hypothèse, madame, en partant de l’inconnu nous arriverons au connu, répliqua son interlocuteur, qui faisait de l’esprit sans le savoir.

— Continuez.

— Cela admis, à quel prix mettez-vous le secours que vous vous offrez… à notre corps défendant ?

— Je ne vous poserai qu’une seule condition.

— Laquelle ?

— Avant de la poser, j’aurai une question à vous adresser.

— Dites, madame.

— La maison où nous sommes appartient à M. le baron Kirschmark, n’est-il pas vrai ?

— À moi, oui.

— Le kiosque aussi, naturellement ?

— Naturellement.

— Ce kiosque me plaît.

— Ravi, madame, qu’il soit de votre goût, répliqua le banquier, qui ne comprenait pas où son interlocutrice désirait en venir.

— Je vous l’achète.

— Hein ? quoi ?

— Je vous l’achète.

— Le kiosque ? fit le banquier étonné.

— Le kiosque, oui.

— Mais le kiosque tient au parc.

— J’achète le parc.

— Mais le parc attient à la maison, au château.

— Eh bien ! j’achète le château, la maison.

— Vous achetez tout, madame ?

— Tout. Combien l’estimez-vous ?

— Cent… deux cent mille francs… au moins.

— Je prends le kiosque, le parc, la maison, dans l’état où ils se trouvent ?…

— Comment ?

— Vous me comprenez bien…

— Parfaitement.

— Sans que vous ayez le droit d’en enlever une épingle.

— Vous plaisantez, madame.

— Non pas, baron, je vous ai dit que nous n’avions pas le temps de rire. Est-ce marché conclu ?

Kirschmark ne savait plus où donner de la tête.

— Ma maison n’est pas à vendre, finit-il par répliquer.

— Je vous en donne trois cent mille francs.

— Impossible.

— Quatre cent mille !

— Non !…

— Cinq cent mille, dit tranquillement la dame au voile.

— Vous êtes donc bien riche ? s’écria le baron, qui rugissait intérieurement de se voir obligé de refuser une si bonne aubaine.

— Consentez. Je paie dans une heure.

Kirschmark frissonnait.

Des gouttelettes de sueur froide perlaient à la racine de ses cheveux.

Un violent combat se livrait dans son for intérieur.

— Non ; décidément non, se décida-t-il à répondre ; je vous le répète, ma maison n’est pas à vendre.

— Allons ! allons ! riposta l’inconnue avec calme, on m’avait bien dit que vous teniez à cette propriété.

— Dame… oui.

— Je le vois bien. Et vous y tenez outre mesure.

— Je désire la garder pour le moins autant que vous désirez l’acquérir, fit le banquier avec un sourire moitié fin, moitié soupçonneux.

Le duc de Dinan, qui connaissait de longue date l’avarice proverbiale et l’âpreté au gain du baron millionnaire, restait stupéfait devant cet entêtement et ce désintéressement.

Cette dernière qualité surtout était tellement en dehors du caractère de son complice, que d’étranges idées se mirent à germer dans son esprit.

Il avait écouté distraitement jusque-là l’entretien du baron et de la dame voilée.

À partir de ce moment, il y prêta une attention soutenue.

Une rafale de mauvaise musique passa sur la tête de nos trois personnages : l’Île d’amour et le Grand-Vainqueur luttaient à coups de fausses notes. Quand le vent l’eut emportée, l’inconnue reprit :

— C’est bien. La maison est à vous. Libre à vous de la vendre ou de la garder. N’en parlons plus.

Kirschmark respira.

— C’était une fantaisie. Je m’en passerai.

— Croyez à mes regrets.

— Bien, bien, nous recauserons de cela plus tard, si nous nous trouvons à même de débattre cette question une seconde fois.

— Espérons que…

— Revenons à la condition que j’ai à vous poser.

— Cette condition… ce n’est donc pas l’achat de…

— Vous êtes fou, baron, dit l’inconnue avec un éclat de rire, dont la note aiguë et pleine de raillerie fit courir un frisson d’épouvante dans les veines de ses deux auditeurs.

— Nous vous écoutons, madame.

Elle allait continuer.

Un léger bruit la força à s’arrêter.

Elle leur imposa silence du geste.

Le duc et le baron demeurèrent immobiles.

Un homme parut à l’entrée du kiosque.

Il était masqué, lui aussi.

Il s’approcha de la dame voilée, échangea rapidement avec elle quelques mots dans une langue inconnue des deux autres, puis il sortit.

— Messieurs, ajouta l’inconnue, l’heure du péril approche. On vient de m’en avertir. Des gens suspects rôdent autour des murs qui entourent le parc et la maison. Décidez-vous.

— Au nom de Dieu, madame, cette condition, quelle est-elle ? demanda le banquier avec une angoisse que l’approche du danger rendait croissante.

— Dites, madame, dites, fit le général.

— Je crois que le moment est venu de vous l’apprendre, répondit-elle sans pouvoir déguiser une pointe d’ironie victorieuse. En vérité, il me semble impossible que vous ne l’acceptiez pas.

— Parlez !

— Voici ce que je demande, ce que je désire, ce que je veux, monsieur le baron de Kirschmark, monsieur le duc de Dinan, voici ce que je veux…

Les deux hommes buvaient chacune de ses paroles.

Elle allait achever.

Une voix forte se fit entendre au lieu de sa voix pleine d’harmonie, même dans ses moments les plus impétueux.

Cette voix ne prononça qu’un seul mot :

— Inutile !

Et les fenêtres du kiosque volèrent en éclats, et des hommes armés jusqu’aux dents, la figure barbouillée de suie ou masquée par un loup noir, apparurent, élevant des lanternes sourdes à hauteur de tête de la dame voilée.

L’âme de ces lanternes convergeant vers le centre du kiosque, les nouveaux venus demeuraient dans l’ombre, tandis que les trois complices se trouvaient dans un cercle de lumière.

Aucun de leurs mouvements ne pouvait, de la sorte, échapper à leurs adversaires.

À cette voix, à ce mot, l’inconnue se retourna comme une hyène prise au piège.

— Démon ! s’écria-t-elle.

— Les Invisibles ! murmura Kirschmark en se laissant tomber sur le divan qui se trouvait derrière lui.

— J’aime mieux cela ; au moins ce sont des hommes ! fit le duc retrouvant toute son énergie et sa bravoure d’ancien soldat en présence du danger et de la lutte prochaine.

Et il mit le pistolet au poing, attendant le premier mouvement agressif de ses adversaires.

La même voix railleuse et tranquille reprit :

— Madame la comtesse de Casa-Real daignera-t-elle nous donner quelques minutes d’audience ?

La comtesse, c’était bien elle, ne répondit rien.

Puis, jetant un cri de rage étouffée, se ramassant sur elle-même, elle tira un poignard de son sein, un de ces criss malais à la piqûre empoisonnée, et elle se rua l’arme haute sur l’homme qui venait de parler et qui se tenait immobile à l’entrée du kiosque.