Les hommes du jour : William Cornelius Van Horne


Traduction par Joseph Marmette.
La Compagnie des moulins de papier de Montréal.


WM. CORNELIUS VAN HORNE

WM. CORNELIUS VAN HORNE



Les grandes idées sont du domaine de tous, et tous en ont entretenu. Les rêves ambitieux de la jeunesse sont devenus proverbiaux. Tous les adolescents ont caressé des espérances de grandeur et de future renommée. Leurs impulsions généreuses, stimulées par des traits d’héroïsme, leur font trouver trop longues les années qui conduisent à l’âge d’homme qui doit leur apporter la gloire et la fortune. Qui n’a pas rêvé de

« Provoquer les applaudissements du sénat attentif,
De mépriser les menaces de la souffrance et de la ruine,
De répandre l’abondance dans son pays ravi,
Et de lire son histoire dans les yeux des nations ? »

Mais, hélas ! combien peu réalisent ces rêves de leur ambition ! Quoique les grandes idées soient du domaine de tous, bien peu, cependant, ont l’occasion de se distinguer, et beaucoup moins encore rencontrent aussi la chance, quand les circonstances amènent « cette marée dans les affaires humaines dont le flot montant enlève jusqu’à la fortune. » Il est pourtant vrai de dire que l’occasion trouve son homme. S’il n’est pas suffisamment doué, il est mis de côté, un autre est choisi, peut-être d’autres, jusqu’à ce que l’homme d’élite apparaisse et que tout le monde reconnaisse sa merveilleuse aptitude pour la position. L’histoire de toutes les grandes entreprises est une preuve frappante de cette théorie. Mais si nous étudions la carrière des hommes qui ont remporté les plus grands succès dans les voies diverses de l’humanité, nous trouvons qu’ils ont dû leur bonne fortune encore plus à un labeur assidu, à une application constante et à la science de savoir comment et quand il faut agir, qu’à un heureux concours de circonstances ; car, si le génie consiste à tirer des merveilles des éléments ordinaires de la vie, ainsi les succès dans le monde dépendent de la rigide observance des devoirs ordinaires de l’existence. Cette vérité incontestable, dont la mise en pratique est négligée, dédaignée par tant d’hommes, apparaît d’une manière remarquable dans la carrière de M. Van Horne. Quoiqu’il appartienne à une espèce d’hommes particulière à la phase de civilisation que nous traversons présentement en Amérique, on ne saurait douter que, s’il fût né en d’autres temps et dans d’autres conditions, les mêmes qualités qui l’ont élevé à l’éminente position qu’il occupe aujourd’hui l’auraient placé à la tête de flottes et d’armées puissantes et l’eussent fait l’un de ces hommes fameux qui guident les destinées des nations. La terminaison de la guerre de sécession marque, dans l’histoire de l’Amérique, une époque sans précédent dans les annales du développement de l’humanité. Retrempée, au lieu d’être épuisée par la terrible lutte, la république américaine passa subitement de l’extravagance désastreuse de la guerre à la culture des arts de la paix. Les dangers qui avaient menacé la stabilité de la nation avaient été prévenus et surmontés. C’était l’aurore d’une ère nouvelle. Des armées immenses de soldats s’absorbèrent avec une rapidité merveilleuse dans le domaine des forces industrielles de la république, et celle-ci entra dans une phase de progrès qui, dans l’espace de vingt-cinq ans, a transformé la fortune du continent au-delà de toute imagination, créant de grands états et menant à bonne fin des entreprises colossales sans précédent. Il était naturel qu’une époque de ce genre produisit ses grands capitaines de l’industrie, ses commandants des forces industrielles, sa nouvelle noblesse des grandes entreprises dont les droits aux distinctions sont aussi bien fondés, par leur capacité à gérer, à diriger des influences énormes, soudainement mises en opération, que ceux des rois et des nobles de l’Europe qui tiraient leurs titres de noblesse de leurs exploits à la guerre. Il y a des esprits dirigeants dans chaque nation, et, à chaque phase de son développement, une nation industrielle produit ses capitaines de l’industrie, par suite du même progrès naturel qu’un peuple guerrier enfante ses commandants militaires. L’ordre intellectuel est le même dans les deux cas, à cette différence près que des circonstances différentes dirigent leur énergie dans l’accomplissement de desseins variés. Le monde a été si longtemps habitué à regarder comme les plus grands héros les hommes qui avaient gagné le plus de batailles et poussé le plus loin leurs conquêtes, qu’il est peu préparé encore à admettre les revendications des nouveaux aspirants à la renommée qui, en dirigeant des affaires vastes et compliquées, n’atteignent pas, il est vrai, à la gloire étincelante d’un Bonaparte commandant une armée, ni à la pompe dont la royauté aime à s’entourer. Et, cependant, il y a en Amérique des hommes qui, comme M. Van Horne, passent dans la rue avec une démarche qui les distingue de la foule ; ils possèdent réellement plus de pouvoir que bien des monarques n’en exercèrent jamais et contrôlent des forces au service de l’humanité aussi incalculables que les bienfaits qu’elles produisent. Tout en les décrivant de la sorte, je ne suis pas sans savoir en quelle estime les tient une certaine école de penseurs ; mais est-ce à moi de les défendre comme classe si, en conduisant leurs opérations, ils ont recours à l’emploi de moyens tout-à-fait humains et n’ont pas plus de respect que le commun des hommes pour la première loi de la nature ? Devons-nous surtout les exonérer en considérant ces grandes entreprises d’affaires qui, de leur nature, offrent beaucoup d’analogie avec les entreprises d’un gouvernement ? Par nécessité, en servant le public, le premier objet qu’ils ont en vue est de donner des dividendes à leurs actionnaires ; mais ils sont, en ceci, contrôlés par la nécessité de rendre de bons services. Il leur faut ainsi être en rapports constants avec les législatures dont les actes ont un contre-poids direct sur leurs opérations financières ; de là vient qu’ils apparaissent sur la scène politique, quoiqu’il n’y ait rien que les hommes de la trempe de M. Van Horne répudient avec autant de véhémence que l’accusation d’être politicien dans le sens ordinaire du mot. Dans les conditions de socialisme, pas du tout social, qui prévalent sur ce continent, des intérêts énormes sont en conflit pour la question de l’existence. Dans les couloirs des législatures et sur le parquet du parlement, se livreront nécessairement des combats, jusqu’à ce que viennent les temps anticipés par certaines personnes, où les chemins de fer et les grandes organisations au service du public deviendront la propriété du gouvernement national et seront contrôlés par lui ; mais, jusque-là, ces hommes importants exerceront leur influence en parlement. Ces observations sont essentielles pour bien comprendre la position toute particulière de M. Van Horne relativement à la vie publique dans le Dominion. « Je ne suis pas politicien, me disait-il un jour. Je n’ai pas de temps à consacrer à la politique, en supposant que j’y prisse goût, ce qui ne peut m’arriver : je suis surtout homme d’affaires et je donne tout mon temps au Pacifique Canadien. Je ne me suis mêlé de politique qu’une seule fois, — et j’espère que cela ne m’arrivera plus, — ce fut lors des dernières élections générales, quand j’écrivis une lettre au sénateur Drummond ; cela fit lever tout un nid de bourdons à mes oreilles. Je ne tiens aucun compte des partis, et la compagnie ne doit rien ni au gouvernement ni à l’opposition. »

Il ne peut y avoir de doute qu’en définissant ainsi sa position, M. Van Horne ne fût parfaitement sincère. Mais le caractère de l’homme, la place qu’il occupe dans la génération actuelle ne peuvent être exactement pesés et estimés que par l’œuvre magnifique qu’il a accomplie dans la construction et la gestion du chemin de fer du Pacifique Canadien. Avant son apparition sur la scène de l’histoire de cette stupéfiante entreprise, on ne mentionnait que des avortements de projets pour traverser cette immense solitude inconnue, occupée par des tribus sauvages, terrain de chasse du bison, bornée à l’ouest, disait-on, par une mer de montagnes, et à l’est par une barrière infranchissable de rochers et d’eau ; aussi les hommes qui avaient une certaine connaissance du pays et des ressources du Dominion considéraient-ils ce projet de voie ferrée comme la plus folle chimère qui ait jamais hanté une cervelle humaine. Quand les délégués de la Colombie Britannique proposèrent modestement, comme l’une des conditions de l’entrée de leur province dans la confédération, la construction d’une route pour les véhicules jusqu’à l’est des montagnes Rocheuses et lorsque sir John Macdonald leur répondit avec fierté qu’il leur donnerait un chemin de fer, la proposition fut taxée de folie. Mais sir John savait ce qu’il faisait : sans un chemin de fer pour les relier aux vieilles provinces, celles, nouvellement acquises, des territoires du Nord-Ouest, étaient sans valeur, et, avec la prescience du génie, il adopta l’idée d’un chemin de fer transcontinental, dont Van Horne ne fut, plus tard, que l’instrument qui le devait mener à bonne fin. Il n’entre pas dans le cadre de cette étude d’énumérer les premiers incidents de l’histoire de cette grande entreprise. Le contrat passé avec sir Hugh Allan, sa non-réussite, le scandale du Pacifique, la chute du ministère Macdonald, les efforts louables de l’honorable Alexander Mackenzie pour construire le chemin de fer, les explorations et les arpentages faits sous la direction de M. Sandford Fleming, la construction de la branche de Pembina et de la section du lac Supérieur, la défaite du gouvernement Mackenzie, furent autant de nécessités qui se succédèrent durant une période de six années et amenèrent la formation de la présente compagnie, par suite de la reprise du pouvoir par sir John Macdonald. Jusqu’à cette époque, il y avait, en vérité, peu d’hommes, soit au Canada, soit ailleurs, qui eussent la conception de ce que pouvait être le chemin de fer du Pacifique Canadien ou qui pussent se former une idée, même approximative, de la révolution que sa construction allait apporter dans les affaires commerciales du monde. Quelques écrivains américains se plaisent à représenter cette voie ferrée comme une entreprise militaire anglaise ; mais, quelque grande que soit sa valeur pour l’empire comme trajet à la Chine et aux Indes, cette considération n’entra pour rien dans sa conception et sa construction. Ce fut purement une entreprise canadienne, destinée à donner de l’unité et de la force à la confédération, à ouvrir le pays à la civilisation, à développer ses ressources et à créer une nouvelle route au commerce entre l’Europe et l’Asie.

Longtemps avant que le gouvernement du Dominion en eût entretenu sérieusement l’idée, les avantages présentés par le territoire britannique furent mis en relief par le gouverneur Stevens, du Minnesota. Dans le rapport du comité spécial de la législature de cet état, il exprima l’idée que la route était la plus praticable et qu’il était plus facile d’ouvrir une grande voie de communication inter-océanique à travers le bassin de la Saskatchewan qu’à travers les déserts américains et les plaines calcaires et relativement sans pluie des latitudes méridionales. L’entreprise américaine résolut, cependant, le problème, mais à un prix énorme ; et la supériorité de la voie canadienne a été abondamment démontrée, non-seulement à cause du sol et du climat, mais encore eu égard au meilleur niveau du chemin. L’autre grand avantage qu’il présente est de raccourcir le voyage océanique de l’Amérique au Japon, à la Chine et aux Indes.

En l’année 1881, le contrat passé par le gouvernement du Dominion avec le syndicat du chemin de fer du Pacifique Canadien fut ratifié par le parlement, environ trois ans après la défaite de l’administration de M. Mackenzie.

Dans l’intervalle, le gouvernement avait tout mis en œuvre pour obtenir l’aide des capitalistes européens et américains, afin de continuer les travaux.

La Colombie Britannique réclamait à grands cris la réalisation des termes de l’union, et la colonisation du Manitoba se trouvait retardée par le manque de communications au moyen de voies ferrées avec le reste du Dominion.

Cependant, il s’était fait beaucoup de choses sous l’administration Mackenzie. L’embranchement de Pembina, qui plaçait la ville de Winnipeg en communication de chemin de fer avec les États-Unis, fut complété ; les sections de la ligne principale, entre la baie du Tonnerre et la rivière Rouge, furent mises en construction et l’on fit l’exploration d’une route praticable à travers les prairies et les montagnes Rocheuses par la passe de Yellow Head. En sus, on avait mis fin, au moyen de divers traités avec les différentes tribus, au droit qu’elles possédaient sur le territoire propre à la pêche à la baleine. Des colons, attirés par la grande fertilité du sol et la salubrité du climat, commençaient à se répandre dans le Manitoba. Un avenir superbe, riche en promesses de toutes sortes qui peuvent contribuer à la prospérité ainsi qu’au bonheur d’un peuple, s’ouvrait pour ce pays.

Quand on écrira l’histoire du chemin de fer du Pacifique Canadien, on y trouvera le sujet d’un roman aussi merveilleux, sous bien des aspects, que beaucoup de contes enchanteurs des Mille-et-Une Nuits.

Jamais le génie de l’homme n’a conçu une plus grande entreprise que celle d’ouvrir à la civilisation un continent dont les deux tiers ne formaient qu’une solitude inexplorée. À travers les vastes prairies où, de temps immémorial, le chasseur sauvage poursuivait le bison dans les solitudes sans bornes, à travers de larges marais dont les profondeurs traîtresses semblaient défier l’homme de jamais passer au-dessus, à travers des chaînes de montagnes dont les pics couverts de neige éternelle et la base entourée de glaciers paraissaient imposer une barrière infranchissable à tous ceux qui voudraient oser pénétrer dans ces régions inhospitalières, le peuple canadien entreprit la construction d’un chemin de fer de plus de deux mille milles de long ! Combien à bon droit pourrait-on dénommer cette entreprise :

 « Une consécration sauvage des Canadiens
À des eaux inconnues et à des rivages ignorés ! »

Mais si les obstacles matériels de cette vaste entreprise apparaissaient insurmontables à l’imagination, eu égard à l’immensité du travail à accomplir, combien plus difficile encore ne devait-elle pas sembler à ceux qui en considéraient la partie financière ! Il ne faut donc pas s’étonner si, à la seule mention du chemin de fer du Pacifique Canadien, il y eut de graves hochements de tête et si les rois de la finance, en Europe et en Amérique, s’empressèrent de bien serrer les cordons de leur bourse.

Mais ce sera toujours l’honneur du Canada que, à une époque ou la réussite de la construction du chemin soulevait tant de doutes et semblait condamnée à un avortement certain ou à un retardement infini, il se trouva parmi les citoyens de cette contrée des hommes qui eurent l’habileté, l’énergie, l’esprit d’entreprise, la sagesse, surtout la foi en leur pays, enfin le génie d’embrasser la situation dans toute sa grandeur et de se dévouer, eux, leur vie et leur fortune, à la réalisation du plus grand projet des temps modernes.

Il n’entre pas dans le cadre de cette étude de s’attacher aux détails. Après être tombés d’accord sur les termes du contrat, le gouvernement et le syndicat mettaient au jour la « compagnie du chemin de fer canadien. » Ceci se passait à la fin de la session du parlement, en 1881.

Après que l’on en fut venu à des arrangements financiers satisfaisants, la première chose à faire était de trouver un homme capable de prendre le contrôle et la direction des travaux de construction. Là gisait la difficulté. Il se présentait bien des hommes de caractère et d’expérience ; mais la compagnie avait besoin des services d’un homme au génie napoléonien. En cherchant dans le monde des hommes de chemin de fer en Amérique, les directeurs trouvèrent l’homme de leur souhait dans la personne de M. W. C. Van Horne, gérant général de la compagnie du chemin de fer de Chicago, Milwaukee et Saint-Paul.

Le temps et l’expérience ont, certes, justifié ce choix au-delà de toute espérance, car M. Van Horne est aujourd’hui un souverain parmi les rois des chemins de fer du monde.

Né à Jolliet, ville de l’état de l’Illinois qui est située à quarante milles au sud-ouest de Chicago et porte le nom d’un explorateur et commerçant français qui a encore laissé son souvenir à une partie de la province de Québec, la carrière de M. Van Horne offre, comme étude biographique, la carrière la plus intéressante qui se puisse placer entre les mains d’un jeune homme ambitieux.

Il vit le jour le 3 février 1843, et se trouve, par conséquent, à l’heure présente, à l’apogée de ses capacités physiques et mentales. Enfant du peuple, je puis dire, le jeune Van Horne avait peu d’avantages à sa disposition pour débuter dans la vie. Ses parents n’ayant pas été comblés des dons de la fortune, il dut, de bonne heure, unir ses efforts aux leurs pour gagner son pain. Le commencement de sa carrière offre une grande analogie avec celle de feu Thomas J. Potter, vice-président du chemin de fer de l’Union du Pacifique, qui débuta dans la vie dans d’aussi modestes conditions. C’est cependant un fait d’une signification singulièrement remarquable, que presque tous ceux qui se sont rendus fameux dans le grand monde des chemins de fer sont sortis du peuple, comme pour se distinguer de ceux qui possédaient les avantages de la fortune et puiser dans cette défaveur du sort l’énergie nécessaire pour leur faire gravir les plus hauts échelons de la fortune.

Enfant, il se montra remarquablement intelligent et habile et possédait des manières engageantes. Mais, si l’on en croit les anecdotes de sa jeunesse, il était très espiègle. Ceci n’est cependant pas inusité chez les enfants intelligents. Lui, dans ses tours et ses farces, donnait de grands indices de ressources mentales et mécaniques que peu d’enfants possèdent.

« La belle science ne se refrogna pas sur son humble aisance, »

et l’on ne saurait dire que

« La mélancolie le marqua à son sceau. »

À l’âge où la plupart des jeunes gens luttent contre les mystères de l’arithmétique, il commençait sa carrière dans les chemins de fer au bas de l’échelle, comme garçon de bureau à la gare de sa ville natale. Là, son esprit éveillé et son empressement à se rendre utile attirèrent l’attention de ses supérieurs, tandis qu’il acquérait une connaissance de l’électricité qu’il semble avoir appliquée à des usages aussi amusants que pratiques. À l’âge de treize ans, il était attaché au service du chemin de fer de l’Illinois Central.

Il n’y a pas de position dans la vie où l’esprit d’un jeune homme s’aiguise mieux qu’à une gare de chemin de fer. L’activité physique et mentale la plus acérée et la plus alerte y est requise à tout moment ; tandis que le contact immédiat avec toutes sortes de caractères est, en lui-même, un enseignement des choses du monde, des faibles de l’humanité, de la nécessité du contrôle sur soi-même et de la décision de caractère. Aussi, quand un jeune homme possède, comme M. Van Horne, cette splendide organisation intellectuelle qui fait le génie, ses succès sont assurés.

De l’Illinois Central, il passa au service du Michigan Central, où il obtint un avancement rapide d’un poste de confiance et de responsabilité à un autre, jusqu’à ce qu’il eût joint le chemin de Chicago et Alton, sur lequel il exerça successivement les positions d’expéditeur des trains, de surintendant du télégraphe et de surintendant de division. Quiconque s’y connaît en matière de chemin de fer sait tout le sérieux et la grande responsabilité qui s’attachent à ces positions. Mais M. Van Horne s’en acquitta si bien que, en 1872, on lui offrait et il acceptait la situation de surintendant général du chemin de fer « Saint-Louis, Kansas City and Northern. » Deux ans plus tard, en 1874, il devenait gérant général du chemin de fer Minnesota Sud. Il y déploya une telle habileté, qu’il était bientôt élu président de la compagnie. En 1878, il retournait au chemin de Chicago et Alton et acceptait la position de surintendant général du chemin, tout en gardant la présidence de celui du Minnesota Sud.

Deux ans plus tard, il était appelé au poste de gérant général du chemin de fer de Saint-Paul, l’une des voies les plus considérables des États-Unis : elle compte plus de cinq mille milles de parcours dans l’Iowa, le Wisconsin, le Dakota, le Minnesota et le Missouri, et cent seize milles dans l’Illinois, à l’ouest, de Chicago au Mississippi et au nord jusque dans le Wisconsin. Il commença à remplir les onéreuses fonctions de cette importante position le 1er janvier, 1880. Il devait cependant la quitter l’année suivante, alors qu’il fut choisi par les directeurs de la compagnie du Pacifique Canadien pour prendre le contrôle de ce qui n’était alors qu’un projet, mais qui est devenu, depuis, la plus grande organisation de voie ferrée qui soit sur terre.

Dans l’automne de 1881, M. Van Horne arrivait à Winnipeg pour y assumer ses nouveaux devoirs avec un traitement égal à celui du président des États-Unis, c’est-à-dire de $50.000 par année. Le Railway Journal, publié par M. Mott, aujourd’hui bibliothécaire à l’université McGill, disait, en annonçant sa nomination : « Quoique M. Van Horne soit relativement un homme jeune, il a acquis une grande expérience et les connaissances les plus variées des chemins de fer. Les hommes de chemins de fer le reconnaissent pour un homme d’une volonté et d’une intelligence puissantes, avec, en sus, une maîtrise absolue des détails de chemins de fer, qui le rend éminemment propre à la plus grande sphère de travail qu’il a été appelé à occuper. »

L’énergie indomptable du nouveau gérant s’infusa bientôt dans chaque département du service de la compagnie. Il se mit bientôt au fait des plans et des ressources de la compagnie et donna la meilleure preuve de sa haute valeur par le choix qu’il sut faire de ses lieutenants. Il semblait avoir la perception intuitive des qualifications d’un homme, et, comme les grands commandants, il pouvait placer chacun dans la position qu’il devait le mieux remplir. Ensuite il tourna son attention sur le pays qui allait devenir le champ de ses travaux.

À cette époque, le gouvernement avait donné des contrats pour la construction de la ligne principale du chemin de fer, depuis la baie du Tonnerre jusqu’à un point situé à cent milles à l’est de Winnipeg, le long de la route qui s’étendait, en passant par Battleford, vers la passe de la Tête-Jaune. La question de la route à suivre avait, je dois le dire, causé beaucoup de tracas et de dépenses pour les explorations et les arpentages. Dans un discours qu’il prononça sur ce sujet à la chambre des communes, le 31 mars, 1876, M. Mackenzie donna une description lumineuse des différentes voies par lesquelles on se proposait d’atteindre le Pacifique à travers les montagnes Rocheuses et celles des Cascades. Les explorations faites jusqu’à cette époque tendaient à confirmer l’opinion qu’il n’y avait pas de passe praticable pour un chemin de fer au sud de la Tête-Jaune. Plus au nord, à l’endroit où les montagnes Rocheuses plongent dans le grand plateau de la région de la rivière à la Paix, on pouvait peut-être trouver la voie la plus courte et peut-être la meilleure ; mais c’était trop au nord. À l’ouest de la passe à la Tête-Jaune, il y avait, cependant, plusieurs routes différentes, dont chacune offrait ses avantages. Avec le temps, lorsque le pays sera plus peuplé, je n’ai nul doute qu’on utilisera ces routes pour des fins de chemins de fer, afin d’écouler le vaste commerce qui surgira des futures grandes villes, les produits nombreux d’immenses et nouveaux espaces ouverts à l’agriculture, ainsi que les ressources minérales incalculables du Nord-Ouest canadien. Le transport de ces nouvelles ressources nécessitera beaucoup de voies ferrées pour les écouler du côté du Pacifique. Quand ce temps sera venu, la grande cité du nord s’élèvera probablement dans le voisinage de « Dean Inlet. » Mais le tracé de la voie ferrée si loin au nord, à l’époque dont je traite, ne convenait pas à la population de la Colombie Britannique. Pour eux, placés qu’ils étaient à l’extrémité sud de la province, principalement sur l’île Vancouver et près de l’embouchure de la rivière Fraser, ce chemin paraissait avoir aussi peu de valeur que s’il eût conduit à la lune. M. Mackenzie arrêta donc son choix sur la route qui traversait les plaines au passage de la Tête-Jaune et, de là, en bas de la vallée de la rivière Fraser, à Barrard Inlet. Le gouvernement Macdonald n’avait tenté d’apporter aucun changement à cette route.

Telle était la situation, quand M. Van Horne prit en mains la direction du chemin de fer du Pacifique Canadien.

Un coup d’œil sur la carte montrera que la route mentionnée décrivait une immense courbe, qui entraînait, non-seulement d’énormes frais de construction, mais aussi une longueur inutile de montée à travers les montagnes. La voie par les plaines au nord de la Saskatchewan entrainerait aussi plus de frais de construction, à cause des vallées nombreuses et profondes qu’il lui faudrait traverser. Afin d’éviter ces obstacles et ces désavantages, M. Van Horne fit appel à toute son énergie pour trouver un passage, si la chose était possible, plus au sud à travers les montagnes.

En ce temps-là, il y avait une grande poussée de spéculateurs et de chercheurs de terrains dans le territoire, tous désireux d’établir des droits de réclamation d’établissement aux endroits qui leur paraissaient devoir être le site de villes futures sur le parcours du chemin. M. Van Horne, dans ses courses à travers les prairies, suivant la mode primitive du pays, avait souvent été ennuyé par les rassemblements que formaient ces gens-là. On rapporte qu’un jour qu’il avait été plus assommé que d’habitude par un quémandeur acharné qui voulait savoir « où passerait le chemin » et « quand les ingénieurs feraient le tracé de la voie, » il leur répondit : « La trace de mon buckboard sera celle de la ligne du chemin de fer. Surveillez ça, vous autres ! »

Cette anecdote peint l’homme. M. Mackenzie, avec la prudence naturelle à l’Écossais et le flair des responsabilités si sérieuses qu’il encourait, était anxieux d’avoir une exploration faite aussi complète que possible de toute la voie, même une exploration avec des instruments. Mais M. Van Horne, avec l’œil d’un constructeur de chemins de fer parfaitement au fait de sa besogne et un esprit d’observation qui pouvait embrasser d’un coup d’œil tout le panorama d’un pays avec tous ses détails topographiques et les possibilités d’y construire un chemin de fer, choisit la meilleure route avec un infaillible instinct. Le résultat de la recherche d’un passage à travers les montagnes Rocheuses, qui couperait court à l’immense courbe mentionnée plus haut, fut la découverte d’une voie très praticable par le passage du Cheval-Qui-Rue. Le changement fut décidé et annoncé au parlement par sir Charles Tupper dans la session de 1882.

En conséquence, on poussa la construction du chemin de fer et son complètement avec une énergie et une rapidité qui émerveillèrent le monde. On n’avait jamais rien vu de pareil auparavant, même aux États-Unis, cette terre des entreprises gigantesques. Les obstacles formidables dont j’ai parlé ci-dessus disparurent, comme les épouvantails des contes fantastiques, devant la poussée irrésistible du chemin de fer, dirigée par la volonté indomptable de l’homme dans le brillant esprit de qui le mot insuccès n’existait point.

Le chemin était encore loin d’être complété, quand la rébellion éclata sur la Saskatchewan, en 1885. C’est alors que les capacités de M. Van Horne et de ses subordonnés furent le plus sévèrement mises à l’épreuve. Sans préparation pour faire face à cet évènement imprévu, il leur fallut pourvoir au transport des troupes et des provisions pendant la saison la plus difficile de l’année, alors que survenait la débâcle des glaces, sur un chemin construit par tronçons et à travers un pays dont la majeure partie pouvait être appelée une solitude peuplée de bêtes fauves. L’expédition à la rivière Rouge commandée par le général Wolseley fut un pique-nique d’été en comparaison de celle de la Saskatchewan. Mais M. Van Horne était à la hauteur de la situation ; il était une image vivante de l’idée de Milton :

« Le zèle ni le devoir ne sont lents ;
Mais quelquefois la hardiesse ne sert à rien. »

Lui conduisit les troupes et leurs munitions à destination, et la renommée que le chemin de fer acquit par sa manière de faire le service qu’on en attendait lui éleva un piédestal dans l’estime du monde, qui célébra sa gloire et la réputation de ses directeurs.

L’histoire subséquente des progrès du chemin mérite une place dans les contes féeriques de la science. Lorsque Pied-de-Corbeau, chef des Pieds-Noirs, entouré de ses braves, entendit le sifflement de la locomotive, il s’écria : « Ça ! c’est le chant de mort du sauvage ! »

Avant le temps fixé par le parlement, le chemin était terminé. On avait réalisé le rêve glorieux d’un chemin de fer transcontinental canadien et, de ce jour-là jusqu’à celui-ci, la compagnie a continué de fonctionner, ne rencontrant que des succès dans ses opérations, jusqu’à ce que, maintenant, ses bras vont s’étendant de Montréal vers l’est jusqu’aux rivages de l’Europe et vers l’ouest jusqu’aux grèves de corail des Indes, enserrant les deux tiers de la surface du globe et révélant à l’imagination ravie un avenir qui dépasse autant les prévisions que les triomphes et les gloires de la civilisation.

L’âme de cette merveilleuse organisation, l’homme dont l’esprit anime son activité et impose un caractère parfait de fonctionnement dans toutes ses ramifications, de qui l’on peut dire que, même dans ses rêves, il s’occupe d’agrandir encore la merveilleuse destinée de son œuvre, c’est M. Van Horne, qui, de pauvre enfant sans protecteur, s’est élevé à l’éminente position qu’il occupe par la seule force de son génie. Quand lord Mount-Stephens abandonna la présidence de la compagnie, M. Van Horne fut élu à sa place et il a continué, depuis, à remplir les fonctions de président et de gérant général.

Quel portrait ferai-je de lui ? Sachant parfaitement combien il a en horreur ce qu’il appelle « notice nécrologique avant la mort, » je sens combien délicate est ma tâche. La définition qu’il a donnée de lui-même : « un homme d’affaires tout d’une pièce, » et que j’ai déjà citée, est assez exacte dans un sens, mais elle manque de ce développement requis dans une étude biographique. Homme d’affaires, il l’est certainement ; mais il domine les autres hommes d’affaires autant que le Mont-Blanc s’élève au-dessus des autres pics des Alpes de moindre grandeur. « Autant qu’il m’en souvienne, ma vie n’offre rien autre chose, » me disait-il un jour, « qu’un travail ardu. »

Ceci nous donne la clef de ses succès. Un grand philosophe a dit que le génie n’est autre chose qu’une grande force de travail, et M. Van Horne est une démonstration vivante de la vérité de cette assertion. Ce fut par le travail, honnêtement et fidèlement accompli, qu’il mérita ses premières distinctions. Ne ressemblant pas à ces jeunes gens qui caressent de grandes ambitions, mais oublient que ce n’est que par un labeur constant et une attention assidue aux devoirs à remplir qu’on arrive à tout ce qui mérite d’être acquis ici-bas, il sut se rendre digne d’avancement par un travail des plus consciencieux. Il faut, naturellement, lui tenir compte aussi de ses aptitudes naturelles ; mais, comme John Stuart Mill, il nie l’idée de supériorité personnelle innée, et croit que tout homme doué de qualités ordinaires peut aussi bien réussir, à condition qu’il en prenne la peine. Une semblable modestie se remarque souvent chez les grands hommes, car, ainsi que Hazlit en a fait l’observation, il n’y eut jamais de grands hommes qui se crussent grands. Si, pourtant, comme l’a dit Mercier, le grand homme est celui qui ne perd jamais son cœur d’enfant, alors voilà l’homme dont la carrière nous paraît digne d’être dénommée grande.

Les affaires relatives aux voies ferrées sont cependant celles qui mettent en activité les facultés les plus puissantes de l’application aux affaires qui concernent chacun et sont comprises de tous. En vérité, l’on peut dire que les transactions d’affaires, les plaisirs, le bien-être et même le confort de chacun dépendent aujourd’hui beaucoup de la sagesse qui préside à la direction des chemins de fer. Ceux-ci sont entrés si intimement dans notre vie de chaque jour, que les gens ne cessent de penser de combien ils leur sont redevables. Mais là où ils réalisent bien cette vérité, c’est lorsque quelque grand désastre vient arrêter le courant ordinaire du trafic. À côté du labeur constant que nécessite la direction de ce vaste courant du trafic, les gérants de chemins de fer doivent se tenir en tout temps prêts à la guerre. C’est à dessein que je me sers du mot : guerre ; car la compétition entre eux, c’est la guerre, et souvent la guerre à coups de couteau. En même temps, il leur faut être sur leurs gardes contre les fraudes de toutes sortes, au-dedans et au-dehors. Aussi la loi a-t-elle dû composer tout un nouveau code à cause de tant de réseaux de voies ferrées différentes.

Quand un chemin de fer fonctionne depuis longtemps, tous les détails de son organisation sont concentrés dans un système précis, et il est comparativement facile à un homme d’expérience dans la direction des chemins de fer d’en assumer la gérance. Bien différente était la condition du chemin de fer du Pacifique Canadien, quand M. Van Horne en prit la direction générale.

Il avait à déterminer la route à suivre pour une partie considérable de la voie, à en surveiller la construction, à en organiser tous les départements, à choisir les hommes qui en prendraient la direction, en un mot à en créer toute l’organisation et à la mettre en mouvement. La manière dont il accomplit cette tâche herculéenne et le succès qu’obtint le chemin depuis le jour où M. Van Horne en fut chargé, sont des preuves magistrales de sa haute intelligence.

Quoiqu’il ait une carrière très occupée et qu’il se soit toujours dévoué avec une infatigable assiduité à l’accomplissement de ses devoirs, il a, cependant, trouvé le temps d’orner richement son intelligence. Il est très profondément, très largement versé dans la littérature, et il a de profondes connaissances historiques. Il aurait évidemment plus de réputation comme homme de science, s’il avait consacré plus de son talent aux études que recherchent ceux qui veulent faire servir les forces de la nature au bien-être du genre humain. Doué d’une pénétration intellectuelle extraordinaire et d’une mémoire prodigieuse, il n’oublie jamais ce qu’il a lu ou observé. Il se montre particulièrement habile en matière d’électricité, et, comme ingénieur, il pourrait prendre place parmi les hommes les plus capables de cette profession. Mais c’est comme artiste, comme peintre de paysage qu’il excelle. C’est son dada. Il aime l’art pour l’art. Non-seulement ses toiles montrent une maîtrise des mystères de la couleur, mais encore une compréhension de la nature et une connaissance intime de ses manifestations, que seuls peuvent acquérir un esprit et un cœur assoiffés de l’amour du grand et du beau.

Sa résidence, sur la rue Sherbrooke, à Montréal, l’une des plus somptueuses de cette cité de princes marchands, est remplie des trésors de l’art, d’œuvres des grands maîtres dont la valeur paierait la rançon d’un roi ; des objets d’un art plus moderne ornent aussi les murs de cette demeure splendide. On y admire encore une collection superbe de productions artistiques anglaises, flamandes, françaises, italiennes, chinoises et japonaises, non-seulement en peinture, mais en sculpture, bronzes, porcelaines et tapisseries, sans compter les vases antiques et les colonnes provenant des ruines des cités antiques. Il a su rassembler autour de lui tout ce que peut donner la richesse, jointe à un goût exquis. Quand il n’est pas absent de la ville, c’est ici qu’il reçoit les visiteurs, qui sont toujours admis et reçus de la façon la plus charmante qu’il soit possible d’imaginer. Simple, extrêmement modeste et de manières si engageantes, il met chacun à l’aise en un moment. Simplicité, droiture, sincérité, absence complète de prétentions, désir de plaire et qu’on lui plaise, sont les traits qui le caractérisent. Mais, de temps à autre, il révèle dans la conversation, évidemment à son insu, les profondeurs de son intelligence, que l’observateur entrevoit sous l’enveloppe de cette nature sans prétention. Aussi, ne sera-ce nullement exagérer de dire qu’il a souvent accompli des choses étonnantes dans la divination des caractères des hommes.

D’après ce que je viens d’en dire, on s’apercevra qu’un esprit aussi richement doué des qualités qui commandent au succès et qui, à en juger d’après sa carrière, l’ont conduit à l’apogée du travail sagement dirigé vers l’accomplissement de grandes et nobles choses, on s’apercevra, dis-je, qu’il doit être mû par les principes de la plus parfaite philosophie. Et tel est le cas. Il semble avoir saisi le sens de la vie dans toutes ses acceptions et personne ne l’approche sans être profondément impressionné par sa force et sa pénétration mentales. En affaires, il est tout aux affaires. Dans la vie privée, c’est le plus gai compagnon, le meilleur et le plus gentil des hommes. Le succès ne l’a pas gâté, et ses fautes, quelles qu’elles aient pu être, ont dû provenir de nécessités inhérentes à la nature humaine qui — comme l’une de ses propres locomotives — marche vers ses destinées avec une précision, une vitesse et une force irrésistibles.

CARROLL RYAN.
Montréal, 19 novembre, 1892.


(Traduction de Joseph Marmette.)