Les invisibles de Paris (Aimard)/II-2/VI

Roy et Geffroy (p. 334-344).
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VI

OÙ L’HONNÊTE MACHURÉ REVIENT SUR L’EAU

Rosette continua son récit.

— Nous avions deux places de rotonde.

« C’étaient les moins chères ; les banquettes n’étaient même pas rembourrées en noyaux de pêches.

« Mais peu nous importait.

« Pâques-Fleuries et moi, nous nous sentions rendues à nous-mêmes. L’avenir nous apparaissait couleur de rose.

« L’argent que nous emportions nous donnait le temps de nous retourner, et, industrieuses comme nous l’étions, nous ne doutions pas qu’avant peu les alouettes ne tombassent toutes rôties dans nos assiettes.

« La femme du geôlier nous avait recommandées au conducteur, qui, à chaque relais, venait s’informer si tout marchait à nos souhaits.

« Au départ nous nous trouvâmes seules dans la rotonde.

« Le conducteur sonna la trompette du départ. Le cocher enleva ses vigoureuses bêtes en les enveloppant d’un coup de fouet, et la diligence partit au triple galop.

« Nous étions libres !

« Tout nous semblait charmant.

« Les arbres, les prés, les champs, faisaient miroiter à nos yeux éblouis toutes les beautés de la nature.

« Notre premier mouvement fut de nous jeter dans les bras l’une de l’autre et de remercier le Seigneur, qui nous permettait de recommencer la vie ensemble.

« Cette joie passée, chacune de nous se recueillit dans son coin, Pâques-Fleuries pensant à ses morts chéris ; moi, je me souvenais que toute petite je m’étais déjà vue emporter ainsi par des chevaux dévorant une grande route.

« Je me disais à part moi :

« — Qui sait ? chacun de ces tours de roue te rapproche peut-être d’une mère ou d’un père qu’une nécessité a contraints à se séparer de toi !

« Ah ! j’avais oublié de vous dire, ajouta Rosette, qu’au terme fixé par l’homme masqué à Jean Vadrouille, ce dernier reçut exactement les deux cents louis, prix de ses soins et de mon entretien.

« Ce second payement me fut une preuve qu’on ne me perdait pas de vue, et tout me porte à croire que, jusque dans notre prison, une main puissante avait veillé sur moi.

« La lourde voiture s’arrêta au premier relais.

« On changea les chevaux.

« Puis on se remit en route.

« Je vous passe sous silence les mille détails d’un voyage en diligence ; il n’est pas un de vous, messieurs, qui ne les connaisse depuis Pater jusqu’à Amen.

« Tout marcha comme d’ordinaire.

« Au relais de Saverne, la fatigue nous prit ; Pâques-Fleuries s’endormit.

« Je voulus résister au sommeil, qui m’envahissait aussi.

« Mais, vous le savez, rien de contagieux comme un bon où un mauvais exemple, dans un étroit espace comme celui-là, et le repos le plus absolu succédant aux secousses du voyage.

« Au lieu de descendre pour manger à la même table d’hôte que les autres voyageurs, nous avions un petit panier de provisions ; je ne pris même pas la peine de l’ouvrir, et, fermant les yeux comme ma sœur, comme elle je m’endormis.

« À notre départ de Saverne, le bruit des roues et le trot des chevaux nous réveillèrent.

« Nous n’étions plus seules.

« Une troisième personne venait de monter dans la rotonde. Cette troisième personne était un voyageur d’une quarantaine d’années, à l’aspect bourgeois, honnête et tranquille.

« Nous lui laissâmes la banquette de droite.

« Pâques-Fleuries vint s’asseoir près de moi.

« Jusqu’à Lutzelbourg, ce nouveau venu se tint dans le mutisme le plus complet ; puis, s’ennuyant sans doute, il nous adressa la parole, nous questionna, et comme nous n’avions rien à lui cacher, il apprit facilement tout ce qui nous concernait.

« Il eut l’air de s’intéresser à nous.

« Comme, jusqu’à ce moment, nous n’avions eu qu’à nous louer de tous les gens qui s’étaient occupés de nous et de nos affaires, nous donnâmes tête baissée dans la curiosité de cet homme au visage bonasse, auquel on aurait accordé le bon Dieu sans confession.

« Mal nous en advint plus tard.

« Arrivés à Sarrebourg, cet homme nous dit :

« — Mes chères enfants, vous avez bien du bonheur de m’avoir rencontré. Voici mon adresse à Paris. Venez me voir. Je serai à Paris, chez moi, dans trois semaines au plus tard. Je vous aiderai à éviter tous les dangers, tous les mauvais pas qui se trouvent à chaque coin de rue sous les petits pieds de deux jeunesses comme vous.

« Il nous donna son adresse, qu’il écrivit sur un morceau de papier graisseux contenu dans un volumineux portefeuille.

« — Vous irez rue de la Cité, numéro 22 ; vous demanderez M. Charbonneau, et vous verrez que vous n’aurez pas à vous en repentir. Je suis forcé de m’arrêter à Sarrebourg ; vous m’en voyez désolé.

« Il descendit.

« Nous le remerciions du mieux qu’il nous était possible ; alors, faisant semblant de revenir sur ses pas :

« — Que je suis étourdi ! s’écria-t-il. J’oublie que vous ne serez guère libres de votre temps, si, comme, vous en avez l’intention, vous entrez dans un magasin de fleuriste. Dites-moi à quelle adresse vous descendrez, et soyez tranquilles, c’est moi qui, le premier, irai chercher de vos nouvelles.

« Nous entrions dans la vie, nous ne savions rien, nous ne nous méfiions de personne, nous lui donnâmes le renseignement et l’adresse qu’il nous demandait, heureuses d’avoir acquis un protecteur, un ami de plus.

« Le reste du voyage s’effectua sans que nul accident, nulle rencontre vînt en troubler la monotonie.

« Enfin, nous nous trouvions à Paris.

« La femme du geôlier nous avait remis une lettre à l’adresse d’un commerçant du faubourg Saint-Martin, qui travaillait pour l’exportation.

« Il occupait plus de trente ouvrières.

« Il nous mit toutes les deux dans le même atelier, et nous donna trente sous par jour, à chacune.

« Avec ce que nous possédions déjà, c’était plus qu’il ne fallait pour que nous puissions installer notre petit ménage.

« Àcette époque-là, nous ne faisions pas les fières, et au lieu d’avoir chacune un appartement complet, dit Rosette en riant, nous nous contentions de la même mansarde et du même lit.

« Tout alla bien pendant près d’une année.

« Nous avions eu, un mois après notre arrivée à Paris, la visite de notre compagnon de voyage ; nous le reçûmes aussi gracieusement que possible mais comme, tous comptes faits, Pâques-Fleuries ne se souciait pas plus qui moi de cultiver sa connaissance, il en fut pour ses premiers frais d’amabilité et de protection.

« Au magasin, on nous avait appris déjà à nous méfier des vieillards qui s’intéressent subitement aux jeunes filles de quinze et seize ans.

— Est-ce pour moi que vous parlez ? interrompit en riant M. Lenoir.

— Non ; vous n’êtes pas vieux, d’abord, — et puis nous n’avons plus quinze ans, répondit Rosette. Aujourd’hui ce ne serait plus si facile de nous mettre dedans. Cinq années de Paris, mon bon monsieur Lenoir, mûrissent joliment le cerveau. On peut bien avoir peur de nous, mais, ma sœur et moi nous ne craignons personne.

« Tout en n’acceptant pas les propositions honnêtes de M. Charbonneau qui, en dehors de ses politesses du dimanche, toujours refusées, nous offrait des places plus lucratives, peu à peu il nous fut impossible de ne pas reconnaître que ce brave homme ne voulait que notre bien.

« Aussi nous départîmes-nous à la longue de notre sévérité. Un samedi soir, il nous attendit à la sortie du magasin.

« Il tombait de l’eau à torrents.

« Nous étions sans parapluie.

« Une voiture passait. M. Charbonneau nous força d’y monter.

« Un refus eût été ridicule.

« Nous n’avions vraiment pas une seule raison à lui opposer.

« C’était la veille du terme, le 7 avril.

« Une fois dans la voiture :

« — Où faut-il vous conduire ? demanda-t-il.


Un cri de surprise s’échappa de ma bouche : derrière l’arbre gisait une petite fille.

« — Chez nous.

« — Avez-vous dîné ?

« — Non, nous mangeons en rentrant.

« — Comme cela se trouve bien !

« Et ouvrant la fenêtre de la portière, il cria au cocher : — Rue du Marché-au-Chevaux, numéro 33.

« — Comment ? qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Pâques-Fleuries, Cocher, arrêtez… Je veux descendre.

« Mais la pluie redoublait, le cocher fouetta ses rosses, qui filèrent le moins lentement possible.

« — Où nous conduisez-vous ? dis-je à M. Charbonneau.

« Celui-ci, riant aux éclats, nous répondit :

« — Hé ! là ! mes chères enfants. Qu’avez-vous ? Que craignez-vous ? J’ai promis à une excellente dame de mes amies de vous amener un jour chez elle. Je suis invité à dîner aujourd’hui même. Vous êtes à jeun, en costume de travail, ce qui est la plus belle parure pour deux jeunes filles comme vous je vous conduis chez elle, vous faites connaissance, et tout va pour le mieux. Soyez sûres que vous n’aurez pas sujet de vous repentir de votre visite.

« — Nous ne pouvons, nous ne voulons pas y aller, fit Pâques-Fleuries.

« Mais j’eus l’imprudence d’ajouter :

« — Quelle est cette dame ?

« Et le Charbonneau, saisissant la balle au bond, ne fit pas attention à la sage réponse de ma sœur, et me dit :

« — Mme Machuré est la meilleure personne que je connaisse. Elle est dame de charité de sa paroisse. Toute sa vie se passe en bonnes œuvres. Elle m’a entendu parler de vous dans des termes tels qu’il m’est impossible de l’empêcher d’aller chez vous, si vous ne venez pas chez elle. Tout son désir est de vous être utile, de vous établir pour votre propre compte, enfin de…

« La voiture roulait toujours, et il pleuvait de plus belle.

« Je regardai Pâques-Fleuries, et j’allais lui dire timidement :

« — Au fait, que risquons-nous ?

« Mais, sans répondre un mot, elle était parvenue à ouvrir la portière de gauche, elle sautait dans la rue.

« Agile comme une couleuvre, je me dégageai des mains de M. Charbonneau, qui essayait de me retenir en criant :

« — Votre sœur est folle ! Restez… je vais vous reconduire chez vous. Dites-lui de remonter… vous allez attraper une fluxion de poitrine !

« Et en deux bonds j’eus rattrapé Pâques-Fleuries, qui, sans se soucier de la pluie, et sûre que je l’aurais rejointe avant peu, m’attendait, plantée immobile sur le trottoir.

« Sans écouter les supplications de M. Charbonneau, qui nous jurait ses grands dieux qu’il n’avait pas de mauvaises intentions, nous retournâmes sur nos pas, et, trempées des pieds à la tête, nous rentrâmes chez nous.

« Pressées de nous changer de vêtements, il ne nous fallut pas une demi-minute pour grimper à notre sixième étage.

« Pâques-Fleuries tira sa clef.

« Elle la mit dans la serrure.

« La porte ne s’ouvrit pas.

« En même temps, à travers l’interstice du sol et du bas de la porte, je vis briller une lumière.

« Au bruit que fit Pâques-Fleuries en cherchant à introduire sa clef, la lumière disparut.

« Tout cela fut l’affaire d’un instant.

« Je ne m’en rendis compte que plus tard.

« — Maladroite ! dis-je à ma sœur, donne-moi la clef.

« J’essayai d’ouvrir à mon tour.

« Le pêne tint bon.

« Il y avait un clou dans la serrure.

« Je fis une pesée sur la porte.

« Celle de notre mansarde n’était pas autrement solide, elle ne résista que pour la forme.

« Nous entrâmes.

« Ce qui frappa tout d’abord nos regards fut l’ouverture de notre fenêtre à tabatière que nous avions pris le soin de fermer le matin, avant de partir pour notre travail.

« L’eau entrait dans la chambre tout comme si elle en avait eu l’habitude.

« Pendant que Pâques-Fleuries se pressait et se dépêchait de fermer la fenêtre, j’allumai une allumette et je me dirigeai vers la cheminée, où se trouvait notre bougeoir.

« La chandelle que ce bougeoir contenait fumait encore.

« On venait d’en éteindre la mèche.

« Tout s’expliquait.

« Nous étions dévalisées, et le voleur, surpris par notre retour inattendu, venait de se sauver par la fenêtre qui donnait sur les toits.

« — L’affreux homme que nous quittons est le complice de ce vol, me dit Pâques-Fleuries.

« Je le croyais comme elle.

« Mais aucune preuve n’existait contre lui.

« Que faire ?

« On nous avait tout pris, le peu d’argent qui nous restait, nos vêtements, notre linge.

« Nous étions plus pauvres que le jour de notre arrivée à Strasbourg.

« Il nous restait notre place pour toute ressource, et le lendemain c’était le jour du terme.

« Pour comble de misère, quand, le lendemain, nous arrivâmes au magasin avec la résolution de tout raconter à notre patron, dont la générosité ne pouvait nous faire défaut, le chef d’atelier nous barra le passage et nous conduisit à la caisse.

« On nous paya notre semaine et on nous pria de ne plus revenir à l’atelier ; autrement dit, on nous chassa.

« La veille, le patron nous avait vues montant en voiture avec M. Charbonneau, et une lettre anonyme qu’il avait reçue le matin même lui donnait les plus détestables explications sur l’emploi de notre soirée.

« Or notre patron était un homme très normal.

« Et puis, il faut bien l’ajouter aussi, de temps à autre il avait essayé, avec perte, de prendre quelques légères privautés avec Pâques-Fleuries, qui l’avait remis à sa place le plus doucement du monde.

« L’honnête commerçant n’avait plus recommencé.

« Il avait même profité de cela pour faire des compliments à ma sœur sur sa tenue et sur sa réserve.

« Mais il attendait l’heure de sa revanche, et cette heure ayant sonné, il s’empressa de nous payer le capital et les intérêts de sa rancune tout à la fois.

« Notre terme payé péniblement, il ne nous restait pas un centime.

« Force fut de chercher de l’ouvrage.

« Pendant huit jours, nous fîmes tous les magasins, tous les ateliers du quartier.

« Partout on nous demanda d’où nous sortions.

« Sur notre réponse, on allait aux renseignements, et notre ancien patron les donnant plus que médiocres, on nous éconduisait comme des coureuses ou des filles de mauvaise vie.

« Ce fut dur, allez !

« Un matin, que nous mangions pour deux sous de pain et un sou de lait, la moitié de notre avoir, on frappa à la porte de notre mansarde.

« J’ouvris, continua Rosette.

« Entra le concierge, qui montait une lettre.

« Nos trois sous, notre dîner du soir, y passèrent.

« Mais en ouvrant cette lettre et en lisant, Pâques-Fleuries poussa un cri de joie.

« C’était de l’ouvrage qu’on nous proposait.

« — Qui cela ? demandai-je.

« — Une madame Machuré.

« — La dame dont nous a parlé M. Charbonneau.

« — Oui ! me répondit tristement Pâques-Fleuries, qui avait oublié ce détail.

« — Qu’importe ?

« — Oh ! je n’irai pas, me dit-elle en tressaillant.

« — J’irai, moi, lui répondis-je. Il ne peut rien nous arriver de pis que de mourir de faim, et d’ailleurs, qui sait ? nous nous sommes peut-être abusées sur les intentions de cet homme.

« — Tu cherches à me tromper… tu te trompes toi-même, chère sœur, fit Pâques-Fleuries… Nous n’avons pas d’illusions à nous faire… Tout ce qui vient de cet homme ne peut être que nuisible ou déshonorant… Tu n’iras pas chez cette femme.

« — Si.

« — Tu es bien décidée ?

« — Je suis décidée à ne pas te voir souffrir plus longtemps de la misère et de la faim.

« — Soit ; alors, nous irons toutes les deux.

« Une heure après nous étions chez Mme Machuré, rue du Marché-aux-Chevaux, n° 33.

« La prétendue dame de charité de M. Charbonneau n’était pas autre chose qu’une marchande, revendeuse à la toilette

« Mais, à tout bien considérer, cela nous importait peu.

« Pourvu qu’elle nous donnât de l’ouvrage, nous n’avions pas à nous gendarmer.

« Elle n’y manqua pas.

« Pendant un certain temps, le travail qu’elle nous donnait à faire et qu’elle rétribuait le plus faiblement possible, nous porta à croire qu’elle n’avait aucune idée sur nous, en dehors des fleurs à monter et des dentelles à raccommoder.

« Pâques-Fleuries brode comme un ange ; elle s’occupait des dentelles ; moi, je montais les fleurs.

« Je ne sais faire que cela.

« Nous gagnions juste de quoi vivre.

« Pâques-Fleuries tomba malade.

« Ce fut le dernier coup.

« En soignant ma sœur, je mis les morceaux doubles, et je fis des fleurs vingt-deux heures sur vingt-quatre.

« Tu as beau dire, fit Rosette en se tournant vers Pâques-Fleuries, le travail ne console pas de tout. J’étais joliment inquiète, tout en montant des fleurs gaies comme les roses, les bluets et les coquelicots.

« Le médecin venait deux fois par jour.

« Cette chère bête-là avait attrapé une affreuse fluxion de poitrine.

« — Il faut la conduire à l’hôpital, me conseilla le médecin.

« — Jamais, lui répondis-je, tant que je serai debout.

« — Oui, mais vous ne serez pas longtemps sur pied, s’il vous faut continuer à la fois et votre métier d’ouvrière et celui de garde-malade.

« Je sentais que le médecin avait raison.

« Un matin que Pâques-Fleuries dormait profondément, je courus chez Mme Machuré.

« Comme nous ne travaillions que pour elle, je ne pouvais guère m’adresser qu’à elle.

« Je la trouvai dans son arrière-boutique, en tête-à-tête avec son ami Charbonneau.

« Je lui racontai tout en lui livrant son ouvrage.

« Celui-ci fit mine de s’intéresser à notre malheur ; il me reprocha de ne pas avoir songé à lui, il mit sa bourse à ma disposition.

« J’allais accepter.

« Mais je réfléchis que ma chère malade ne me l’aurait pas pardonné.

« Je refusai.

« Alors il fit un signe à Mme Machuré.

« Ce signe ne m’échappa point, je l’aperçus dans un petit miroir, mais je pensai que le Charbonneau, ne pouvant me faire accepter directement ses secours, saisissait ce moyen détourné de me venir en aide.

« Franchement, je ne me sentais pas en droit de résister plus longtemps.

« J’écoutai la revendeuse.

« Elle m’offrit quarante francs d’avance.

« Quarante francs ! c’était là santé pour Pâques-Fleuries, la vie pour elle et pour moi.

« — Que faut-il faire pour m’acquitter ?

« — Voici un cachemire à rassortir, me répondit-elle, et reborder. Êtes-vous capable de le faire ?

« — Oui.

« Elle m’aurait demandé de faire une paire de bottes à l’écuyère que je lui aurais tout aussi bien répondu : oui. Le plus clair de mon histoire était que je n’en connaissais pas le premier point.

« — Quand faudra-t-il vous le rapporter ?

« — Dans huit jours.

« — Vous l’aurez.

« J’allais me retirer en la remerciant, en la bénissant presque, l’horrible mégère, quand, sans avoir l’air d’attacher la moindre importance à ses paroles, faisant semblant d’obéir à une idée qui lui poussait instantanément, elle ajouta :

« — Ah ! mais, au fait, ma petite, vous demeurez loin d’ici, vous ?

« — Assez loin, mais…

« — Eh bien ! c’est aujourd’hui lundi, n’est-ce pas ?

« — Lundi, oui, madame.

« — Vous aurez fini ça lundi prochain ?

« — Certainement, soyez tranquille.

« — Oh ! je sais… vous êtes exacte. Lundi en huit rapportez ça, non pas à ma boutique, mais chez la dame à laquelle le châle appartient.

« — Le nom de cette dame ?

« — La baronne de Marck.

« — Son adresse ?

« — Rue Moncey, n° 3.

« — C’est convenu.

« Et je partis, après l’avoir remerciée de nouveau, et après avoir salué M. Charbonneau, sur les lèvres duquel apparaissait un sourire béat.

« L’amitié me fit accomplir un prodige.

« En huit jours, avec les conseils de ma sœur, qui se leva et entra en convalescence, je réparai le cachemire.

« Aussi, vous ne pouvez vous imaginer de quel cœur satisfait je portai mon travail au n° 3 de la rue Moncey.

« Je sonnai à une porte cochère donnant sur une vaste cour.

« Le concierge m’ouvrit. Je demandai la baronne de Mark. On me répondit qu’elle était sortie.

« Après avoir laissé le châle, je me retirai.

« Le soir même, nous recevions un mot dans lequel Mme la baronne m’engageait à passer chez elle sans retard, pour une commande très pressée.

« Elle était enchantée de mon travail, et désirait me faire, m’écrivait son secrétaire, une proposition des plus avantageuses.

« Pâques-Fleuries, qui sortait déjà depuis deux jours, voulut m’accompagner.

« À huit heures, nous étions introduites dans un petit salon très élégant de l’hôtel de la rue Moncey.

« Cet hôtel, situé entre cour et jardin, se trouvait loin de toute habitation.

« Pour une femme seule, une veuve, ainsi que me l’avait raconté Mme Machuré, c’était une singulière demeure.

« Enfin nous attendions.

« Au bout de cinq minutes, une porte s’ouvrit et une femme parut.

« Nous nous levâmes, croyant que c’était la maîtresse du logis.

« Point.

« C’était la Machuré.

« — Tiens ! vous êtes venues deux, mes petites chattes ! fut sa première phrase.

« — Oui, madame, répondit ma sœur. Le soir, nous ne sortons jamais seules.

« — Il n’y a pas de mal. Et au fait, je crois que vous avez eu raison d’arriver deux. La baronne a justement avec elle un ami.

« — Un… m’écriai-je étonnée.

« — Une amie, ajouta-t-elle en se reprenant… Une amie qui ne sera peut-être pas fâchée de se trouver de la partie.

« — De la partie ?… de quelle partie ? dit Pâques-Fleuries.

« — Ah ! çà, mes bonnes petites, vous êtes donc aveugles comme des taupes et naïves comme les champs ? Quoi ! vous roulez Paris et ses faubourgs depuis plus de quatre à cinq ans, vous n’avez pas compris que je vous voulais du bien et que, sous aucun prétexte, je ne vous laisserais croupir dans votre mansarde et dans votre misère ? Allons ! mes chères biches, plantez-moi là vos souliers à deux francs cinquante et vos caracos rapiécés, crachez sur les correspondances d’omnibus et sur les chandelles des six ; voici l’heure des bottines de satin et des mantelets de velours, je vous offre un huit-ressorts de chez Binder et des bougies de toutes les couleurs.

« Et comme nous demeurions stupides d’étonnement et presque d’effroi, elle continua :

« — J’aurais pu prendre des mitaines et vous préparer peu à peu à vos salons dorés et à vos loges des premières, mais, bast ! la vie est courte et vous n’êtes pas des buses. Il n’y a pas plus de baronne de Marck que dans mon œil. Dites un mot, faites un geste, deux femmes de chambre vont vous débarbouiller, vous décrasser en un tour de main, et de deux malpropres grisettes que vous êtes, elles feront les deux femmes les plus élégantes de tout Paris. Allons, voyons, pas de grimaces, pas de manières, et ma baronne, qui est un vrai baron de la plus belle venue, vous offrira un dîner soupatoire, comme on n’en a encore servi que dans les contes des Mille et une Nuits.

« Nous nous regardions, ma sœur et moi, comme si nous sortions toutes les deux du même mauvais rêve.

« La foudre fût tombée à nos pieds, en ce moment, qu’elle ne nous eût pas tirées de notre stupéfaction.

La hideuse vieille nous examinait en riant, sûre de son affaire, peu étonnée de nos hésitations, convaincue de notre consentement.

« — Allons-nous-en ! me dit Pâques-Fleuries.

« Elle se leva et se dirigea vers la porte par laquelle nous avions pénétré dans ce salon.

« Je la suivis.

« La Machuré souriait de plus en plus.

« — Bon ! murmurait-elle entre ses deux gencives dépourvues de dents, je les croyais plus fortes ! Enfin ! cela viendra ! cela viendra !

« Au moment où Pâques-Fleuries mettait la main sur le bouton de la porte, on tira un verrou au dehors.

« Nous étions prisonnières.

« — Ah ! c’est un piège ! m’écriai-je, tout en cherchant autour de moi une issue, une chance de nous échapper.

« Derrière la jeune fille, il y a la bohémienne, en moi.

« Or, l’émotion de la jeune fille une fois surmontée, la volonté, la ruse de la bohémienne prennent le dessus.

« Vous verrez que dans la circonstance actuelle l’énergie ne me manqua pas.

« En entendant le bruit du verrou qu’on tirait, Pâques-Fleuries se rapprocha de moi, et m’entourant la taille d’un de ses bras, elle étendit l’autre vers la Machuré.

« — Ordonnez qu’on nous ouvre cette porte ! fit-elle avec un geste de reine.

« — Celle-là, non, répondit la mégère ; celle-ci, oui !

« Et, frappant des mains, elle cria :

« — Entrez, baron !