Les instructions secrètes des jésuites/Chapitre IV

Libraire Bloud & Cie (p. 51-61).


CHAPITRE IV


L’œuvre. — Silhouettes de la bande noire. — Ite rapite !… — Sirops et liqueurs. — Les princes au réfectoire. — Le chapitre des veuves. — Jeunes gens au Noviciat et demoiselles au couvent. — Tuba magna. — La « naïveté » des protestants. — Harnack et les Monita. — Épilogue.


L’histoire finira-t-elle par avoir raison de la légende ? — Dans le paisible et laborieux cénacle des spécialistes, assurément ; et c’est depuis longtemps chose faite. Mais dans les rangs compacts du vulgaire, dans le cercle même des publicistes affairés qui exploitent méthodiquement leur Larousse et les Encyclopédies similaires, il n’y a pas lieu d’y compter beaucoup. Il faudrait bien mal connaître la genèse des idées de la foule et le penchant des masses à croire même l’impossible, quand les passions y trouvent leur compte, pour s’imaginer qu’une erreur historique de cette nature, une fois épanouie sous les cerveaux, exploitée de mille façons par la littérature populaire, puisse un jour à la lumière des documents et des dissertations scientifiques, se dissiper, comme au soleil de juin la brume, sur les pics de l’Alphorn.

Les plus fantastiques préjugés n’arrivent-ils point à s’emparer des intelligences les plus brillamment douées ? Tout fraichement encore, un grand journal qui fait mentir rarement son renom de gravité, n’hésitait pas à publier, dans un feuilleton irréprochable par ailleurs, ces lignes estampillées d’une signature de marque. « Les francs-maçons ont affranchi désormais leurs publications de la formalité obligatoire du dépôt légal et les ont à l’instar des Jésuites, en Monita Secreta à l’abri de la curiosité et de l’indiscrétion des profanes. »

Lapsus ? Soit ! je n’en disconviendrai pas : mais combien surprenant sous la plume d’un philosophe aussi érudit que consciencieux ! Et quand on réfléchit dès lors à la mentalité populaire, en vérité cela ne rend-il pas rêveur ?…

Mais il faut en prendre philosophiquement son parti. Toutefois, si quelque esprit loyal se sent le désir de s’éclairer par une méthode rapide, sur la question, qu’il lui plaise seulement de se procurer une édition quelconque, naïve ou critique, des Monita Secreta, Hochstetter, des Pilliers ou Zahorowski ; je lui promets une surprise des mieux caractérisées et une lecture pour le moins égayante.

Rien ne vaut contre l’œuvre, comme l’œuvre même. Et je serais fort désireux de savoir comment s’y prendrait la philosophie de l’Inconscient pour trouver une solution élégante à ce problème : car il semble que l’auteur ait pris à tâche, en effet, d’accumuler dans son factum toutes les contradictions comme toutes les invraisemblances.

Je ne parle pas du tableau d’ensemble, incohérent : assemblage d’horrifiques monstruosités. Non seulement il laisse bien en dessous tous les essais de ce genre, même cette mirifique et jubilante Histoire de saint Ignace et de saint Pierre, avec son Ite, capite, rapite super totam terram, dont un bien charmant homme, une crème de doyen, me fait chaque année les honneurs, avec un intarissable humour ; mais il est tellement chargé, poussé au noir absolu, que Zahorowski, pour atténuer apparemment l’effet, a cru prudent lui-même de revenir sur son chef d’œuvre et d’amortir un tantinet les teintes. L’édition de 1614 ne connaît plus cette anodine recommandation, qui couronnait le Monitum Quartum des manuscrits[1] ; « S’il prend goût aux Seigneurs de se révolter, que l’on suggère au Prince de les faire secrètement disparaître par le fer ou par le poison, et quant aux scrupules qui pourraient en résulter, qu’on les prévienne par de sages avis. »

Évidemment le faussaire s’était dit, ou bien on le lui avait fait comprendre, que l’invention surpassait toutes les limites de crédibilité connues jusqu’alors, même pour la sottise la plus… robuste.

En quoi il eut bien tort, assurément. Ce trait-là ne déparait point du tout le reste : il était fort bien en place, et le tableau n’est ni moins ni plus invraisemblable avec lui que sans lui. Exemple. N’est-ce pas précisément cette virulence et cette débauche même d’horreurs qui a déterminé plusieurs de nos contemporains à tenir l’œuvre pour authentique ? — « Ces canailleries-là ? » écrivait le pasteur Graeber en 1886, « mais précisément, c’est tout à fait jésuite ! » Voilà un de ces arrêts — entre bien d’autres — qui révolteront sans doute quelque âne débonnaire, — « Justice de Huron ! » direz-vous.

Oh ! lecteur ami, n’injuriez pas, je vous prie, les Hurons. Mais observez seulement qu’aux xviie et xviiie siècles, il n’en allait pas exactement de la sorte. Fra Paolo lui-même, non moins haineux, mais plus clairvoyant que les Graeber ou les Philippson d’aujourd’hui, broncha tout net devant l’acte de foi. — « Balivernes que tout cela » écrivait-il au sujet des Règles imprimées à Lyon. Puis revenant aux Monita et au degré surhumain de scélératesse qu’ils supposent dans un homme : « À coup sûr, » déclare-t-il, en donnant un tour d’ironique bonhomie à sa pensée, « nous n’avons pas, en Italie, une idée de ces choses-là. Ailleurs, il se peut qu’on soit plus scélérat ; mais ce serait à la honte de la nation italienne, qui a le record sur tout l’univers[2]. »

Fra Paolo calomnie ses compatriotes, qu’il détestait comme trop papistes. Mais Zahorowski n’est-il point jugé par ce trait ? En voulant faire trop bien, il a nui à sa besogne, sinon pour l’avenir, du moins, la preuve en est là, pour le passé.

Car comment faire accroire à un esprit sensé qu’une bande noire de cette ampleur et de cette noirceur puisse même se fonder ? Comment imaginer surtout qu’elle réalise le miracle permanent de se maintenir au grand jour, d’établir ses missions, ses collèges et ses œuvres dans tous les coins du monde, de gagner, avec l’estime de tous les papes, l’affection des plus saints et des plus illustres évêques, la reconnaissance des catholiques du monde entier, sans que personne ait jamais soupçonné la vie occulte et misérable de ces hommes, sans que l’on soit en mesure d’articuler un fait, un grief qui les amène devant les tribunaux, sans que les « profanes » d’un tel Institut, en contact journalier et intime avec les « initiés », découvrent ou devinent jamais le moindre de ces secrets, rien de suspect ni de blâmable ?

Comment peut-il se faire, aussi, que tous les chefs soient d’infâmes coquins, et les subordonnés des gens d’une vertu assez pure et rayonnante pour que le monde, au dire de Zahorowski, en soit tout édifié ? Et n’avait-il pas en effet sous les yeux, ce pauvre Zahorowski, des modèles d’une angélique candeur, les Louis de Gonzague, les Jean Berckmans, et, plus près de lui encore, l’une des gloires les plus douces de la Pologne, l’aimable et céleste Stanislas Kostka ?

M. Hochstetter et ses amis arriveront-ils ou même chercheront-ils à concilier ces inconciliables contradictions ?

Au fait, pourquoi pas ? Quand une imagination hantée se met en campagne avec une telle furie, — le furor teutonicus, — non, il n’est pas absolument impossible de se forger un idéal de noirceur et de perversité supramondiales, dont l’incohérence apparaisse précisément comme le sceau le plus authentique de la réalité : L’être humain a de ces profondeurs !… Soit ; mais alors, dès qu’on en revient au côté pratique, à la forme concrète d’exécution, voici qu’une autre difficulté surgit, diamétralement opposée : Quels moyens peuvent bien être de taille à atteindre une telle fin ? En fait, par quel art infernal, par quelle sorcellerie de machiavéliques procédés, ces hommes, incarnations de toutes les astuces, parviendront-ils à exécuter leur plan gigantesque de drainer l’or, de tyranniser les Empires, de subjuguer les deux mondes ?

— Par quels moyens ? Par quelle sorcellerie d’enfer ? Voici. Lisez plutôt vous-même, dans ces effroyables Monita !

« Ils prendront des sirops et des liqueurs avec modération…

« Pour diriger les veuves, ils choisiront des Pères d’un âge déjà mûr, et aux vives couleurs…

« Quand les princes leur rendront visite, ils auront soin de les saluer en plusieurs langues au réfectoire…

« Aux grands du monde, pour capter leurs faveurs, ils offriront des petits présents, par exemple une femme, s’ils sont en âge de se marier… »

Et tout le reste à l’avenant. C’est à mourir de rire.

Le grave Gretser, quand il lui arriva de transcrire et de commenter ce passage, ne put garder sa plume entre ses doigts et, du coup, tout son fiel disparut. — « Eh quoi ! dit-il, il compte les femmes parmi les petits cadeaux !…[3] » Et l’on voit bien à ses tournures latines qu’il riait de toute son âme, invoquant M. Tullius Cicéron et Quintus son frère in suo Commentario de petitione Consulatus.

Quant à Zahorowski, imperturbablement il continue : Sed quia fæmina varium et mutabile semper est animal, ideo sedulam operam adhibendam, ut… stabiliantur, (Monitum II). « Mais puisque la femme est un animal toujours variable et changeant, aussi est-il urgent de chercher à les affermir dans l’amour de la Compagnie en leur trouvant des servantes idoines, à qui l’on ne manquera pas non plus de faire des petits présents. »

Le Supplément scientifique de la Gazette universelle n’a-t-il pas trouvé ce paragraphe délicieux ?… Et d’une profondeur de vue !… Ajoutant au surplus : « Comment les jésuites ont mis en pratique ces règlements, presque tous les États de l’Europe peuvent le dire.[4] »

Ô humanité !

L’immortel Chapitre des Veuves est tout entier de cette force. Le problème à résoudre étant de gagner les bonnes grâces et les biens de ces dames, voici la solution des Monita VI, VII et VIII[5] :

« Il faut engager les mamans à enlever à leurs fils le nécessaire (necessaria subtrahat), à leur donner très peu d’argent, si peu que rien, lorsqu’ils seront au collège, afin que dégoûtés de la vie, ils entrent dans notre Ordre. »

Pour les jeunes filles, c’est mieux combiné encore.

« Si les demoiselles nobles font les difficiles et refusent d’entrer en Religion, la mère emploiera les verges, les menaces, les mauvais traitements et leur coupera toute relation avec la bonne société. »

Que pense aujourd’hui la Gazette universelle, de ce mode de recrutement ? Est-il assez profond ? Et ce moyen de gagner en douceur les bonnes grâces des mamans ? Est-ce suffisamment subtil ?

Au reste, Zahorowski jouit d’un doigté tellement rudimentaire qu’il n’arrive pas à accorder deux passages qui se suivent, à quelques lignes près. « À tout prix, » écrit-il au Monitum de dimissis, « il faut empêcher ceux qui ont quitté la Compagnie de se faire une situation, et à l’égard de quiconque voudrait les favoriser en rien, employer la terreur des censures et les refus d’absolution ».

Mais plus loin : « Avant de promouvoir aux bénéfices ecclésiastiques ceux qui sont sortis de l’Ordre, il faut que les Nôtres aient grand soin d’exiger d’eux une bonne somme d’argent. »

Et c’est par ces moyens que les Jésuites ont à gouverner le monde !

On pourrait poursuivre à l’infini la liste de ces naïvetés énormes et de ces invraisemblables sottises. À quoi bon ? N’avons-nous pas assez vécu dans ce monde de fantasmagories pour en avoir une idée satisfaisante et pour juger, à leur valeur, ces insanités ?

Il est plus opportun d’achever ces rapides considérations en demandant à la critique elle-même son témoignage. Les Hochstetter sont rares ; nous les avons tous dénombrés, et fort heureusement pour l’honneur de la science, il y a dans les rangs des critiques, contre cette demi-douzaine d’esprits aventureux, une consolante unanimité.

Il serait piquant de préluder par le témoignage même des éditeurs.

Zahorowski a garanti tout d’abord, il est vrai, l’authenticité ; mais devant ses juges il n’a pu produire son fameux manuscrit, ni une preuve, ni même un chef d’accusation, et nous avons vu qu’il a fini par se rétracter.

Après lui, Kaspar Schopp a cru plaisant de citer in extenso le pamphlet dans ses Arcanes. Mais il le présentait sous couleur de fable, en imaginant une trouvaille romanesque bien propre à mettre à couvert sa responsabilité. Sa correspondance témoigne surabondamment que s’il avait des rancunes obscures contre quelques jésuites, il faisait grand cas de la Compagnie.

Un éditeur, pourtant, s’y laissa prendre. Il se nommait de son vrai nom Henri de Saint-Ignace ; ce qui ne l’empêcha point, pour faire pièce à la Compagnie de Jésus, car il était janséniste fougueux, de donner dans sa Tuba magna en 1712, une édition nouvelle sous un titre retentissant : La Grande Trompette faisant retentir ses sons effrayants aux oreilles de Sa Sainteté le Pape Clément XI, de l’Empereur, des Rois, des princes, de tous les magistrats et de tout l’univers, touchant l’extrême nécessité de réformer la Société de Jésus, par le très érudit Libérius Candidus, professeur de théologie, Strasbourg.

L’auteur était Carme. Absolument convaincu de l’authenticité des Monita Secreta, on juge de son effroi et l’on s’explique sans peine qu’il ait brusquement saisi cette Grande Trompette pour sonner son épouvante à tous les coins du monde et pour prémunir le Pape, l’empereur et les rois contre une pareille société, si digne, en effet, de réforme[6].

Le jésuite Huylenbroucq, par une dissertation en règle[7], comme il convenait envers un maître de théologie, lui démontra son erreur. Le Carme fut persuadé ; il rendit les armes et mit au jour Autre Trompette, — Tuba altera[8], par laquelle il exprime ainsi ses sentiments : « Au quatorzième coup de trompette, nous réclamions la Réforme des Monita Secreta. Mais le P. Huylenbroucq rejette ces Instructions impies, et il a raison. La Société, dit-il, les condamne ; elle les repousse avec horreur. Il prouve l’absurdité de la fable… Je me range volontiers à son avis et je croirai, par conséquent, que ces Monita impies n’ont jamais été composés par les Jésuites ? »

Les éditeurs modernes sont d’une conscience moins timide. « Authentiques ? » déclare Sauvestre dans la Préface de ses Instructions secrètes : « qu’on interroge les Jésuites ! » — « Authentique ? » reprend des Pilliers, « qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? » — À la bonne heure !

Quant aux bibliographes et aux critiques de profession, ils n’ont qu’un avis, absolument catégorique. Le Dictionnaire des Anonymes de Barbier[9], la Realencyclopædie[10], le Catalogue du British Museum mettent la pièce, incontestablement, au nombre des apocryphes. Gieseler[11], Huber[12], Reusch[13], Tschakert[14], tous ennemis des jésuites, sont des premiers à convenir du fait. Aucun catholique d’ailleurs, et même aucun Néoprotestant, à ma connaissance, n’a jamais soutenu la thèse de l’authenticité.

Elle est tellement démodée aujourd’hui cette thèse-là, que le Docteur Nippold, professeur d’histoire ecclésiastique à l’Université d’Iéna, écrit dans la Revue de théologie scientifique : « Parmi les nombreuses sottises (Dummeithen) — pardon pour l’expression — que les protestants ont eu le don de commettre, par suite d’une ignorance crasse, dans leur polémique contre les jésuites, il faut compter toujours, car toujours elle reprend corps, cette naïveté de croire que les Monita Secreta sont les Instructions officielles des supérieurs de l’ordre à leurs subordonnés[15] ».

Et avant lui déjà, le Professeur Harnack, le roi de la critique protestante libérale, avait tenu à formuler son jugement dans la Revue littéraire de théologie[16] : « Il est malheureux que l’on continue encore et toujours à exploiter contre la Compagnie de Jésus des falsifications comme les Monita Secreta. Nous avons à nous garder, nous protestants, de porter ainsi faux témoignage contre notre prochain. »

Que M. le Professeur Hochstetter veuille bien méditer ces paroles… Sont-elles assez vives et nettes ? Et la critique protestante orthodoxe désarmera-t-elle enfin ?

  1. Gretser, Op. cit. p. 990 D.
  2. Graeber, Op. cit., Préface.
  3. Cantu, Les hérétiques d’Italie, t. IV, p. 148 sq.
  4. Allgemeine Zeitung 1869, Beilage n°325
  5. Gretser, Op. cit., p. 955, sq.
  6. Cordara, Op. cit., t. II, p. 372.
  7. Huylenbroucq, Vindicationes alteræ, Gandavi, 1713.
  8. Tuba altera… Argentinæ 1714, p. 178.
  9. Dictionnaire des ouvrages anonymes, t. IV, p. 1316.
  10. Art. Monita Secreta, t. VIII, p. 747.
  11. Lehrbuch der Kirchengeschichte, Bonn 1853, t. III, p. 657.
  12. Der Jesuitenorden, Berlin 1873, p. 106.
  13. Theolog. Litteraturzeitung, Dec. 1890. Cf. Index verbotener Bücher, t. II, p. 281.
  14. Die Unvereinbarkeit des Jesuitenordens mit dem Deutschen Reiche, Berlin 1891, p. 5.
  15. Zeitschrift für wissenschaftliche Theologie, 1897, p. 279.
  16. Theolog. Litteraturztg., 1891, p. 122.