Roy et Geffroy (p. 70-79).
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V

CE QUE PEUT CACHER UN MANTEAU VÉNITIEN

C’était le plus beau moment de la fête donnée par le comte de Warrens.

À l’extrémité du jardin d’hiver se trouvait un kiosque, si bien dissimulé par les massifs de verdure et les bosquets touffus, qu’un promeneur indifférent aurait passé et repassé plusieurs fois autour de lui sans en soupçonner l’existence.

Ce kiosque et le jardin d’hiver occupaient le milieu du parc.

Il se composait d’un rez-de-chaussée.

À la porte de ce rez-de-chaussée se tenait un personnage en costume de magicien, lequel laissa entrer successivement sept dominos, qui lui donnèrent tous les sept le même mot d’ordre.

Puis, le septième entré, il referma la porte, traîna un lourd sofa qu’il mit en travers, et s’étendit sur ce sofa.

Les sept dominos se trouvaient réunis dans une salle aux tentures sombres, dont la simplicité austère et l’isolement contrastaient, sous tous les rapports, avec les galeries bruyantes et resplendissantes de lumières du corps de logis principal.

Cette salle était assurément une retraite, un lieu d’asile pour certains privilégiés de la maison.

L’orchestre lançait au loin ses valses les plus entraînantes, ses harmonies les plus retentissantes.

Fleurs, parfums, lumières, faisaient un Éden nocturne de cette longue suite de salons merveilleux d’élégance et de richesse.

Pourquoi ces sept dominos avaient-ils fui la joie générale ?

Pourquoi s’étaient-ils glissés, rapides, silencieux, parmi ces deux mille chercheurs de plaisirs ?

Quel motif puissant les obligeait à se parler d’une voix contenue, mesurée, une fois qu’ils s’étaient mis à l’abri des indiscrets et des curieux, dans ce pavillon isolé ?

Que craignaient-ils ?

À chaque instant leurs yeux se tournaient machinalement vers la seule porte donnant accès dans la salle où ils se trouvaient.

Un moment même leurs conversations à voix basse s’arrêtèrent.

On venait de frapper à la porte du kiosque.

On entendit le gardien se lever, déranger le meuble placé par lui devant la porte, ouvrir, donner une réplique et recevoir une réponse.

Quelqu’un entra.

La porte se referma sur le nouveau venu.

Les premiers arrivés se levèrent tous à l’aspect d’un domino bleu qui, étendant vers eux sa main droite, leur montra un anneau sur la pierre duquel étaient gravées les armes de la maison de Warrens, avec la vieille devise au bas : Varia ense ; Tout par l’épée

Ce domino bleu était le président de l’association dont les sept dominos noirs faisaient partie.

— Toutes mes précautions sont prises, messieurs, dit-il, nous n’avons à craindre ni interruption, ni indiscrétion.

Et du geste, il les invita à se rasseoir.

Les masques obéirent.

Seul, le domino bleu demeura debout au milieu du salon.

La demie après trois heures sonna.

— Messieurs, reprit le président, vous êtes exacts, et je vous remercie de votre exactitude. Chacune de nos séances annuelles, chacune de nos réunions préparatoires, quelque petit que soit le nombre des membres qui y assistent, est d’un concours puissant pour l’assemblée générale, qui tient ses assises tous les cinq ans. D’ici à longtemps peut-être, nous ne nous retrouverons pas ensemble, ou bien, si l’heure sonne d’une réunion nouvelle, combien de nous manqueront au rendez-vous ? Combien de nous, tombés sur la brèche, écrasés dans cette lutte incessante soutenue au nom du progrès contre l’obscurantisme, l’ignorance, la routine et tous les maux horribles qui en découlent ?

Un murmure approbatif interrompit l’orateur.

— Avant d’établir le bilan des grandes choses accomplies par nous et les nôtres depuis quatre ans, laissez-moi rappeler en quelques mots l’origine de notre société, si puissante aujourd’hui, puisqu’elle embrasse le monde entier de ses innombrables réseaux, si humble, si faible même dans ses commencements. Nous avons parmi nous deux nouveaux adeptes, c’est pour eux que je désire parler.

Ici — sans qu’il fût besoin de leur en faire la demande — deux dominos se démasquèrent et offrirent aux yeux des six autres les visages loyaux et fiers du baron d’Entragues et du vicomte de Rioban, les deux témoins de M. le comte de Mauclerc, qui, par la force des choses, s’étaient vus obligés de devenir ses adversaires.

Le domino bleu se tourna vers eux.

— Messieurs, dit-il, nous sommes touchés, nous sommes fiers de votre confiance. Mais ce que dans votre courage et dans votre loyauté vous avez cru devoir faire, nos statuts nous le défendent. Le président et une autre personne seule dont il n’est point encore temps de parler, ont le droit de connaître le visage et le nom de chaque initié. Remettez donc vos masques et ne vous étonnez pas que ces messieurs gardent les leurs.

D’Entragues et Rioban remirent leur masques.

— Parlez, fit-on au domino bleu.

Le domino bleu s’inclina, et, étendant le bras vers la pendule qui surmontait un piédouche en chêne noir comme tous les meubles de ce pavillon, il s’exprima ainsi :

— Il y a plus d’un demi-siècle, dans la nuit du 22 au 23 février 1767, à trois heures et demie du matin, cinq hommes, dont plusieurs se connaissaient à peine, se rencontrèrent au seuil d’une misérable hutte, construite par des trappeurs français, sur la lisière d’un défrichement américain.

« Ignorés de leurs concitoyens, sortis à peine de leur obscurité primitive, ces hommes devaient léguer, chacun de son côté, un nom immortel à la postérité.

« Ils se nommaient :

« Georges Washington ;

« Benjamin Franklin ;

« Thaddée Kosciusko ;

« Caritat, marquis de Condorcet ;

« Donatien de Vimeur, marquis de Rochambeau.

« Kosciusko et Condorcet sortaient à peine de pages.

« Le premier avait vingt et un ans, le second vingt-quatre.

« Des trois autres, deux, Washington et Rochambeau, dans toute la force de l’âge, s’inclinaient devant la science et la conscience du grand Franklin.

« Ce dernier, âgé de soixante et un ans, portait aussi vertement sa vieillesse naissante que le souvenir de ses soixante années de vertus. Malgré ses cheveux blancs comme les neiges de l’Himalaya, et les rides profondes creusées par l’étude et par la pensée sur son large front, l’homme tenait encore bon chez lui. Ses yeux brillaient toujours du feu clair et pénétrant de la jeunesse, ses membres n’avaient rien perdu de leur force et de leur élasticité.


L’or, l’argent, le velours, la soie, les fleurs et les diamants miroitaient sous une myriade de bougies.

« On atteignait les mauvais jours du xviiie siècle ; les honteuses orgies de la Régence, surpassées par les débauches de Louis XV, comblaient la mesure. Le vieil édifice monarchique, miné de toutes paris, menaçait ruine. L’univers entier était en gestation. Des grondements souterrains annonçaient l’irruption prochaine des colères populaires et nationales, de la justice humanitaire et universelle.

« Le vieux monde du moyen âge, entamé par Louis XI, démantelé par Richelieu, absorbé par Louis XIV au profit de son orgueil, et désorganisé par Louis XV au profit de ses vices, craquait, croulait de toutes parts. La marée terrible montait, montait encore, montait toujours ; le peuple allait paraître à la surface, surnager, naître à la vie de l’intelligence, toucher terre, prendre pied et créer la société moderne.

« L’heure juste approchait où le principe des nationalités allait se faire reconnaître, où la solidarité humaine allait s’établir sur des bases indestructibles.

« Après nous le déluge ! » avait dit la marquise de Pompadour. « La machine durera toujours autant que moi », répétait sans cesse le roi Louis XV, le Bien-Aimé, entre un éclat de rire à l’adresse de son bon peuple français et une caresse à l’adresse de Cotillon III. Et cela aussi bien dans le palais de Versailles, où personne ne gouvernait, que dans le pavillon de Luciennes, dont il avait nommé le nègre Zamore gouverneur.

« La France allait gaiement au diable, » selon le mot cyniquement vrai de Voltaire, et l’Europe la suivait en chantant.

« Plus grands encore par le cœur que par le génie, les cinq hommes dont nous parlons avaient suivi d’un, regard anxieux la marche rapide du mal. Ils avaient frémi à la vue de cette démoralisation générale qui menaçait d’engloutir à jamais l’humanité tout entière sous le lourd linceul de la barbarie ; ils s’étaient sentis pris d’une immense pitié à la vue des misères effroyables engendrées par un despotisme sans bornes et qui étalaient devant eux leur lèpre hideuse.

« Ils avaient juré de sauver tous ces peuples courbés sous un joug odieux, en les faisant libres d’abord et ensuite en les instruisant à la fraternité et à la solidarité humaine.

« Ils étaient pauvres, isolés, inconnus ; cependant, tout en reconnaissant les difficultés presque insurmontables de leur mission sublime, ils n’hésitèrent pas à la remplir.

« Ils savaient que Dieu marchait avec eux, qu’il les soutiendrait et les ferait vaincre.

« Voilà comment le 22 février 1767, à trois heures et demie du matin, ces cinq hommes, plus grands que les Harmodius et les Aristogiton d’Athènes, que le Brutus de Rome, que les Guillaume Tell et les Meltchtal de la Suisse, — car ce n’était pas un petit peuple mais la famille humaine qu’ils prétendaient régénérer, — se trouvaient réunis dans une pauvre hutte abandonnée, sur la lisière d’un défrichement.

« Là, loin de tous regards profanes, dans le silence de la nuit, à la face du Dieu qui rayonne dans les hautes latitudes du désert, forts parce qu’ils avaient la foi qui renverse les plus grands obstacles, ils posèrent les bases de cette société des Invisibles, conspiration permanente contre l’obscurantisme et l’esclavage, appelée à renouveler le monde, d’après les principes de la solidarité humaine.

« Puis, au lever du soleil, le devoir qu’ils s’étaient imposé rempli, ces cinq hommes se serrèrent une dernière fois la main sur le seuil de cette hutte ignorée, et ils se séparèrent pour ne plus se revoir que bien longtemps après.

« Et l’œuvre gigantesque commença.

« Elle commença partout à la fois, en Europe comme en Asie, en Afrique comme en Amérique, sans que ces apôtres de la pensée s’arrêtassent un seul instant.

« Aujourd’hui le monde qu’ils avaient rêvé se trouve fondé.

« Les peuples ont ouvert les yeux à la lumière, le progrès est né ; nulle puissance ne pourrait maintenant arrêter son essor.

« N’oublions pas, messieurs, le point obscur d’où nous sommes partis.

« Ayons toujours devant nous le but lumineux que nous voulons atteindre pour le bien de l’humanité.

Ici, le bruit de la fête, les accents du bal, dont la joie et l’ivresse allaient croissant, pénétrèrent jusqu’au cœur de ce petit réduit isolé ; l’orateur s’arrêta comme pour laisser passer cette bourrasque de gaietés qui venait se jeter au travers des grands et nobles souvenirs des principes évoqués par sa parole vibrante et sympathique.

Il avait tellement captivé son auditoire, que de ces cœurs émus, de ces lèvres prêtes aux plus violents transports d’admiration, il ne s’échappa ni un mot, ni un murmure.

On attendit.

Au bout de quelques instants, il reprit :

— Redoublons de prudence, messieurs ; la trahison s’est glissée dans nos rangs. Elle fait mieux, elle nous enveloppe. De faux frères, gagnés par nos ennemis, ont parlé. Cette nuit même, plusieurs d’entre vous le savent déjà, deux condamnations terribles, ordonnées par le conseil des chefs, ont été exécutées. Je ne parlerai pas de la première, ce n’est que l’histoire banale d’un misérable perdu de vices, vendant pour une somme plus ou moins forte ce qui lui restait d’honneur.

Un cri d’indignation jaillit de toutes les lèvres.

— Heureusement les projets de ce traître se sont vus déjoués, continua le président. Il est mort frappé dans un duel loyal par un de nos frères tout nouvellement reçu parmi nous. Nous remercions ce frère au nom de l’association, quoi qu’il n’ait fait que strictement son devoir. Mais un fait plus grave s’est produit. Il a exigé une répression immédiate.

« Le chef principal, le chef suprême de notre société, celui que nous-mêmes nous surnommons l’Invisible, nul de nous ne l’ayant vu ni ne le connaissant, l’Invisible devait assister à cette séance. La nouvelle m’en avait été envoyée ces jours derniers. Il arrivait d’Amérique dans le but de nous faire une communication de la plus haute importance.

« Ce soir, à six heures, l’Invisible a été arrêté, retenu par l’ordre du gouvernement espagnol, qui le garde prisonnier à Irun.

« On le surveillait depuis douze jours qu’il était débarqué au Passage.

« Notre chef, mis dans l’impossibilité d’agir, un espion, expédié en son lieu et place, devait se présenter à la réunion, surprendre nos secrets, nous envelopper tous dans un coup de filet immense, nous livrer et ruiner une grande partie de nos projets.

« Cet espion, suivi par un des nôtres depuis la frontière d’Espagne, est arrivé à minuit et quart à Paris. À minuit et demi, justice était faite !

« Nous sommes donc encore une fois hors de péril.

« Mais le but de notre réunion ne sera pas atteint, puisque celui qui devait nous apporter certains renseignements indispensables ne peut venir. À quatre heures sonnantes, notre chef devait faire son entrée dans cette salle. C’est l’heure, et, vous le voyez, sa place est vide parmi nous.

En effet, quatre heures Sonnaient.

Tous les regards des initiés s’étaient tournés vers la pendule ; leurs yeux, étincelants à travers les trous de leurs masques, se fixèrent sur le cadran.

Chaque vibration du timbre avait un écho sinistre dans la poitrine de ces hommes si douloureusement affectés.

À peine la dernière vibration venait-elle de s’éteindre, que trois coups secs, espacés, résonnèrent contre la cloison à laquelle le président tournait le dos.

Un frisson de surprise, un sentiment d’effroi courut dans l’assemblée.

— Qu’est ceci ? fit le président, serait-ce une trahison nouvelle ?

Trois coups, frappés une seconde fois contre la même cloison, lui répondirent.

Puis un léger craquement se fit entendre : une partie de la cloison, se détachant, glissa silencieusement dans une rainure, et dans l’espace resté libre, sur le seuil de cette porte improvisée, apparut un domino noir, dont les yeux, brillant comme des charbons ardents à travers les trous de son masque, forcèrent tous les assistants à s’incliner et à baisser la tête.

L’inconnu fit deux pas en avant.

Derrière lui la cloison reprit sa place.

— Il est quatre heures. Me voici ! dit-il en s’avançant jusqu’au milieu du salon, tout auprès du président.

Il demeura immobile, la tête haute et les bras croisés.

Les affiliés semblaient frappés de stupeur.

Il y avait tant de dignité, tant de hauteur dans le peu de mots prononcés par le domino noir, que pas un d’entre eux ne songea à se révolter.

Seul, le président alla vers lui et, étendant la main comme pour le saisir, s’écria :

— Avant tout, il faut…

L’autre l’interrompit avec l’autorité d’un maître qui parle à son élève.

— J’étais là !… j’ai tout entendu ! Et du doigt il désignait la partie de la cloison qui lui avait livré passage. Mon cœur a tressailli d’aise au discours généreux qui a été prononcé dans cette enceinte. Une cause possédant des adeptes comme vous, messieurs, est certaine du succès.

— Mais… répliqua le président…

— Silence ! fit le domino noir avec un geste d’une majesté suprême, moi seul j’ai le droit et le pouvoir de parler ici. Tous, vous devez vous taire en ma présence. Ne me répondez que si je vous interroge.

Les affiliés regardèrent leur président.

Malgré l’inquiétude qui le dévorait, quelque grande responsabilité qui lui incombât, les paroles prononcées par l’inconnu, avec un léger accent étranger, avaient une telle puissance, que le président se tut une seconde fois.

Si grande était l’influence magnétique exercée par ce personnage inconnu sur tout ce qui l’approchait, que ces hommes, doués d’une énergie à toute épreuve, ne songèrent même pas à une résistance, à une révolte impossible.

— Vos renseignements étaient faux, ajouta-t-il de sa voix calme et reposée. Et voici ce qui vous a induits en erreur. L’Invisible, ou plutôt les Invisibles, ses sosies, — il y en avait trois sachant ce qui devait arriver, — se sont vu arrêter, l’un à Strasbourg, le second à Douvres, le troisième à Irun. La police de nos ennemis est bien faite, mais la nôtre vaut mieux. Nous ne payons pas nos agents avec de l’or, nous autres ; nous les payons avec la satisfaction du devoir accompli, avec le droit de se dévouer de nouveau à une cause sainte. Aussi sommes-nous bien servis. — Écoutez bien ceci : Le traître expédié par le gouvernement espagnol, c’est moi !

— Vous ! s’écria le président.

— Je ne vous ai pas encore interrogé, monsieur, fit hautainement le domino noir.

Mais à sa déclaration si nette, si clairement accentuée, un frémissement de colère parcourut les rangs des conjurés. Ils oublièrent leur faiblesse instantanée, et comme des lions du désert qui rougissent de s’être laissé dompter par la volonté d’un homme, ils firent tous un geste comme pour s’élancer sur l’imprudent qui venait si froidement les braver.

Bien des mains avaient saisi des armes habilement dissimulées dans les plis de leurs larges vêtements.

L’inconnu demeura impassible.

Mais le président, se jetant vivement au-devant de lui comme pour lui faire un bouclier de son corps, cria :

— Arrêtez !

Puis se tournant vers celui qu’il défendait :

— Je vous supplie, monsieur, de me permettre de vous demander qui vous êtes réellement ?

— Vous êtes un brave cœur, et je ne vous laisserai pas plus longtemps dans l’indécision. Je suis celui que vous attendiez. Je suis l’Invisible, et pourtant j’ai dit vrai en vous annonçant que vous voyiez en moi l’espion du gouvernement espagnol. Je vous expliquerai cela plus tard. Pour le moment qu’il vous suffise de savoir ceci : Suivi, depuis Irun, par un membre de notre société, qui me prenait pour le traître en question, il m’a fallu m’adjoindre un de mes affidés subalternes entre Villejuif et la barrière de Fontainebleau. Cet homme m’a escorté et m’a conduit ici, au péril de sa vie. Je ne parle pas des dangers que j’ai courus moi-même ; ils importent peu, puisque me voici. Un seul d’entre vous sait à quel signe on doit me reconnaître aujourd’hui. Quel est-il ?

— Oui, répondit le président, ce signe m’a été communiqué il y a deux jours. Vous ne l’ignorez pas, chaque fois que le chef suprême vient présider rassemblée d’une province, ce signe change.

— C’est bien, dit le domino noir. Cette nuit, l’Invisible doit présider la Province de France. Quel signe a-t-il adopté ?

— Quel signe ? dit le président.

— Oui, parlez !

— Je ne sais si je puis…

— Je le veux ! il faut que la lumière se fasse… il faut que les doutes s’évanouissent !… Ce signe, je vous autorise à le révéler. Vous seul et moi nous le connaissons… Quel est-il ?

— Ordonnez, je parlerai.

— J’ordonne, parlez !

— Parlez ! parlez ! firent tous les affiliés, résolus à savoir si c’était bien là leur chef ou un aventurier audacieux venu pour les braver et surprendre le secret de leurs noms et de leurs visages.

— Songez, monsieur, qu’une fois que j’aurai parlé, si vous n’êtes pas celui que je crois, vous devez vous considérer comme un homme mort.

— Vous perdez un temps précieux, dit froidement l’inconnu.

— Soit. Pour la réunion de cette nuit le chef suprême a adopté le signe suivant :

« Une croix de Malte à cinq branches.

« Chaque branche doit avoir une lettre majuscule avec un chiffre arabe, dans l’ordre que voici :

« Celle du haut, un W avec le chiffre 5 au-dessous ;

« La seconde branche, un F et un 8 ;

« La troisième, un C et un 4 ;

« La quatrième, un K et un 1 ;

« La cinquième, un R et un 7 ;

« Dans le centre de la croix, quatre lettres, F. P. surmontant F. I.

— Bien. Dites maintenant ce que signifient ces lettres et ces chiffres, ainsi disposés.

— Encore cela ?

— Oui. Il le faut. Je le veux.

— J’obéis. Les cinq lettres signifient :

Washington,
Franklin,
Condorcet,
Kosciuszko,
Rochambeau.

« Le chiffre 5 représente le nombre des fondateurs de la société. 8, 4, 1 et 7 sont les chiffres transposés de l’année 1847, millésime de l’année où nous vivons. Enfin les quatre lettres F. P. F. I., placées dans le centre de la croix, ont pour signification :

France,
Paris,

Février,
Invisible.

— Est-ce bien tout ? N’avez-vous rien oublié ?

— C’est tout. Je n’ai rien oublié.

— Vous avez religieusement tenu le serment de ne révéler à personne le secret que vous venez de révéler ici ?

— Je le jure sur mon salut éternel.

— Ainsi, vous en convenez, l’homme qui vous présentera ce signe de reconnaissance sera bien réellement le chef que vous attendez ?

— Oui, si, le signe une fois présenté, il ajoute certaines paroles que lui et moi nous savons seuls.

— Ces mots ne forment qu’une réponse.

— Il est vrai.

— Eh bien ! regardez d’abord.

D’un geste plus rapide que la pensée, celui qui venait de parier écarta son domino et découvrit sa poitrine.

Sur cette poitrine étincelait une plaque en diamants.

— C’est lui ! c’est lui ! s’écrièrent les Invisibles,

— Attendez, dit froidement leur chef en refermant son domino, toutes les formalités ne sont pas encore remplies.

Alors, se tournant vers le président, qui attendait dans une attitude respectueuse :

— Vous avez une question à m’adresser, ajouta-t-il.

— En effet, maître, j’ai à vous demander au nom de qui vous venez, vers nous.

— Je viens, dit celui qu’on venait d’appeler le maître, le chef, l’Invisible, je viens au nom du Christ, mort sur la croix, il y a plus de dix-huit cents ans, pour la rédemption et pour l’émancipation du genre humain. Je viens au nom du Christ, dont on a faussé le verbe sacré. Mes frères, me reconnaissez-vous ?

— Maître, répondit en s’inclinant le président, vous êtes celui que nous n’espérions plus voir cette nuit. Vous tenez dans vos mains la vie et la volonté de chacun de nous. Marchez, nous vous suivrons. Parlez, nous écouterons. Ordonnez, nous obéirons.