Les hommes du jour : Wilfrid Laurier
WILFRID LAURIER
Ce nom me reporte juste vingt-cinq ans en arrière.
C’était dans la petite rue Saint-Gabriel, à l’aboutissant de la rue Sainte-Thérèse, au premier étage d’une ancienne maison démolie et remplacée depuis, dans le bureau de rédaction de l’Union Nationale, où Médéric Lanctôt recevait ses clients, recrutait son parti, et jetait aux quatre vents de Montréal et du pays les articles incendiaires qui faillirent faire avorter le projet de confédération des Provinces. Combien d’hommes importants j’ai connus là !
Le plus célèbre est sans contredit Wilfrid Laurier, le chef du parti libéral pour tout le Dominion, l’orateur parlementaire sans rival, celui que nos compatriotes anglais ont surnommé, ainsi qu’un nouveau Chrysostome, Silver-tongued Laurier. Je crois le voir encore, assis à son pupitre, tout au bout de la pièce, le dos tourné aux visiteurs, feuilletant des dossiers et couvrant d’une écriture élégante et rapide les longues pages d’un document judiciaire, absorbé dans son travail, et comme inconscient de tout le brouhaha politique qui lui bourdonnait aux oreilles.
J’avais remarqué cette gravité recueillie au milieu d’une telle agitation, ce calme si rare dans l’atmosphère fiévreuse où se fondaient, s’écrivaient et s’imprimaient les journaux du temps, et j’allais donner cours à ma curiosité, lorsque le jeune avocat se leva, prit son chapeau, et, serviette sous bras, passa devant moi pour se rendre au palais.
— M. Laurier, mon associé en basoche, me dit Lanctôt ; un futur ministre !
Laurier sourit, et, comme il était pressé, nous n’échangeâmes que quelques mots. Quand la porte se fut refermée sur lui :
— Faites attention à cette tête-là, ajouta Lanctôt ; c’est celle d’un gaillard qui fera son chemin. Il est poète, orateur, penseur, juriste, tout ce que vous voudrez. C’est un homme de l’avenir.
Je n’avais pas besoin de cette recommandation : Laurier possède une de ces physionomies qui frappent au premier coup d’œil ; une fois aperçue, elle se photographie dans la mémoire et ne s’oublie jamais.
Je fus quelques années sans revoir celui qui devait être mon voisin de fauteuil au parlement fédéral, et avec qui les circonstances devaient m’unir plus tard par les liens d’une amitié si honorable pour moi. Quand j’entendis de nouveau parler de lui, j’habitais Chicago. Il donnait sous sa signature, dans je ne sais plus quelle publication périodique de l’époque, un récit, moitié conte moitié légende, où se mêlaient, dans un style clair et vigoureux, à d’intéressants détails historiques, des peintures de mœurs qui trahissaient un esprit d’observation très original, en même temps qu’une rare connaissance de la langue. Je n’ai jamais vu la fin de ce travail. La publication en fut interrompue par un événement dans la vie de Laurier.
C’était en 1867. Éric Dorion venait de mourir, et le Défricheur, ce journal populaire qui avait si vaillamment fait les luttes et assuré les victoires du parti libéral dans les cantons de l’Est, allait disparaître avec lui, lorsque le jeune associé de Lanctôt partit pour l’Avenir, chargé de relever la plume que venait de laisser tomber l’infatigable patriote et démocrate. Mais il fallait autre chose que du talent et du courage pour maintenir une entreprise dont l’administration avait été depuis longtemps négligée ; et les capitaux nécessaires manquaient à Laurier. Du reste, son talent réclamait une autre arène. Le barreau l’appelait.
Il ne revint pas à Montréal cependant. Cette vie nouvelle et pleine d’activité des cantons de l’Est, qui avançaient alors encore plus rapidement qu’aujourd’hui dans la voie du progrès et de la fortune, l’avait captivé. Et, un beau matin, sans autre bagage que sa mince garde-robe et quelques livres de droit, mais riche d’espérance et sûr de lui, le futur homme d’État frappait à la porte de l’unique hôtel de Saint-Christophe, chef-lieu du district judiciaire d’Arthabaska ; et, le lendemain, les habitants de l’endroit lisaient avec indifférence, sur une petite enseigne bien modeste, ces trois mots destinés à un si vaste retentissement : Wilfrid Laurier Avocat.
C’est dans ce même village — aujourd’hui Arthabaskaville — que nous renouâmes connaissance en 1870. Je fus frappé par l’élévation de cette intelligence, par la tournure si philosophique de cet esprit dont la multiplicité et la variété des connaissances étonnaient dans un pays où les hommes de profession croient se compromettre en lisant autre chose que les livres qui traitent de leur spécialité.
Mais il ne faut pas que mes souvenirs personnels me fassent trop anticiper sur l’ordre chronologique d’une biographie. Afin de procéder plus régulièrement, remontons jusqu’au 20 novembre 1841, jour où naquit, à Saint-Lin, comté de l’Assomption, celui de nos hommes publics, peut-être, qui ait encore su commander le plus universel respect dans le pays. Son père, M. Carolus Laurier, arpenteur de profession et citoyen sans reproche, mit le jeune Wilfrid au collège le moins éloigné — celui de l’Assomption — où, dès l’âge de treize ans, il commença à manifester la supériorité intellectuelle, l’amour de l’étude et la droiture de caractère qui devaient si hautement le distinguer plus tard. Il ne pouvait manquer d’être excellent élève et de mériter l’estime de ses professeurs ; cependant — c’est M. David qui le dit — cela n’empêcha point qu’il « se fit punir plus d’une fois pour être allé, sans permission, entendre plaider à la cour du village ou applaudir les orateurs politiques, la vocation s’affirmant en dépit du règlement. »
En 1860, on le retrouve à Montréal, feuilletant le Pandectes et la Coutume de Paris, dans l’étude de Me Rodolphe Laflamme, qui fut son collègue plus tard, à titre de ministre de la Justice, dans le cabinet Mackenzie.
Admis au barreau en 1864, il exerça sa profession durant deux ans, en société, connue il est dit plus haut, avec Médéric Lanctôt, ce journaliste et tribun tapageur dont la popularité fut un moment si bruyante, et qui devait s’éteindre dans une si triste obscurité. Ce milieu remuant ne convenait guère au tempérament calme et méthodique de Laurier ; et ce fut peut-être là une des raisons qui l’engagèrent à s’éloigner de Montréal, où les circonstances ne pouvaient manquer de le rendre plus ou moins solidaire des écarts de jeunesse où tombaient quelquefois certains libéraux trop enthousiastes pour être prudents.
Quoi qu’il en soit, Laurier eut bientôt acquis, dans le district où il s’était fixé, une grande réputation d’avocat et de jurisconsulte ; et ses merveilleuses aptitudes oratoires, son honorabilité en affaires, sa nature douce et bienveillante, sans compter le charme exquis de ses manières, lui créèrent une telle popularité, que la division électorale de Drummond et Arthabaska, aux élections provinciales de 1871, le porta à la députation pour la Chambre de Québec, par une majorité de 1,000 voix sur l’ancien député, M. Hemming, son concurrent.
Son début à l’Assemblée législative fit sensation. Quel était donc ce jeune député, qui n’avait pas trente ans et qui traitait ainsi, du premier coup, les plus hautes questions politiques avec cette franchise et cette autorité ? Quel était donc ce nouvel orateur, disert, érudit, captivant, qui en imposait même à ses adversaires par sa parole si châtiée, si élevée, si courtoise dans le blâme ou l’ironie, surtout si mesurée dans l’entraînement de la discussion ?
L’effet produit fut magique. Je crois entendre encore le tonnerre d’applaudissements qui ébranla les galeries, lorsque, à la fin d’une période imagée où il avait fait défiler, sous les regards de ses auditeurs, la caravane immense et triste de nos compatriotes émigrant aux États-Unis, l’orateur jeta au gouvernement du jour son allusion sanglante au mot célèbre des condamnés de l’ancienne Rome : Ave, Cæsar, morituri te salutant !
Le lendemain, le nom de Laurier était dans toutes les bouches. Et tout le monde se souvient comme ces deux syllabes, dans leur signification héroïque, sonnaient juste et clair, avec leur timbre de pièce d’or pure de tout alliage et frappée au bon coin !
J’ajouterai de suite que, plus tard, au cours de la carrière si mouvementée du jeune débutant de 1871, dans sa vie privée comme dans sa vie publique, pas une défaillance, pas un instant d’oubli, pas un mouvement maladroit, pas une phrase hasardée, pas un mot malheureux, ne sont venus altérer en rien l’éclat de ce premier succès. Au contraire, quelles qu’aient été les circonstances difficiles où il se soit trouvé, les lourdes responsabilités qu’il lui ait fallu assumer, les obstacles et les préjugés avec lesquels il dût combattre corps à corps, il a grandi sans cesse, surpassant chaque fois l’attente de ses admirateurs, toujours de plus en plus étonnés par sa souplesse d’esprit et la variété de ses ressources.
Rien de médiocre, toujours des coups de maître. Aussi, quand son début retentissant à l’Assemblée législative de Québec l’avait placé au rang suprême parmi les plus brillants orateurs français de sa province, celui qui signala son arrivée à la chambre des Communes, en 1874, le mit d’emblée presque hors de pair parmi les debaters anglais de la Confédération,
Ce fut une circonstance solennelle, et nul de ceux qui étaient là présents ne saurait en perdre jamais le souvenir. Il s’agissait de l’expulsion de Louis Riel, le révolté du Nord-Ouest, qui, accusé du meurtre de Thomas Scott et fuyant la justice, venait d’être élu député de Provencher, et s’était fait assermenter à ce titre sans toutefois oser prendre son siège. La question était brûlante et passionnait terriblement les esprits. Des antipathies de races l’envenimaient encore. Les mots de clémence, de justice, de bonne harmonie n’avaient plus de signification aux oreilles de plusieurs. Il fallait un maître en éloquence pour défendre le contumace en face de ses plus mortels ennemis, et manœuvrer, sans encombre ni heurts, à travers les monceaux et l’enchevêtrement de préjugés soulevés contre le chef métis. Le débat durait depuis deux jours, violent, enflammé. Enfin Laurier se lève : — Mr. Speaker, dit-il…
On savait Laurier éloquent ; il avait déjà pris la parole en français à l’ouverture de la session ; mais on ne croyait pas, on n’avait pas l’idée qu’il hasarderait sa réputation en essayant de prononcer un discours en anglais, dans une circonstance aussi scabreuse. La surprise fut grande, mais ce fut une révélation. Je ne crois pas qu’aucun orateur, si ce n’est lui-même, ait remporté depuis un pareil succès dans nos assemblées délibérantes.
À mesure que, dans son langage si élégant et si académique, le brillant discoureur entrait tranquillement dans le cœur de son sujet, un silence de tombeau se répandait dans la vaste salle, et les députés anglais prêtaient l’oreille avec étonnement à ce charmeur qui maniait leur langue avec plus de grâce qu’eux et qui leur disait de cruelles vérités sur un ton qu’ils ne pouvaient s’empêcher d’applaudir. Tous s’entre-regardaient, émerveillés.
Laurier tint l’auditoire entier suspendu à ses lèvres durant plus d’une heure. Pas un seul instant sa prodigieuse éloquence ne faiblit. Il faut l’avoir entendu. Il développait les principes et les doctrines du droit judiciaire et constitutionnel avec l’aisance d’un vétéran parlementaire et la précision d’un dialecticien consommé. Les faits se groupaient, les preuves et les autorités s’amoncelaient, les arguments s’échafaudaient les uns sur les autres avec une logique serrée, vivante, inexorable, et les conclusions arrivaient d’elles-mêmes, sans efforts, mais irrésistibles. Et cela admirablement enchaîné, coulant de source, sans une hésitation, sans un bégaiement, sans une syllabe de trop, avec un organe sonore et vibrant, une richesse et une variété d’intonations superbes, un geste sobre et précis, une attitude aussi naturelle que magistralement digne.
L’enthousiasme fut immense. Il avait déjà repris son siège depuis cinq minutes, que les applaudissements éclataient encore, tandis que les ministres et les députés les plus importants défilaient devant lui pour lui prodiguer leurs poignées de mains et leurs félicitations. Le futur chef de parti venait d’affirmer son droit au premier poste, en disant : Ego nominor leo ! Cette fameuse harangue n’eut qu’un défaut, celui d’en décourager plus d’un. J’entendis un député dire : « Si ce discours eût été prononcé au commencement du débat, personne ne sait s’il n’eût pas emporté le plateau de la balance. »
En tous cas, Laurier avait gagné sa partie, à lui ; dès ce moment, sa place fut marquée au ministère. Il y fut appelé en 1877, à la retraite de M. Cauchon, qui venait d’être nommé lieutenant-gouverneur pour le Manitoba.
Chose singulière et qui fournit un exemple bien frappant des aberrations populaires comme des vicissitudes souvent incompréhensibles de la vie politique, le nouveau ministre, qui, aux élections précédentes, avait été nommé par une majorité de plus de 700 voix sur son concurrent, M. Tessier, un notaire distingué et très éloquent, ne put se faire réélire, malgré le surcroît d’influence qu’aurait dû lui donner son porte-feuille de ministre de l’Accise. Il fut défait par un honnête et inoffensif marchand de village, qui l’importa sur lui par 21 voix de majorité !
Ce fut pour le gouvernement Mackenzie un échec dont il ne se releva pas. Laurier eut beau revenir dans la capitale, le mandat de Québec-Est à la main, le branle était donné, la bascule commençait à jouer. L’immense popularité du jeune ministre dans le reste du pays n’y put rien.
Néanmoins, la défaite écrasante que subirent les libéraux, l’année d’après, n’atteignit nullement son prestige personnel. Il avait dit en rentrant au parlement — ces paroles sont reproduites en légende au bas d’une gravure de journal illustré, qui le représente hissant un drapeau sur un bastion : — « J’ai arboré l’étendard libéral sur la vieille citadelle de Québec, et je l’y maintiendrai. »
Il a tenu parole. Aujourd’hui, non-seulement la ville, mais encore le district de Québec sont devenus le château-fort du libéralisme dans la Province. M. Mercier a complété l’œuvre ; mais Laurier avait, en effet, glorieusement hissé le drapeau, et son nom ne contribue pas peu, encore à l’heure qu’il est, à soutenir et activer la brise qui souffle dans ses plis.
Maintenant, deux événements, dans la vie de celui dont j’ai entrepris d’esquisser le portrait, l’ont, entre tous, placé au rang des hommes exceptionnels : l’un, en faisant éclater de la façon la plus complète possible l’immense autorité que lui ont conquise son talent et son caractère ; l’autre, en mettant en relief toute la souplesse de ce talent, et découpant en saillie lumineuse la fière virilité de ce caractère ; l’un en posant sur son front une couronne que bien peu de ses compatriotes ont pu rêver de ceindre ; l’autre en le montrant victorieusement aux prises avec tout ce que les complications politiques, les haines de croyances et de races, unies à l’acharnement des factions, peuvent inventer pour paralyser les plus nobles efforts, déjouer la plus habile tactique, terrasser les plus puissants jouteurs.
Je veux parler de son élection comme chef du parti libéral pour toute la Confédération, et de sa grande tournée oratoire de l’année dernière dans la province d’Ontario.
La population française se trouvant, dans le pays, en face d’une population d’origine britannique quatre fois supérieure en nombre, il avait toujours été réputé très difficile, sinon impossible, pour un Canadien-Français, d’arriver au premier poste dans l’un ou dans l’autre parti, — non pas précisément à cause de l’intolérance des députés, mais à cause de la répugnance naturelle des masses à se mettre à la remorque d’un chef non choisi parmi les « nôtres, » one of ours.
Pour un parti, prendre un chef dans un groupe en minorité, c’est non-seulement se priver d’un élément de succès des plus considérables, c’est froisser le sentiment de l’électeur et mettre la cause même en danger. Or cette considération, en politique la première de toutes, s’est effacée tout entière devant le prestige de notre compatriote. Et, bien que le parti libéral anglais comptât des hommes de la taille de Sir Richard Cartwright, de Mills, de Jones, d’Edgar, de Patterson, de Davies, le jour où des raisons de santé forcèrent Edward Blake à remettre son bâton de maréchal entre les mains d’un lieutenant, ce fut Laurier qu’on choisit à l’unanimité pour le remplacer à la tête du parti.
Le choix était inattendu, parce qu’il paraissait impossible. Il a été fait, cependant, sans hésitation et d’une seule voix.
Laurier a-t-il répondu à cette confiance de façon à ne désappointer personne ?
Quelques-uns disaient de lui : « On peut être charmant discoureur, logicien puissant, et même orateur parlementaire hors ligne, sans pour cela avoir la valeur d’un chef de parti. On peut compter de brillants états de service, posséder même la bravoure d’un héros, sans avoir les qualités d’un général. On peut être un admirable soldat, sans être un grand capitaine. Laurier sera-t-il au premier rang ce qu’il a su être au second ? »
Eh bien, là aussi, sur ce terrain pourtant si glissant, l’attitude ferme et habile du jeune leader a plus que justifié le choix du parti, plus que satisfait l’attente de ses admirateurs ; elle les a étonnés, — je dirais même déconcertés, si le mot ne comportait pas double signification.
Un des Anglais les plus influents du groupe libéral me disait dernièrement encore : « He is marvellous. » Et le mot sonne juste. Laurier n’est pas un chef ordinaire. Renseigné sur tous les points, toujours prêt à la riposte, jamais découvert, d’une prudence sans pareille dans ses mouvements, ne laissant rien au hasard, charmant ses amis par sa crânerie, désarmant ses adversaires par sa loyauté courtoise autant qu’il les étourdit par ses brillantes charges à fond de train, il ne fait jamais une fausse manœuvre, ne se laisse jamais prendre au dépourvu ; et, s’il n’écrase pas l’ennemi à chaque rencontre, au moins est-il bien rare qu’il ne le couche pas sur le champ de bataille.
Mais c’est quand il faut disposer d’une question vitale, presser l’application d’un important principe économique ou humanitaire, quand il faut frapper le coup suprême qui décide du sort d’une campagne, que Laurier se dresse de toute sa hauteur et sait déployer toute son envergure.
Alors, si la nouvelle transpire au dehors, si l’on apprend que Laurier doit parler, la foule se précipite, les galeries se bondent de spectateurs sûrs d’assister à une éclosion rayonnante et d’entendre une pièce oratoire digne de figurer parmi les plus belles pages d’éloquence parlementaire. Et personne ne s’en retourne désappointé.
Or toutes ses qualités de chef politique, notre vaillant compatriote les a déployées surtout dans sa récente campagne chez nos voisins d’Ontario.
On sait quels préjugés avaient été soulevés, depuis deux ou trois ans, dans cette partie du pays, contre tout ce qui porte chez nous le nom de français et de catholique. Le brandon de la discorde, secoué par quelques fanatiques désireux de pêcher en eau trouble, avait enflammé les esprits. Le vieux levain des haines anciennes avait fermenté partout, et, au nom de prétendus droits menacés, on avait réussi à soulever contre nous et notre province une portion considérable de la population d’Ontario. Les chefs réagissaient de leur mieux et faisaient des efforts inouïs pour enrayer le mouvement, au risque d’être emportés par la débâcle ; mais, voyant, malgré tout, le danger des plus sérieux conflits grandir sans cesse, les libéraux de la province sœur crurent n’avoir rien de mieux à faire que d’appeler Laurier à la rescousse.
Je n’ai pas à signaler ici les causes de ce soulèvement déplorable, ni à partager entre qui de droit la somme des responsabilités encourues ; je constaterai seulement que, dans les circonstances, pour un chef de parti français et catholique, aller ainsi en plein Toronto affronter les cris furieux de — No popery ! No French domination ! c’était plus que de l’héroïsme, c’était de la témérité. Autant aller défier un tigre dans les jungles, disait-on.
Et quand le jeune chef eut accepté la tâche presque surhumaine qu’on lui imposait : — « C’est la fin de Laurier, » ajoutèrent plus d’un sous forme de conclusion.
Et cependant Wilfrid Laurier est revenu vainqueur. À sa parole généreuse et franche, devant cette nature éminemment conciliante, sachant unir, avec tant de discrétion et d’à-propos, la fermeté qui dompte à la douceur qui captive, en face de cet esprit large et libéral, s’élevant sans le moindre effort au-dessus des mesquines considérations qui divisent trop souvent les sociétés et les individus, et planant libre de tout lien dans les calmes régions de la tolérance philosophique et chrétienne, le fanatisme dut rentrer ses ongles et l’armée de préjugés battre en retraite.
Les adversaires se rendaient en foule aux assemblées, quelques-uns décidés à interrompre l’orateur, à le siffler, à lui répondre par des huées, à l’empêcher même de se faire entendre ; et tous s’en revenaient, sinon convaincus et convertis, du moins adoucis et charmés. Jamais tribun n’avait vu se dresser devant lui plus d’obstacles à combattre, et jamais tribun ne pouvait les attaquer plus victorieusement.
En somme, cette campagne redoutable se changea en tournée triomphale ; et le résultat des dernières élections dans la province d’Ontario est peut-être plus qu’on ne le pense le témoignage pratique de son efficacité.
La grande puissance de Laurier, c’est qu’il domine les circonstances au lieu de se laisser dominer par elles. Il n’obéit pas, il commande. Et puis il est tout d’une pièce ; sa pensée méditative et profonde le fait en tout remonter aux principes, et des principes son esprit méthodique le fait descendre au système. Ce n’est pas l’homme des expédients, c’est l’homme du raisonnement. Aussi toute son œuvre forme-t-elle un ensemble compact. Sans être en aucune façon un idéologue dans le sens étroit de cette expression, il se résorbe, en quelque sorte, dans une idée primordiale, qui est comme la synthèse de cette intelligence si variée et en même temps si peu complexe.
Cette idée peut se résumer en deux mots : le patriotisme servi par le libéralisme. Patriotisme avancé, libéralisme restreint. Patriotisme avancé, c’est-à-dire large, éclairé et sachant regarder l’avenir en face ; libéralisme restreint, c’est-à-dire délivré de toutes les exagérations et de tous les rêves utopiques dont il s’enveloppe souvent dans certains pays de l’Europe.
Laurier voit loin, parce qu’il regarde de haut. Pour la même raison, il aperçoit beaucoup à la fois, et son œil sait d’autant mieux embrasser l’ensemble. De là probablement chez lui cette unité de la pensée, qui, pour ainsi dire, taille l’homme d’un seul bloc comme une statue de marbre. De là peut-être aussi l’inflexibilité de son caractère. Car, si rien n’est plus souple que l’éloquence de Laurier, rien n’est plus rigide que son esprit sur une question de principe. C’est le chêne de Lafontaine : il peut rompre, mais ne pliera jamais.
N’est-ce pas là aussi ce qui fait qu’on le dirait un peu fataliste ? Un revers ne l’affecte pas plus que le succès ne l’étourdit. Il le reçoit presque avec le même sourire. Son échec de 1877 était un terrible coup porté en pleine poitrine ; c’était un effondrement inattendu, peut-être fatal. J’étais près de lui, ce soir-là, avec d’autres amis ; nous nous sentions écrasés. Or sa bonne humeur n’a pas dévié d’une ligne de son calme habituel, et sa main n’a pas eu le plus léger tremblement sur le verre qu’il leva à la santé des jours meilleurs. Je me demande si, de même que le doit et l’avoir dans les livres d’un caissier, les événements heureux et malheureux n’entrent pas en ligne de compte prévue comme partie nécessaire de l’ensemble dans les calculs de cette âme à la trempe si profondément philosophique.
Je l’ai dit plus haut, Laurier est un patriote, mais c’est un patriote de son temps ; et, si bizarre que soit l’expression, j’ajouterai : de son pays. D’autres, parmi nous, peuvent être plus français que lui : je veux dire plus enthousiastes des institutions françaises. Nul n’est plus véritablement canadien. Sa patrie, c’est le Canada, et non pas seulement la province de Québec. C’est vers le Canada tout entier qu’il dirige constamment ses vues et ses préoccupations patriotiques. Il aime sa race, il en est fier ; mais il cherche à développer chez lui et chez les autres ce qu’il y a d’élevé dans ce sentiment, et non ce qu’il peut avoir d’étroit et d’exclusif.
Quand à son libéralisme, il en a emprunté toute la formule aux seuls grands prêtres de la démocratie anglaise, et il en trouve l’essence dans la constitution de l’Angleterre, cette constitution assez élastique, suivant son expression, pour embrasser toutes les idées nouvelles, et assez solide pour servir comme d’arche entre les institutions du passé et les aspirations de l’avenir.
Aussi n’est-il pas de ceux qui déplorent outre mesure les vicissitudes de fortune qui ont introduit au Canada la domination britannique. Il aime les institutions politiques dont celle-ci nous a dotés ; et il ne s’en cache ni chez nous ni ailleurs, quitte à travailler plus tard, à modifier ces mêmes institutions suivant les besoins des circonstances et de l’heure, lorsque l’intérêt du pays l’exigera. Cette manière d’entendre le patriotisme se trouve admirablement développée dans la péroraison du mémorable discours sur le Libéralisme politique, qu’il prononça à Québec, le 26 juin 1877. Cette péroraison mériterait d’être citée. Elle donne la note de Laurier sous bien des rapports. Chose rare chez les orateurs à parole facile et nombreuse, son éloquence ne s’abandonne jamais à la fougue. Elle vous intéresse, plutôt qu’elle ne vous secoue. Elle ne vous fait pas toujours passer le frisson dans les cheveux, mais elle vous berce, vous gagne, vous convainc. L’enthousiasme qu’elle provoque est raisonné. Point de périodes ou d’images ne visant qu’à l’effet littéraire ; nulle recherche d’esprit ni d’expressions sonores ; jamais d’appels exclusifs aux sentiments ou aux passions de l’auditoire ; rien que du bon sens, de l’honnêteté, de la logique ; la vérité toute belle et toute pure, dans une langue correcte, savante, abondante, mélodieuse au possible, et pleine d’une énergie virile, devinée plutôt que sentie, sous la nervosité d’une phrase limpide comme l’eau de roche.
Par-ci par-là, un aphorisme bien trouvé résumant une situation ; une considération toute nouvelle, et si naturelle pourtant qu’il vous semble l’avoir sentie germer dans votre cerveau en même temps que l’orateur ouvrait la bouche pour l’énoncer ; une de ces phrases concluantes qui se stéréotypent d’elles-mêmes dans la mémoire comme la solution du problème débattu ; un de ces mots brusques, inattendus, à l’emporte-pièce, qu’on dirait frappés comme une médaille de bronze et qui restent. Et, par-dessus tout, une conviction communicative, presque irrésistible. Il est impossible de l’écouter cinq minutes sans se dire. Voilà un honnête homme qui parle. Vir bonus dicendi peritus !
Au physique, Laurier est la distinction même. Il serait remarqué dans une réunion de ducs et pairs. Grand, mince, élancé, de tournure élégante, il impose par la dignité de son maintien et par je ne sais quelle grâce inaffectée, probablement inconsciente, qui règne dans toute sa personne.
La figure est glabre, le teint mat ; les traits, sans être absolument réguliers, sont beaux ; le regard est ferme et bienveillant, la bouche singulièrement expressive. Toute la physionomie respire le calme et l’indulgence. La tête, où la chevelure flottante et à demi bouclée encadre encore assez richement un front large et méditatif, se dresse droite et grave avec un grand air d’autorité, tempéré par l’expression sympathique qui se dégage du personnage tout entier. Au fait, une corrélation frappante entre le physique et le moral, entre la personne elle-même et le caractère de son talent.
Dans ses relations sociales, Laurier ne perd rien de son prestige. Affable et hospitalier chez lui, d’un commerce charmant chez les autres, la main et le cœur largement ouverts à tous et partout, il se serait fait même une réputation d’homme du monde, si sa renommée comme homme d’État eût laissé place pour une rivale.
Il a même cette suprême qualité chez les forts et chez ceux dont la gloire a consacré le mérite, de ne jamais faire sentir son écrasante supériorité à personne. Tout le monde est à l’aise avec lui. Grand homme en public, aimable cavalier chez les dames, bon camarade dans l’intimité — l’éclat de rire sur les lèvres franc et sonore comme sa parole, voilà Laurier.
On ne s’étonnera pas, après ce portrait — aussi fidèle que ma main ait pu le tracer — si j’ajoute que Laurier est d’une loyauté absolue, vis-à-vis même de ses adversaires. Ils se plaisent à le proclamer, du reste. Sir John Macdonald, paraît-il, disait un jour à quelqu’un : — « Je puis me fier sans crainte à Laurier ; il serait incapable, le voulût-il, de manquer à sa parole. »
Et comme couronnement de toutes ces belles qualités, une admirable possession de lui-même dans toutes les circonstances de la vie !
En somme, pas un nuage : une impeccabilité désespérante. On se demande ce qui manque à cet homme. Hélas ! oui, il lui manque quelque chose : un fils, qui serait l’héritier de son talent et de ses vertus civiques.
Mais, si Laurier n’a pas d’enfants, son intérieur n’en est pas moins un des plus agréables qu’on puisse visiter. J’essaierais de le peindre, si M. Willison, du Globe, dans un article intitulé : Laurier at Home, ne l’avait fait d’une telle main de maître, qu’il serait imprudent pour tout autre de l’essayer après lui.
Je me contenterai de joindre aux siens mes hommages et mon témoignage d’admiration à l’adresse de Mme Laurier la digne compagne de l’homme qui — s’il n’est pas, comme Papineau, le type de ma race — a cette autre gloire, aussi enviable au moins, d’en être le modèle,