Les illégalités et les crimes du Congo/9

Comité de protection et de défense des indigènes
(p. 54-57).

DISCOURS DE M. PIERRE QUILLARD


Monsieur le Président,

Je dis, Monsieur le Président, parce que je n’ose pas m’adresser tout de suite à l’ensemble de cette assemblée, où il me parait qu’il y a quelques personnes qui approuvent les négriers, et ce n’est point pour elles que je parle.

C’est à vous, Monsieur le Président, que je m’adresse pour vous rappeler un souvenir récent : nous étions, mon vénéré maître Frédéric Passy et moi, à Lucerne, il y a un peu plus d’un mois ; c’était le Congrès de la Paix. Il y avait là des Européens et des blancs de toutes nations. À un moment donné on vit monter sur l’estrade, très modeste et très poli dans sa robe de soie et avec sa natte dans le dos, un jeune Chinois, le jeune Chinois venait parler aux Européens et aux blancs ; avec une légère ironie, il leur disait : « Nous étions le peuple le plus pacifique du monde, nous étions plus que pacifiques, nous méprisions les guerriers. Qu’avez-vous fait de nous ? Vous nous obligez maintenant à nous défendre, vous nous obligez à devenir, nous qui sommes vos ancêtres en civilisation, aussi sauvages que vous ».

Il y avait à Lucerne un jaune, un de ces jaunes que les Russes, alliés à la République Française, noyaient à Blagovestehenk, attachés par leur natte ; je peux parler à nos autres frères qui sont ici…

Une Voix. — Nous n’en sommes pas responsables !

M. Pierre Quillard. — À nos autres frères qui sont ici, mais pas à vous, Français qui n’êtes pas Français, qui n’êtes peut-être pas un homme. Je parle à mes frères nègres, il y en a ici ; personne ne leur a parlé ; une grande partie de l’assemblée n’est point française ; il y a ici des gens de couleur ; il y a des mulâtres, je vois des personnes aux yeux bridés ; je vois des malais et d’autres avec un petit turban noir sur la tête, peut-être des parsis, des gens de rien au gré de beaucoup de blancs ; ce sont mes frères, c’est à ceux-là que je parle !

Tout à l’heure on nous disait qu’il y a dans la presse française une indifférence pour les choses coloniales, une indifférence pour les crimes qui se commettent au Congo ou ailleurs. Il n’y a pas d’indifférence, il y a quelque chose de pire, il y a l’apologie, il y a la glorification de ces crimes. Je ne veux rien dire de personnel, je ne citerai que des noms historiques, il y a la glorification du commandant Marchand… (Une Voix : Vous sortez du sujet)… Je ne sors pas du sujet… (La même Voix : Pas de politique)… Je ne fais pas de politique ; je vais vous en donner la preuve : il existe une correspondance d’un membre de la mission Marchand qui n’a jamais été démentie par le chef qui la trouve excellente parce qu’il a participé à ces crimes. Dans cette correspondance, — mon maître, M. Viollet a dû rappeler d’ailleurs, en plein Institut, des faits à peu près semblables — on peut lire en substance : « Oui, nous avons pu circuler en Afrique, mais c’est très difficile, très ennuyeux, il faut tuer les nègres parce que les nègres se sauvent quand on les oblige à porter ». N’est-ce pas, Monsieur, qu’il faut les tuer (Mouvements). Connaissez-vous cette correspondance ? (La voix précédente : Et vous, Monsieur ?). Je la connais par ce qu’elle a, comme je l’ai dit, été publiée et jamais démentie. (La même voix : Veuillez ne pas considérer comme une interruption une simple réflexion…) Je vous pose une question très simple : connaissez vous cette correspondance ?

M. Frédéric Passy — Exposez vos idées, et n’en gagez de dialogues avec personne.

M. Pierre Quillard — Je continue sans engager de dialogue. Je cite ici une correspondance publiée depuis fort longtemps et qui n’a jamais été démentie. J’ai dit que la presse française est plus qu’indifférente ; à part Rouanet, à part quelques autres, on se tait, on nie les crimes quand on ne les exalte pas, parce que les gens qui ne sont pas d’avis que ces crimes sont des choses admirables, sont des citoyens à la fibre molle, des citoyens à la fibre molle, non seulement comme le disait mon maître, M. Viollet tout à l’heure, quand il s’agit des nègres qui sont paraît-il une race inférieure, mais quand il s’agit d’Arméniens ou de Macédoniens… Je pourrais citer un nom que je ne veux pas donner, le nom du rédacteur d’un journal français, la Liberté ; je ne l’ai jamais vu et ne le connais point, c’est le même homme qui est allé en Macédoine faire une enquête et qui a déclaré que le sultan traitait en somme ses sujets avec la plus grande mansuétude (Exclamations). (Plusieurs voix : son nom ?) Je puis vous dire son nom, il s’appelle M. Maurice Gandolphe, et dernièrement il accusait de basse sentimentalité ceux qui dénoncent les crimes coloniaux et déclarait qu’après tout y a les nègres et puis des gens qui ne sont pas des nègres !

Et c’est malheureusement un état d’esprit qui est fréquent, même chez des personnes comme nous sommes tous ici, qui sont, où qui se croient, animés de sentiment d’humanité. C’est pourquoi il y avait dans ma bouche une simple question de protocole ; j’ai dit : Monsieur le Président ; je vous ai demandé a permission de m’adresser à mes frères de toutes eaux et de toutes couleurs. Je crois que nous, les blancs — et les blancs cela veut dire bien des choses. puisqu’il paraît même que les juifs ne sont pas de la même couleur que nous — moi, blanc, qui fus baptisé catholique et qui n’ai rien gardé de cette religion ni d’aucune autre, c’est en tant qu’homme d’une race soi-disant supérieure et évoluée, que je voulais ici faire ce que faisaient les premiers chrétiens, une sorte de confession publique et demander à mes frères d’autre peau et d’autre couleur, de bien vouloir nous pardonner les crimes que nous avons commis envers eux (Applaudissements).