Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/III

Roy et Geffroy (p. 611-621).
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III

UN ALLIÉ QUI TOMBE DES NUES OU MONTE DE L’ENFER

Il y eut un silence funèbre.

Ces deux hommes demeuraient ainsi face à face, livides, frissonnants, jetant des regards effarés autour d’eux comme s’ils se fussent attendus, d’un instant à l’autre, à voir surgir de terre des fantômes vengeurs !

Enfin, le baron de Kirschmark parvint à dominer son émotion.

Il fit un effort suprême, retrouva un semblant de sang-froid et dit :

— Nous nous effrayons comme des enfants, à tort peut-être !… Voyons, mon cher Macé, que s’est-il passé ?

L’autre fit un bond qui le tira à son tour de sa torpeur, et lui saisissant le bras, qu’il serra à le briser :

— Pour Dieu ! plus ce nom-là, Kernock !

— Ivon Kernock n’a pas de gants à prendre avec le colonel Macé le Boucher, répondit le baron, qui cherchait en vain à se délivrer de cette étreinte athlétique. Lâchez-moi le bras.

Le duc, le regardant avec des yeux de flamme, serra encore, plus fort, tout en lui jetant à travers ses dents, contractées à se briser, ces mots entrecoupés :

— Par tous les saints, baron, il vous adviendra mal, si vous prononcez ce nom encore une fois… Le colonel Macé est mort, entendez-vous !… mort en brave soldat, à la tête de son régiment, à Somo-Sierra, en Espagne.

— Lâchez-moi ! hurla Kirschmark. Je vous crois… mais ne me brisez pas le bras.

— Le colonel Macé, ajouta lentement le duc, repose dans une tombe sanglante.

— Oui !

— Nul, si ce n’est vous, ne prononce plus son nom depuis plus de vingt ans.

— Je l’oublierai… mais ne serrez pas si fort.

Le général ouvrit la main.

Le pauvre baron se secoua le bras qui venait d’être mis à une si rude épreuve, tout en grommelant :

— Diantre, vous avez toujours votre poigne d’autrefois, vous !

— Encore ! gronda l’ancien ami d’Yvon Kernock.

— Non ! non ! ce n’est pas à vous que je parle ! s’écria vivement ce dernier en se reculant ; je réfléchissais un peu haut, voilà tout ! Voyons… que ce brave colonel repose en paix ! Là n’est point la question pressée. Mon cher duc, expliquez-vous catégoriquement au sujet de…

Le duc l’interrompit.

— Baron, savez-vous d’où je viens ?

— D’où vous venez ?

— Vous doutez-vous de quel endroit je sors ?

— Non.

— Je sors d’un cabaret…

— D’un… ?

— D’un cabaret, sis rue d’Augoulême-du-Temple, à l’enseigne du Lapin courageux.

— Vous qui…

— Moi-même.

— Et qu’alliez-vous faire dans un pareil bouge ?

— Ah ! voilà qui vous étonne, mon cher !… Eh bien ! ma présence dans ce bouge, en pleine nuit de carnaval, se rattache à la nouvelle que je vous donnais tout à l’heure.

— Aux morts-vivants ?

— Oui.

— Je ne comprends pas.

— Je vais vous aider à comprendre. Je vous ai appris, n’est-ce pas, que nous n’étions plus maîtres de notre secret.

— En effet, mais…

— Que tout était connu, et que d’un moment à l’autre nous pouvions être découverts.

— C’est-à-dire…

— C’est-à-dire perdus.

Pour le coup, le baron se leva, et se penchant à l’oreille du duc :

— Plus bas, au nom du ciel ! fit-il.

— Ne sommes-nous donc pas seuls ici, comme je vous l’avais instamment recommandé ?

— Seuls. Oui.

— Eh bien ?

— Mais, vous le savez, mon ami, il y a des poisons si violents qu’ils brisent le vase dans lequel on les a renfermés.

— Je ne vois pas le rapport que…

— Les murailles de cette maison sont épaisses… J’ai toute confiance dans la vieille femme qui la garde… et pourtant je vous prie de baisser la voix quand vous parlez de ce terrible et funeste passé.

— Sortons, répliqua le duc.

— Chaque arbre du parc peut receler un ennemi ! Que d’espions pourraient se cacher derrière le rideau de verdure qui nous envelopperait ?

— Alors, je me tais, dit le général, frappant du pied avec une impatience fébrile.

— Non pas, mais revenez-en à notre point de départ : Parlez plus bas.

— Soi ; finissons-en.

— Je vous écoute.

— Baron, reprit le général, j’ai failli être tué dans le cabaret du Lapin courageux.

— Tué ?

— C’est même un miracle que je me trouve à notre rendez-vous.

— Seriez-vous blessé ?

— Blessé, non, je ne l’ai pas été ; mais assommé, oui !… mais transporté sans connaissance chez moi, où les soins intelligents d’un homme que, depuis quelques jours, je viens de prendre à mon service, m’ont tiré d’affaire et remis sur pied.

— Cet homme ?…

— Vous devez le connaître.

— Quel est-il ?

— On le nomme, ou plutôt on le surnomme généralement M. Jules.

— L’ancien chef de la brigade de sûreté ?

— Oui, baron.

— Un ex-forçat ? Vidocq ?

— Oui, baron, lui-même.

Kirschmark ne dissimula pas l’étonnement que cette nouvelle lui causait.

— Pardon, cher, mais serait-il indiscret de vous demander pour quelle raison vous vous trouvez, vous duc et pair, un des premiers du royaume, en relation avec un personnage taré et dangereux ?

— C’est ici, justement, que notre affaire s’embrouille ou se simplifie, à votre choix.

— Je choisis le dernier cas… Vous avez dit : notre affaire ?

— J’aurais dû dire : nos affaires.

— Ah ! fit le baron avec curiosité.

— Ce M. Jules nous a servi d’intermédiaire.

— Il y a une quinzaine d’années, oui… oui…

— Dans certaine transaction épineuse.

— Il s’en est, ma foi, tiré comme un homme de talent.

— Ah ! vous vous le rappelez ?

— Certes.

— Il s’agissait, je crois, d’un enfant que…

— Passez ! passez !… s’écria le baron avec une agitation extrême. Laissez M. Jules de côté et venons-en au fait important.

— J’y viens… j’y viens…, répondit le général, qui reprenait peu à peu le sang-froid, base de son caractère déterminé.

Ce disant il se renversa sur son fauteuil, croisa ses jambes l’une sur l’autre, tourna à demi la tête du côté de Kirschmark, et reprit le plus paisiblement du monde :

— Seulement, avant d’y arriver, il faut reprendre les choses d’un peu haut.

— Reprenez, mais reprenez vite ! Votre calme m’assassine.

— Là ! là ! mon ami, nous allons bien voir si votre fougue et votre ardeur extra-juvéniles nous tireront de l’impasse dans laquelle nous sommes.

— Je ferai mon possible, duc.

— J’y compte bien. Baron, vous souvient-il du bourg de Batz ?

— Hein ? s’écria son auditeur.

— Vous souvient-il de notre rencontre dans ce bourg ?

— Oui.

— Rencontre qui eut lieu…

— Le treize novembre mil huit cent un.

— Entre cinq et six heures.

— Du soir.

— Baron, c’est plaisir d’avoir affaire à vous. Vous possédez une mémoire d’ange.

— Allez, allez, duc.

— Vous étiez alors un jeune homme assez évaporé, mangeant son blé en herbe, comme Panurge, et faisant sauter les écus de son digne père, tabellion au bailliage de Dinan.

— Je sais cela.

— Moi aussi, et pourtant je tiens à nous remettre ce temps lointain sous les yeux.

— À votre aise, général.

— Merci. Nos deux familles habitaient porte à porte sur la place du marché, mais depuis quelques années nous nous étions perdus de vue.

— Les événements politiques, grommela Kirschmark.

— Oui… c’est cela… En somme, nous nous estimâmes, ce jour-là, fort heureux de nous rencontrer ainsi à l’improviste.

— À quoi bon fouiller ces cendres ? demanda-t-il avec un commencement d’irritation.

— Ne le devinez-vous pas un peu, baron ? riposta le général, ne pouvant dissimuler un sourire.

Le baron connaissait son monde.

Il ouvrit la bouche pour répondre, puis, haussant les épaules, il se croisa les bras et attendit.

L’autre continua :

— Donc, le hasard nous remit en présence. La reconnaissance fut touchante. Nous nous aimions à cette époque-là, bien que d’opinions différentes, vous royaliste et moi…

— Et vous républicain, ou royaliste aussi. On n’a jamais pu savoir…

— Baron !

— Duc, sous tous ces détours, sous ces tergiversations, j’entrevois une demande déjà cent fois faite.

— Et cent fois repoussée.

— À deux cents nous ferons une croix.

— Ainsi, ces papiers, ces parchemins, gronda sourdement le général, vous les garderez toute votre vie ?

— Avouez-le, je serais bien bête de m’en dessaisir.

— Ces papiers, vous les avez volés…, fit le duc avec fureur.

— À votre profit… oui… dans l’étude de mon père. Vous le voyez, je ne nie rien. J’imite votre brutale franchise. Ces parchemins sont ma sauvegarde. Nous nous connaissons trop bien pour que je vous les remette. Si vous en deveniez le détenteur, vous me haïssez trop mortellement, vous, mon ancien ami, pour ne pas chercher à me nuire en tout, dans ma fortune et dans ma considération. Voyez-vous, Macé !… non… général, nous sommes tous deux fils de cette vieille terre armoricaine où les hommes poussent plus durs que les rochers de l’Océan. Une lutte entre nous deux n’amènerait de bon résultat ni pour l’un ni pour l’autre. Croyez-moi.

Le duc écouta cette véhémente sortie sans sourciller.

— Vous avez fini ? dit-il.

— Oui.

— Eh bien ! vous n’y êtes pas du tout, mon cher. Il ne s’agit nullement de vous redemander ces papiers.

— Mais vous-même…

— Oui… je me suis emporté… je vous ai suivi dans un chemin de traverse ; retrouvons la grande route. Pour la première fois de ma vie, je me félicite de ce que ces maudites pièces se trouvent entre vos mains.

Kirschmark l’examina pour voir s’il parlait sérieusement.

— Peut-être votre prudence détournera-t-elle le danger qui nous menace.

— Expliquez-vous, au nom du ciel !… Plus de phrases, des faits !

— Soit. Baron, la chose vous touche autant que moi. Le duc et la duchesse de Dinan ne sont pas morts.

— Où vivent-ils ?

— À Paris.

— Connaissez-vous leur demeure ?

— Non, mais je la connaîtrai.

— Bien. On verra, fit Kirschmark avec un geste terrible.

— Attendez…

— Quoi ?… Après tout… que nous importe, mon cher ? Le seul duc de Dinan, c’est vous. Cela a été juridiquement prouvé.

— Attendez, répéta le duc, ce n’est pas tout.

— Vous vous effrayez facilement de fantômes qu’un souffle dissipera.

— Fantômes, oui, mais fantômes vengeurs !

— Allons donc !

— Les deux vieillards ne sont plus seuls, abandonnés, comme jadis.

— Qui les protège ?

— Des amis dévoués, puissants.

— Mais encore ?

— Les deux Kergraz.

— Les Kergraz ?

— Oui. Quelques jours après la mort de leur père, ils ont quitté Cayenne.

— On les a vus à Paris ? demanda anxieusement le banquier.

— Ils y sont.

— Diable !

Et Kirschmark ne sachant plus où donner de la tête, se leva, puis s’assit de nouveau.

— Vous en êtes sûr, duc ?

— Sûr.

— Ah ! vous aviez raison ; la terre tremble sous nos pieds. Que faire ?

— Attendez donc.

— Encore ?

— Il y a autre chose.

— Mort de ma vie ! vous vous moquez de moi, hurla Kirschmark, hors de lui.

— Je le voudrais bien, mon bon ami, repartit froidement le faux duc de Dinan.

— Qu’y a-t-il, voyons, dépêchez ! Vous me faites bouillir le sang.

— Calmez-vous et écoutez.

— Parlez ! parlez ! Qu’est-ce ?

— L’enfant vendue à des bohémiens…

— Encore cela !

— La fille de…

— Silence, donc !… ne nommez personne non plus, vous… achevez… voyons… cette petite ?… cette enfant ?…

— Cette enfant vendue par l’entremise de…

— Oui… oui… Après ?

— Elle est à Paris.

— Aussi ! C’est impossible !

— L’homme que vous savez l’a vue !

— Et il n’a rien fait ?

— Rien.

— Pourquoi ?

— Il a perdu sa trace.

— Le diable s’en mêle ! murmura rageusement le baron de Kirschmark, qui allait de long en large d’un bout de la chambre à l’autre, en proie à une agitation invincible.

Le duc, renversé sur le dossier de son fauteuil, suivait en dessous tous les mouvements de son complice.

— Mort de ma vie ! Des mesures si bien prises ! murmurait ce dernier.

— Des demi-mesures seulement.

— Comment ?

— Sans doute.

— Je ne vous comprends pas.

— C’est bien simple, pourtant ; mon cher baron, dans les circonstances sérieuses de la vie, il ne faut se laisser arrêter par aucune considération.

— Vous voulez dire ?…

— Que nous avons eu le cœur trop tendre. Vous le savez comme moi. Les morts seuls ne reviennent pas ; ne parlent, ne trahissent pas.

— Oh ! si c’était à recommencer ! dit Kirschmark en serrant les poings.


— Nous le jurons, dirent-ils tous les deux.

— Ce qui est fait est fait, nous n’y pouvons rien.

— Mort de ma vie ! je le sais bien ! Est-ce tout ce que vous avez à m’annoncer, oiseau de mauvais augure que vous êtes ? demanda le banquier à son complice.

— Vous vous doutez bien que non, mon pauvre ami.

Kirschmark laissa échapper un éclat de rire plein d’amertume et lui répondit :

— Allez ! allez ! pendant que vous y êtes !…

— Ne riez pas, baron ; je vous le jure, il n’y a pas de quoi rire.

— Je vous trouve charmant, mon cher général. Vous me cassez bras et jambes, puis, quand vous me voyez couché par terre tout de mon long, vous me criez : Casse-cou !

— C’est à peu près cela, fit ironiquement le faux duc de Dinan ; seulement…

— Seulement quoi ?

— Seulement, vous feriez mieux de m’écouter et de m’interroger, plutôt que de bavarder comme une vieille femme ?

— Merci. Voyons, qu’y a-t-il encore ?

— Avez-vous entendu parler d’une redoutable association, que les polices de tous les États de l’Europe cherchent vainement à découvrir et à détruire ?

— L’association des Invisibles ! dit le baron avec un tressaillement de terreur.

— Précisément.

— Eh bien ! qu’y a-t-il de commun entre nous et les Invisibles ?

— Rien…

— Ah ! vous le voyez…

— Et tout.

— Ce qui signifie ?

— Que les Invisibles se sont constitués les auxiliaires de nos ennemis.

— Vous avez des preuves ? demanda Kirschmark, en proie à une agitation extrême.

— En mains.

— Depuis longtemps ?

— Depuis ce matin.

— Il fallait m’avertir sur-le-champ.

— Ne vous ai-je pas donné rendez-vous dans ce but ?

— Oui… pardon !… Qui vous a remis ces preuves ?

— L’homme qui mieux que personne pouvait se les procurer ; celui dont plusieurs fois déjà nous nous sommes servis.

— Monsieur Jules.

— Monsieur Jules, oui, qui possède trop de secrets nous concernant.

— C’est vrai. Comment a-t-il découvert ?…

— Qu’importent les moyens employés par lui ? Il a découvert l’alliance de nos ennemis mortels, les Dinan, avec ces condottieri invisibles, insaisissables. N’en demandons pas plus.

— Si cela est…, s’écria le baron avec un profond accablement, si cela est…

— N’en doutez pas.

— Je ne vois pas trop comment nous nous tirerons de là.

— Vous êtes homme de ressource ; cherchez, baron, et vous trouverez.

— Je ne trouverai rien, duc ; c’est la première fois que je m’incline devant une situation difficile. N’ayant que la famille des Kerouartz contre nous, j’aurais lutté, j’aurais vaincu avec votre aide. Mais que faire contre ces démons qui sont partout et qu’on ne trouve nulle part, dont le bras s’étend sur toutes les parties du globe, qu’on ne peut fuir ni attaquer ? Que faire ? que faire ?

La porte de la chambre s’ouvrit brusquement.

Une femme parut sur le seuil.

Cette femme, enveloppée dans les plis d’un long burnous blanc, avait le visage recouvert d’un voile épais.

À la demande deux fois répétée du baron de Kirschmark, elle répondit ce seul mot :

— M’écouter.

Les deux hommes se retournèrent effarés.

Le banquier n’eut pas la force de se lever sur ses jambes tremblantes, tant la commotion reçue par lui et provenant de cette intervention imprévue avait été violente.

L’ancien soldat bondit vers l’inconnue et mit la main sur la crosse de ses pistolets.

L’inconnue l’arrêta d’un geste empreint d’une suprême autorité.

— Monsieur le duc de Dinan, revenez à vous ! lui dit-elle.

— Qui êtes-vous ? lui demanda-t-il d’une voix rauque.

— Votre alliée.

— Que voulez-vous ?

— Vous sauver.

Le général la regardait avec stupeur.

Kirschmark, qui cherchait à se remettre de son effroi, dit timidement :

— Comment madame s’est-elle introduite ici ?

— J’y suis, cela doit vous suffire, mon cher baron.

— Montrez-nous votre visage, au moins. Retirez ce double voile.

— Vous me connaîtrez plus tard… à l’œuvre.

— Enfin, que prétendez-vous exiger de nous ? interrogea impatiemment le général.

— Je vous l’ai dit, je prétends vous servir dans vos projets.

— Et ?…

— Et j’exige votre concours le plus actif pour mener ces projets à bonne fin.

— Vous savez donc ?…

— Tout. J’ai entendu votre entretien depuis le premier jusqu’au dernier mot.

Les deux hommes se consultèrent du regard.

Elle continua sans prendre garde aux signes qu’ils se faisaient :

— Vous n’avez plus de secrets pour moi. Une dernière fois, je vous propose mon aide et mon alliance.

— Et si nous refusons ?

— Vous aurez une ennemie de plus acharnée à votre perte, articula-t-elle nettement.

Tout en causant avec l’inconnue, le duc de Dinan avait manœuvré de manière à se placer entre elle et la porte, à lui couper la retraite.

Il y était parvenu.

Aussi, en réponse à sa dernière menace, il lui dit avec ironie :

— Vous ne serez ni pour ni contre nous, ma belle.

Et il arma ses pistolets à double canon.

L’inconnue ne se retourna même pas.

Seulement, saisissant un petit sifflet attaché à sa ceinture, elle en tira un son aigu, qui ne laissa pas d’étonner les deux vieux scélérats auxquels elle avait affaire.

Alors, voici ce qui advint :

Les fenêtres et les portes de la salle basse dans laquelle tout cela venait de se dire, s’ouvrirent en même temps, livrant passage à une vingtaine de masques armés jusqu’aux dents.

Les nouveaux venus se ruèrent sur les deux hommes ébahis.

Deux secondes après, le faux duc de Dinan et le baron de Kirschmark gisaient renversés sur le sol, et mis dans l’impossibilité absolue de se défendre.

Tout ce que nous racontons là s’était passé en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour l’écrire.

Les deux complices s’étaient à peine rendu compte de cette attaque, que déjà les genoux de leurs adversaires fantastiques pesaient sur leur poitrine.

— Assez ! cria l’inconnue. Attendez.

Les hommes masqués demeurèrent immobiles, les yeux fixés sur leur maîtresse.

Elle reprit, en s’adressant à ses deux prisonniers :

— Eh bien ! messieurs, votre choix est-il fait ?

— Oui.

— Parlez.

— Nous refusons votre alliance, dit le général, qui se secouait comme un taureau sauvage.

— C’est franc et brave.

— Et bête ! grommela Kirschmark.

— Mais, ajouta-t-elle, c’est bien imprudent. Pourquoi refusez-vous, duc ?

— Parce que dans la position où nous nous trouvons, il est indigne d’un homme de cœur d’engager sa parole.

L’inconnue fit un geste.

Aussi rapides dans leurs évolutions de retraite que dans leur apparition soudaine, les hommes masqués disparurent par les baies de la salle, au grand étonnement du duc et du baron.

— Relevez-vous, et répondez-moi.

Ils obéirent.

— Nous acceptons votre alliance, s’écria le baron.

— Vous, bien ! mais M. le duc de Dinan ?

— Je me porte garant pour lui.

— Pour surcroît de précaution, ajouta l’inconnue après avoir détaché un crucifix suspendu à la muraille, jurez de m’être fidèles…

— Nous le jurons, dirent-ils tous les deux.

— Ce n’est pas tout.

— Aïe ! aïe ! pensa le baron.

— Vous jurez encore de ne jamais chercher à me connaître…

— Jamais ! c’est long,

— Tant qu’il me conviendra de conserver mon incognito.

— Nous le jurons ! répétèrent les deux hommes.

— Sur cette croix ?

— Sur Dieu.

— Vous êtes Bretons, je me fie à votre parole, à votre serment !

— Nous n’y avons jamais manqué, repartit fièrement le baron.

— Jamais ! c’est beaucoup dire ! riposta l’inconnue avec malice. Mais le temps presse ! l’ennemi approche, soyez sur vos gardes ; l’action va s’engager.

— L’action ? mais n’est-elle pas engagée depuis…

— Silence, baron.

— Je me tais.

— Et suivez-moi.

— Où cela ?

— Vous le saurez tout à l’heure.

— Pourquoi ne pas demeurer dans cette salle ?

— Ce serait folie !

— Ne sommes-nous pas gardés par les vôtres ?

— Folie ! vous dis-je, folie !

Les deux hommes se virent complètement subjugués par l’ascendant de cette créature extraordinaire.

Elle avait dit :

— Suivez-moi !

Ils la suivirent.

Ils quittèrent la chambre derrière elle.

À peine l’avaient-ils quittée, que Brigitte la vieille servante rentra accompagnée d’un homme et d’une jeune femme.

L’homme était le vieux sergent, le père Pinson.

La jeune femme s’appelait Edmée, petite-fille du comte de Kérouartz, duc de Dinan.

C’est du vrai comte de Dinan que nous entendons parler à nos lecteurs.