Les illégalités et les crimes du Congo/2

Comité de protection et de défense des indigènes
(p. 5-7).

DISCOURS DE M. FRÉDÉRIC PASSY

membre de l’institut



Mesdames, Messieurs,

Deux mots seulement avant de donner la parole aux orateurs inscrits, deux mots pour bien marquer le caractère et le but de cette réunion.

Son but vous le connaissez, c’est d’obtenir de vous, et je ne doute pas que nous ne l’obtenions tout à l’heure, une protestation énergique, au nom de l’humanité, au nom de la France, contre des abominations qui déshonorent la France et l’humanité. Son caractère, il résulte de la présence des personnes qui m’entourent sur cette estrade. Il y a sur cette estrade, et vous allez entendre tout à l’heure, disant les mêmes choses, du moins vous exprimant les mêmes sentiments, plaidant pour la même cause, des hommes qui, dans les circonstances habituelles de la vie, sont souvent séparés par des différences plus ou moins marquées d’opinions ou de croyances, qui quelquefois même, sans manquer à la courtoisie que se doivent des hommes libres, ont été des adversaires. Ces hommes, aujourd’hui, sont ici réunis, en un faisceau, la main dans la main, pour soutenir la même cause.

C’est qu’il y a des causes qui sont supérieures à tous les dissentiments habituels, des causes qui sont à la fois d’intérêt commun, d’intérêt universel, d’intérêt humain, ou plutôt de devoir universel, de devoir humain. La cause de laquelle on vous entretiendra tout à l’heure est une de celles-là.

Il y a, disais-je à l’instant, des faits abominables. Il y a eu dans ces régions lointaines, où les nations européennes prétendent se disputer le privilège de répandre la civilisation, des actes (il y en a encore) qui sont tout autre chose que le développement de la civilisation, des actes qui semblent n’avoir pour but que de semer, avec la haine des nations européennes, leurs erreurs et leurs vices… (Applaudissements).

De ces crimes, toutes les nations européennes sont également coupables, Mais nous n’avons pas à nous occuper ici des fautes des autres ; c’est assez de faire notre propre confession et notre propre pénitence.

D’où viennent ces égarements abominables ? Est-ce, comme on l’a dit, l’influence du climat, l’isolement, ou n’est-ce pas plutôt, avec des habitudes d’intempérance, qui sont excitées par ce climat, le pouvoir absolu, l’irresponsabilité, et ce détestable préjugé que nous portons tous, plus ou moins au fond de nos cœurs, et qui nous pousse à nous considérer, plus ou moins, individus ou races, comme d’une espèce supérieure à telle ou telle autre catégorie de nos semblables ? Quoi qu’il en soit le mal existe ; il est indéniable. Il a été constaté par des enquêtes officielles ; les gouvernements et les administrations ont fini par s’en émouvoir. L’une de ces enquêtes, la dernière, a coûté la vie à ce grand homme de bien, à ce conquérant pacifique qui avait donné des territoires immenses à la France, sans jamais avoir porté une main violente sur un seul de ses semblables, Brazza (Mouvement et approbation).

Il y a eu des condamnations judiciaires ; il y en aura encore probablement. C’est quelque chose ; ce n’est point assez. C’est la punition, la répression tardive et trop souvent insuffisante des crimes du passé. Il faut davantage. Il faut que, par une protestation énergique, par un soulèvement irrésistible de l’opinion publique, vous rendiez impossible à l’avenir le renouvellement de pareils attentats. Il faut, au nom de l’humanité et au nom du patriotisme, que l’on va peut-être nous accuser d’oublier, d’outrager, il faut que vous répudiiez d’une façon définitive des abus qui sont la honte de la civilisation. Non, ce n’est pas, comme vous l’entendrez dire, porter atteinte au drapeau national et l’outrager que de s’apercevoir que des misérables l’ont souillé de sang et de boue. Le patriotisme nous commande au contraire de le laver de ces taches, et de l’en préserver dans l’avenir.

C’est au nom de l’humanité, du patriotisme, que je vous convie, Mesdames, Messieurs, à écouter avec une attention recueillie les orateurs qui vont se faire entende ; à noter dans vos mémoires tous les faits, tous les faits dont ils vous feront l’exposé. Et, après avoir, dans un ordre du jour qui vous sera proposé, voté un appel énergique aux gouvernements des nations civilisées, vous porterez autour de vous, dans vos familles, dans vos relations, partout où votre parole peut arriver, l’horreur de pareils méfaits (Applaudissements).