Les hommes du jour : Adolphe-Basile Routhier


La Compagnie des moulins de papier de Montréal.


A. B. ROUTHIER

A. B. ROUTHIER



Si, un jour, il prenait fantaisie à un de nos littérateurs de faire l’histoire de nos luttes électorales, il ne saurait se dispenser de consacrer un long chapitre au comté de Kamouraska. C’est là que la bataille a été la plus vive, la plus prolongée. Rouges et bleus se faisaient une lutte acharnée d’une génération à l’autre. Les deux camps se préparaient à la bataille longtemps à l’avance, ou plutôt ils étaient toujours prêts, car, dans les intervalles du grand combat, on se livrait à des escarmouches sans nombre. Deux hommes y personnifiaient les passions électorales montées à un degré inouï de violence : MM. Letellier et Chapais. Ce n’étaient pas les premiers venus que ces athlètes politiques : doués tous deux de qualités intellectuelles qui les rendaient l’idole de leurs partisans, ils jouissaient d’un grand prestige dans leur parti respectif, qui était heureux de leur confier les premières positions. Mais à l’époque dont nous voulons parler, tous deux avaient pris leurs « invalides, » le sénat ayant reçu dans son sein ces hommes de combat qui léguaient à leurs partisans des animosités bien enracinées dans ce sol belliqueux.

C’est par ce champ de bataille tout fumant de poudre que le magistrat éminent, l’écrivain hors de pair, l’orateur de nos grandes fêtes nationales, dont nous voulons faire le portrait, voulut, un jour, entrer dans la carrière politique. On ne dira toujours pas qu’il se présentait en timide, qu’il voulait tenter de pénétrer dans la place par une porte discrète, s’ouvrant facilement sur notre Chambre des Communes prête à le recevoir. Il fallait une âme fortement trempée pour recueillir la succession de M. Chapais et accepter un héritage chargé d’un demi-siècle de haine et de colère. Aussi portait-il bientôt la peine de son audace, et ses amis regrettèrent-ils de voir tomber au champ d’honneur M. Routhier, dont notre province connaissait déjà le nom, et qui s’était signalé dans la presse par des articles de polémique ardente.

Ce fut un regret général dans le parti conservateur de Québec, qui fondait, avec raison, de brillantes espérances sur le candidat battu. Nous estimons, nous, au contraire, que les électeurs de Kamouraska rendirent, ce jour-là, — sans le vouloir — un service signalé aux lettres canadiennes, en n’accordant pas à M. Routhier leur confiance. Certes, il était du bois dont on fait les hommes d’État ; mais, franchement, si la politique l’avait absorbé, comme tant d’autres, pour l’épuiser et le broyer entre ses meules implacables, nous l’aurions vu bientôt ministre, premier ministre peut-être, mais admirerions-nous dans nos bibliothèques les œuvres que nous sommes si fiers de montrer à l’étranger ? Entendrions-nous, dans les grandes circonstances où la nationalité cherche un interprète de ses passions et de ses sentiments, cette voix d’un charme si pénétrant, qui connaît si bien le chemin des cœurs et sait, avec un art incomparable, faire vibrer les fibres du sentiment ? Sans doute, nous aurions un orateur politique de plus pour remuer les foules, les agiter, les tenir sous l’empire des passions factices ; mais il nous manquerait l’orateur académique, au style soigné, à la parole qui se développe en périodes harmonieuses pour traduire les élans du cœur et qui possède l’organe qu’il faut pour développer ces grandes pensées, partage des hommes d’étude et de recueillement. Au reste, ne vous semble-t-il pas que ceux que Dieu a marqués au front du sceau du génie littéraire ne devraient point s’aventurer dans la mêlée politique ? Leur place n’est-elle pas plutôt en dehors de la foule, loin du bruit et des clameurs populaires ?

Comme les Chapleau, les Laurier et tant d’autres arrivés au sommet dans notre société, qui ne connaît pas de barrière au talent, M. Routhier est un enfant du peuple. Il a vu le jour sur les bords du lac des Deux-Montagnes. C’est là qu’il a subi ces premières impressions qui ont souvent tant d’influence sur la destinée de l’homme, selon l’inspiration qui les fait naître. Nous songions à lui demander à lui-même de nous communiquer ses premiers souvenirs, lorsque, par une bonne fortune inespérée, un ami nous passa quelques notes tirées de lettres intimes du juge Routhier, sur cette période de sa vie :

« Vous me demandez quelques renseignements sur mon enfance. C’est m’induire en tentation de vous écrire un volume : car c’est me reporter à une époque pleine de mille souvenirs touchants, qu’il me serait bien doux de perpétuer. Mais ces récits n’auraient peut-être de charmes que pour moi.

« Je dois donc chasser sans merci — et non sans regrets — tous les gracieux fantômes que ma mémoire évoque dès que je songe au toit natal.

« Qu’il me suffise de vous dire que je suis né dans une paroisse qui fait peu de bruit dans le monde et qui porte bien son nom, Saint-Placide, comté des Deux-Montagnes.

« Si vous passez jamais en cet endroit, vous y verrez, à une quinzaine d’arpents du village, sur une petite colline rocheuse, une maison en pierre blanche, ombragée de grands ormes et flanquée, d’un côté, par un verger, et de l’autre, par un jardin. C’est là que je suis venu au monde, le 8 mai, 1839, et que s’est écoulée mon enfance.

« Cette maison est aujourd’hui passée en mains étrangères, et la famille qui l’habitait naguère est dispersée ; mais il n’est pas une des pierres qui la composent, pas un des arbres qui l’ombragent, que je ne vénère et ne chérisse.

« Le site en est charmant, et, de toutes les fenêtres de la façade, la vue s’étend au loin sur la rivière des Outaouais, qui, en cet endroit, est très large et ressemble à un beau lac encaissé entre les montagnes de Rigaud et d’Oka.

« Il y a sur ce rivage telles pierres favorites, tels gazons chéris, tels arbres bien-aimés, que je ne revois jamais sans attendrissement.

« Mon père, Charles Routhier, — était un cultivateur fort intelligent, mais qui ne savait pas lire. J’ai dit de lui dans mes Échos :

« Des chrétiens de nos jours il était le modèle :
Bon père, bon époux et citoyen parfait.
À la patrie, à Dieu toujours il fut fidèle ;
Et ce qu’il devait faire en ce monde, il l’a fait. »

« Ma mère, — Angélique Lafleur, — avait aussi une intelligence remarquable, et pratiqua toutes les vertus de la vie chrétienne. Des douze enfants qu’elle mit au monde, six sont encore vivants.

« Un jour, — j’avais onze ans. — un huissier entra chez nous, porteur d’un bref d’exécution, et saisit notre mobilier. Je me fis expliquer ce que cela voulait dire, et je me mis à pleurer. L’huissier dit alors à mon père : « La maîtresse d’école m’a parlé de cet enfant et dit qu’il a du talent ; mettez-le donc au collège : vous en ferez un avocat, et peut-être un juge. »

« Mon père s’est toujours souvenu de cette parole de l’huissier, qui n’avait pas cru être si bon prophète, et il me l’a souvent répétée.

« Ce qui est certain, c’est que mon entrée au collège fut décidée le jour-même ; et ce fut le dernier de mes beaux jours d’enfance sur les bords enchanteurs du lac des Deux-Montagnes. »

Comme on le voit par ces notes, M. Routhier ne doit sa haute situation ni à sa naissance, ni à la faveur. Il appartient à cette lignée d’hommes d’élite, issus de ces vieilles et humbles familles canadiennes, réserves longtemps inexploitées de sève et de force d’où la patrie tire, de nos jours, les mieux doués de ses enfants ; c’est là que se recrute incessamment cette aristocratie de l’intelligence, largement ouverte, et heureuse de s’incorporer tous ceux qui s’élèvent jusqu’à son niveau par les dons de l’esprit et le travail.

C’est au séminaire de Sainte-Thérèse que M. Routhier a fait ses études classiques. On dit que les dispositions premières des élèves annoncent toujours quelle sera, plus tard, la caractéristique de leurs aptitudes. Tel qui est fort en thème dans ses humanités se révèle excellent mathématicien dans la dernière partie de ses études, assez pauvre philosophe, et, s’il entre dans l’état ecclésiastique, pauvre casuiste ; si sa vocation l’appelle dans le monde, il devient excellent négociant, homme d’affaires de premier ordre : c’était une nature positive. Tel qui, au contraire, témoigne du goût pour la littérature, se plaît aux amplifications émaillées de fleurs de rhétorique, fait un philosophe distingué dans les dernières années de son cours, pour passer, plus tard, écrivain, avocat ou journaliste. Quiconque aurait fait alors des pronostics sur le jeune Routhier aurait risqué de passer pour un faux prophète. Chose étrange, en effet ; notre orateur, à l’imagination si puissante, se distingua tout d’abord, au collège, dans les sciences exactes. Ce n’est que beaucoup plus tard que s’éveilla en lui la vocation littéraire. Il fit son droit à l’Université Laval et alla s’établir à Kamouraska, où il exerça, pendant onze ans, la profession d’avocat. Il se fit en peu de temps une très belle clientèle ; mais il avait le travail facile et sa profession lui laissa le loisir de collaborer au Courrier du Canada et au Nouveau Monde. Il se fit connaître dès lors comme écrivain de race, et ses premiers coups de plume eurent le retentissement de coups d’épée. Il y avait, vers 1871, toute une pléiade d’écrivains brisés à la polémique, dans les deux camps, et M. Routhier eut à ferrailler contre de fines lames, qui s’appelaient Hector Fabre et Louis Fréchette. C’est vers ce temps-là, croyons-nous, qu’il soutint une polémique qui fit beaucoup de bruit dans notre monde littéraire de l’époque.

Quelques écrivains, mettant en commun leur esprit, publiaient, dans L’Opinion publique, sous le pseudonyme de « Placide Lépine, » une série de portraits dans lesquels plusieurs des hommes du jour se voyaient accommodés de toutes pièces. L’honorable M. Chauveau, entre autres, avait été pris à parti par le fameux Placide, dont le nom formait une violente antithèse avec les paroles. Ce n’était pas la bienveillance, tant s’en faut, qui distinguait ces portraits. La plus pure malice en broyait les couleurs ; les « portraiturés » ne se reconnaissaient pas sous les traits qu’on leur prêtait, au grand amusement de la galerie, toujours avide de méchancetés. Les rieurs se trouvaient tous d’un côté. Les choses étaient en cet état, lorsque Jean Piquefort vint, à son tour, faire de la peinture. D’une plume alerte, incisive, il traça les portraits des peintres couverts par Placide Lépine, et il en cuisit à ceux qui, jusque-là, avaient eu beau jeu. Sous son pinceau, la peinture se transforma en brûlure, et il y eut autant de rieurs d’un côté que de l’autre. Cette petite exécution faite, tout rentra dans le calme, sans que l’on ait gardé, ni à droite ni à gauche, de trop désagréables souvenirs de cette petite guerre. Disons, à l’éloge des uns et des autres, que l’on sut se tenir dans les bornes d’une critique, un peu acerbe, il est vrai, qui attaquait l’épiderme, mais n’allait pas au-delà. Jean Piquefort, qui n’était autre que M. Routhier, fournit alors la preuve la plus complète que, si son étoile l’eût jeté dans le journalisme, il aurait été l’un des polémistes les plus brillants et les plus redoutables.

Disciple et admirateur de Louis Veuillot, adversaire déclaré du libéralisme, il se pose fièrement sur le terrain politique, littéraire et religieux. C’est à ce triple point de vue que ses adversaires l’attaquent. Faisant face à tous, rendant coup pour coup, aux acclamations de ses amis devenus ses admirateurs, il prend un ascendant considérable sur la jeunesse. La force des choses le pousse au premier rang, en fait un chef d’école et un chef de parti. C’est pendant qu’il débute d’une façon si brillante, que le gouvernement l’appelle à la magistrature, en 1873. Parvenu à cette position, la plus honorable qu’un avocat puisse atteindre dans notre pays, il renonce au journalisme militant et à la politique. Le polémiste ardent et sarcastique fait place au magistrat intègre et éclairé ; mais il n’abandonne pas le culte des lettres. Il s’y livre, au contraire, avec plus d’ardeur. La magistrature, dans un district judiciaire comme celui de Saguenay, où les assises n’ont que peu de durée et les causes peu d’importance, ne constitue pas une lourde tâche pour un esprit aussi actif que le sien : elle lui laisse des loisirs qu’il sait utiliser en se livrant à de fortes études. Il ne faut pas avoir pratiqué longtemps les œuvres du juge Routhier pour constater que son talent n’est pas tout de surface, comme celui de tant d’écrivains. Il a creusé le fonds des choses ; il a demandé à la philosophie de lui en faire saisir les raisons ; il a pénétré les secrets de l’humanité, et la réflexion lui a fourni ces grandes et fortes pensées qui abondent dans tous ses travaux, qu’anime un souffle si puissant de foi et de science.

Jamais, chez lui, la source de l’inspiration n’est trouble. Elle ne reflète que l’orthodoxie la plus sûre. Si Corneille et Racine, de Maistre et Veuillot ont formé son style, les Pères de l’Église lui ont permis de puiser chez eux son immense savoir. Le premier de ses ouvrages, par ordre de date, s’appelle les Causeries du Dimanche. Chaque page y porte une forte empreinte religieuse. C’est sur elles que s’exerça la verve de ses premiers critiques. On le taxait de rigorisme ; on l’accusait de vouloir usurper le rôle du prêtre, de faire du veuillotisme en petit. Ce n’étaient pas, disait-on, des causeries, mais des sermons, des traités de morale, et le persifflage allait son train. Nous ne sommes pas de l’avis de ces critiques ardents, qui réformeraient probablement leur jugement aujourd’hui, s’ils en avaient l’occasion. Pour nous, elles sont d’une lecture attachante ; et, si ce sont des sermons, nous en aimons la douce austérité. Ses écrits subséquents, sans être d’une teinte religieuse aussi prononcée que les Causeries du Dimanche, trahiront toujours le fond de sa pensée ; et ce sera l’honneur de sa plume, d’avoir tracé, à travers ses œuvres, un acte de foi.

Au milieu de ses labeurs, il était en proie à une vive préoccupation. Il manquait quelque chose à son activité. Élevé au milieu d’un pays jeune, où l’histoire ne date que de deux cents ans, sur un sol qui conserve à peine les traces de nos temps héroïques, il brûlait de voir la vieille Europe, avec ses monuments contemporains des hommes et des événements dont le souvenir nous passionne enfant et nous attire homme fait. Il avait cette hantise des choses du passé, qui tourmente les âmes éprises d’idéal. Avec quel enthousiasme ne vit-il pas l’Europe dérouler devant lui ses richesses, et comme il dut passer d’un enchantement à un autre ! Aussi était-il admirablement préparé à apprécier les trésors artistiques du vieux monde. Ne profite pas qui veut d’un voyage de ce genre. Que de gens vont voir l’Europe Gros-Jean, et reviennent de même, avec quelques prétentions en plus ! Ce sont ces individus-là qui baillent à la Comédie-Française et ne trouvent matière à admiration qu’aux Folies-Bergères. Les voyages forment la jeunesse, complètent l’homme mûr, élargissent les horizons des uns et des autres. Les comparaisons forcées qui s’imposent à l’esprit, entre la patrie et les pays étrangers, dissipent bien des idées fausses, rapetissent certaines choses pour en agrandir d’autres, ramenant tout à un juste niveau. Mais, en ceci, chacun est impressionné selon ses moyens. Les uns rapportent des vues banales, des réflexions de guides. Ce n’est pas grand malheur encore ; mais, là où la calamité commence, c’est lorsqu’ils se mêlent, et à tout propos, de les communiquer à leurs voisins.

Cette rage de s’éditer a pris les proportions d’un fléau. C’est par centaines que les presses nous inondent chaque année de récits de voyages fastidieux, amas de redites. Tout autres sont les récits du juge Routhier. De prime abord, la marque d’un esprit original et prime-sautier vous frappe ; ce ne sont pas les réflexions du premier venu qui surgissent de ces pages animées. Quelle variété dans le récit ! Tantôt ce sont des souvenirs historiques qui se pressent sous sa plume, avec les réflexions qui naissent d’elles-même dans l’esprit du voyageur ; ailleurs, la narration prend un tour piquant, car il s’agit de saisir sur le vif un tableau de genre, une scène de mœurs. Lorsqu’il remonte en arrière, il ne s’attarde pas trop dans l’histoire ancienne : il aime à revenir au temps actuel, nous ouvre des échappées de vues sur le monde contemporain, glissant partout une pointe de modernité. S’il admire le passé, il est bien aussi l’homme de son siècle.

À son retour d’Europe, après son premier voyage, il donna, à l’Université Laval, une série de conférences qu’obtinrent un succès sans précédent. À Paris, elles l’auraient placé au premier rang des conférenciers en renom, à côté des LaPommeraye et des Sarcey. L’ancien adversaire de Jean Piquefort, M. Hector Fabre, se plut à rendre hommage au talent de M. Routhier, et lui exprima son admiration dans un article des plus spirituels et des plus élogieux. Nous nous rappelons les acclamations unanimes de la presse de Québec à l’adresse de M. Routhier ; les journalistes proclamèrent, à qui mieux mieux, que personne, jusque-là, n’avait porté l’art du conférencier à ce degré de perfection. Depuis lors, chaque nouvelle conférence a été l’occasion d’un nouveau triomphe ; chacun ne put assez admirer le charme de sa parole, l’élégance de sa diction, l’élévation de la pensée présentée à l’auditeur dans un langage si fortement coloré. Buies, qui s’y connaît, qui a l’expérience des hommes et des choses, Buies, placé, à cette époque, aux antipodes de M. Routhier, au point de vue des idées, disait, dans l’Évènement : « Routhier est un artiste de langue française, un ciseleur comme Benvenuto, un charmeur en prose comme Musset en vers, la plus haute expression dans notre pays de cette beauté de la forme qui seule consacre les œuvres et leur assure la durée.

Mais la conférence, en raison de son milieu et des sujets de son ressort, impose à l’orateur une réserve qui ne lui permet pas de déployer tous ses moyens ; le conférencier, c’est presque le professeur. Aussi, qui n’aurait entendu le Juge Routhier que dans l’amphithéâtre de l’Université Laval, dont il est un des docteurs ès-lettres et où il enseigne le droit international, ne se ferait qu’une idée imparfaite du juge Routhier à la tribune. C’est dans nos grandes réunions nationales qu’il faut le voir, alors qu’il se trouve au milieu d’une multitude en communion d’idées avec lui, d’une multitude exigeante, ayant déjà vibré sous l’influence de voix puissantes, et dont l’attente doit être dépassée. Alors, il se transforme, il se fait la pensée et le cœur de la foule pour traduire en langage d’une incomparable élévation les sentiments qui la dominent. Par un effet de synthèse, il concentre, dans son âme de poète et d’orateur, les aspirations religieuses et nationales en ébullition autour de lui, et donne libre carrière à sa parole débordante d’enthousiasme pour proclamer, au nom de tous, ce qu’il serait possible à bien peu d’exprimer avec tant de chaleur et avec d’aussi séduisantes images. Dans ces grandes assises de la nationalité, la force de la situation le revêt d’une espèce de caractère représentatif, en fait une individualité dans laquelle s’incarne tout ce qui fait battre nos cœurs de Canadiens et de catholiques. Ce rôle s’est imposé au juge Routhier, non-seulement au Canada, mais aussi en Europe. Chaque fois que ses admirateurs de France et d’Italie l’ont invité à prendre la parole, nous avons senti un légitime orgueil, nous flattant, par un sentiment de vanité nationale, que si là-bas on se faisait une idée des Canadiens en écoutant notre representative man, comme disent les Anglais, nous ne pourrions pas être jugés a une meilleure mesure.

Son discours prononcé à la fête de la Saint-Jean-Baptiste, en 1880, marque le point culminant de son renom d’éloquence. On se le rappelle, la Saint-Jean-Baptiste avait été célébrée, cette année-là, avec une pompe et un éclat extraordinaires. Jamais la vieille cité de Champlain n’avait vu une pareille réunion de Canadiens-Français venus des villes et des campagnes du Canada et des États-Unis. Comme président du congrès catholique et comme vice-président de la Convention nationale, le juge Routhier joua un rôle proéminent dans ces grandes solennités, qui durèrent trois jours. Ceux qui ont eu la bonne fortune d’entendre les deux discours qu’il prononça alors ne les oublieront jamais, car ils créèrent un enthousiasme universel et ils eurent du retentissement jusqu’en Europe. La plupart des journaux les publièrent, en commentant l’orateur. La Minerve le salua comme « le champion du parti catholique. » L’Étentard le proclama « le roi de nos orateurs, » et le Courrier du Canada disait : « Jamais encore, au Canada, nous n’avons été témoins d’un semblable enthousiasme. » Ces discours resteront comme des modèles du genre, et, depuis lors, le juge Routhier a été, avec Chapleau, Laurier et Mercier, l’orateur obligé de toutes les fêtes nationales.

Le juge Routhier ne s’est pas contenté de nous donner neuf à dix volumes de prose, que l’on devrait trouver dans toutes les bibliothèques canadiennes : il a aussi, comme on disait jadis, courtisé les muses ; ses accointances avec ces aimables personnes nous ont valu de charmantes poésies. Que le juge Routhier soit né poète, tous ses écrits, vers et prose, en témoignent surabondamment, tellement ils sont imprégnés de poésie. Mais, à notre sens, il n’a pas assez pratiqué la versification. Il en est de l’art poétique comme de l’art musical : il a pour compagnon obligé le métier. Sans le métier, l’artiste est incomplet. On peut être musicien et incapable d’exécuter un morceau, faute de pratique. Si parfois la technique lui manque, jamais, par contre, l’inspiration ne lui fait défaut ; la vision de l’idéal et la forme imagée se présentent toujours en traits saisissants. Il a l’invention, la fécondité, la conception facile ; mais, si nous pouvions risquer une réserve, nous dirions que la facture du vers semble quelquefois le gêner, et qu’il ne trouve pas toujours la rime qu’il cherche : la meilleure. En revanche, son vers a horreur de la cheville et du vide, car il renferme toujours une pensée ; il n’est pas donné à tous les poètes d’écrire pour dire quelque chose.

Le volume de vers qu’il a publié porte pour titre : Les Échos. Pourquoi ce titre ? L’auteur l’explique dans une introduction remarquable d’élévation et d’élégance : « parce que la poésie, qu’on l’appelle chant ou harmonie, n’est vraiment qu’un écho de chants et d’harmonies que le poète entend et qui lui viennent du monde idéal. » Il y a, dans ce volume, des pages dignes des meilleurs poètes français, et plusieurs journaux de France l’ont accueilli favorablement. La Revue du Monde catholique, après l’avoir apprécié et en avoir reproduit de nombreux extraits, disait : « On voit que la plume est facile, les sentiments élevés et patriotiques, l’inspiration toute chrétienne. M. Routhier a orné sa couronne littéraire, déjà si brillante, d’un nouveau fleuron qui, certes, ne la déparera pas. »

Citons une des pièces les plus courtes du recueil, datée de La Malbaie, 1881 :

La nuit sur l’horizon étend ses grandes ailes ;
Mais, grâce à Dieu, la nuit n’a pas d’ombres, ce soir.
La lumière rayonne aux voûtes éternelles
Et, sur un pan du ciel, comme un grand ostensoir,
La lune monte, monte, et de clartés inonde
Les montagnes, la mer, les vallons et les bois
La nature se tait : on dirait que le monde,
Pour mieux voir ce tableau, retient sa grande voix.

Au firmament d’azur, d’innombrables étoiles
Étincellent partout comme des diamants.
Pendant qu’à l’Occident, pliant ses sombres voiles,
Un lourd nuage fuit leurs rayons éclatants.
De célestes lueurs scintillantes, embrasées,
La mer, en se calmant, semble se réjouir.
Le rivage s’endort, et la vague apaisée
Ose à peine se plaindre en y venant mourir.

Je chante en contemplant ces scènes toujours belles,
Et mon âme vers Dieu se plaît à remonter.
Qui sait si cette lune, aux splendeurs immortelles.
N’est pas son œil divin, revenant visiter
Notre globe, qu’il aime en dépit de ses fanges ?
Et ces astres sans nombre, illuminant la nuit,
Qui sait s’ils ne sont pas les prunelles des anges
Dont la troupe fidèle en l’adorant le suit ?

Pendant près de quinze ans, M. Routhier a administré la justice dans cette immense région que Jacques Cartier appelait « le royaume du Saguenay. » Heureusement, les justiciables de ce district ne sont pas aussi processifs que les Normands, car jamais notre magistrat n’aurait pu faire face à la besogne. Des causes civiles, il s’en présentait encore un nombre assez considérable ; mais la justice criminelle chômait souvent. Ordinairement la prison de Charlevoix se ferme à vide, au grand regret parfois des geôliers, qui aimeraient, de temps à autre, à tenir sous les verrous un prisonnier, à seule fin de faire avec lui un quinze cents de besigue pendant les longues soirées d’hiver. C’est là, cependant, que M. Routhier a jugé une cause restée célèbre au Canada : le procès de l’élection de Charlevoix, au cours de laquelle fut soulevée la question de l’intervention du clergé dans les affaires politiques. L’élection de Sir Hector Langevin était en jeu : on en demandait l’invalidation, parce que quelques curés du comté avaient, disait-on, exercé une influence indue sur leurs paroissiens pour les engager à élire Sir Hector. Il n’entre pas dans le cadre de ce travail de rendre compte de cette cause, qui a valu au juge Routhier les éloges des uns et les critiques acerbes des autres, surtout celle du fameux Laurent, l’auteur voltairien du Cours de Droit Civil, auteur dont l’autorité contestable nous semble jouir d’une trop grande faveur au Canada. Disons seulement que, dans l’examen de toutes les questions de droit soumises à son appréciation, le juge Routhier apporte ce sens judicieux, cette droiture de l’intelligence éclairée par le flambeau de la saine philosophie, cette science de la loi et de la jurisprudence qui font les grands magistrats.

On est étonné de voir qu’un juge aussi remarquable ait été relégué si longtemps à la campagne. Hélas ! malgré les bonnes dispositions du pouvoir à son égard, son avancement n’a pas été aussi rapide qu’il le méritait. Il est malheureusement trop vrai que ce que l’on appelle ici la raison politique a fait passer devant lui bien des avocats qui étaient loin d’être ses pairs. Lorsqu’il s’agit de recruter la magistrature, la voix d’un homme qui n’a pas de place a beaucoup plus de force que les titres d’un juge à une promotion que sa dignité lui défend de solliciter. Dans tous les pays de gouvernement démocratique comme le nôtre, le pouvoir subit les pressions de groupes, d’individus, qui font passer les exigences de la politique avant les besoins de l’administration. Nous entendions, un jour, une singulière observation au sujet du juge Routhier. À quelqu’un qui s’étonnait de le voir toujours en dehors des promotions, un homme, intelligent pourtant, quoique cela ne soit pas mis en relief par son explication, répliquait : « Le juge Routhier est trop bon écrivain pour être bon juge. » Comme si un décret de la cour perdait à être rendu en bon français, comme si les d’Aguesseau, les Montesquieu et tant d’autres ne comptaient pas parmi les premiers magistrats de France, en tenant aussi leur place parmi ses premiers écrivains ! Et encore, à l’heure présente, M. Quesnay de Beaurepaire, le procureur général de la République, qui a mené si rondement l’affaire Boulanger, n’est-il pas connu dans le monde des lettres ? Les romans de Gaston de Glouvet et de Lucie Herpin, pseudonymes de M. de Beaurepaire, ont été autant de degrés qui l’ont aidé à gravir la haute position qu’il occupe.

L’élégant écrivain à qui revient, dans notre petite république littéraire, la place qu’y tenait jadis M. Chauveau, c’est-à-dire la première, est doublé d’un homme de bonne compagnie. Son intimité est précieuse à qui a su la gagner. Quelle causerie charmante que la sienne ! En l’écoutant, on perd conscience du temps qui s’envole. Sa conversation s’échappe en saillies pleines de sel attique, éclate en bons mots, comme sa gaieté communicative. Avec cela, il lit comme Legouvé et dit le monologue à rendre jaloux les gens du métier. Madame Routhier (née Clorinde Mondelet) est une femme d’une haute intelligence, qui a la foi de son mari, une foi active qui la fait se consacrer aux bonnes œuvres. Les nombreux citadins en villégiature chaque été à La Malbaie apprécient son zèle en allant s’agenouiller dans la dévotieuse et jolie chapelle que sa persévérance dans la voie souvent pénible des entreprises religieuses a élevée. De nos jours, certains philosophes ne voient dans le monde moral que l’hérédité, surtout des mauvaises qualités. C’est une théorie dangereuse et bien contestable. Cependant, lorsque nous rencontrons les charmantes filles du juge Routhier, nous inclinons, nous aussi, à croire à l’hérédité du talent et de l’intelligence. L’une peint à ravir, l’autre excelle à rendre sur le piano la musique de Rossini ou de Wagner, et la troisième n’aurait qu’à le vouloir pour se faire un nom dans la littérature. Toutes trois sont l’amabilité même.

Notre éminent magistrat a aussi un fils très bien doué pour les beaux-arts, particulièrement pour la musique et le dessin. Son père a voulu en faire un avocat ; mais la vie de bureau n’allait pas à son caractère aventureux, et il a préféré la vie libre et mouvementée du ranchero. Il est aujourd’hui dans un ranche, au pied des Montagnes Rocheuses, entre Fort McLeod et Calgary.

C’est à La Malbaie que le juge Routhier a fait ses débuts dans la magistrature. C’est aussi dans cet endroit charmant qu’il passe la belle saison, au milieu de sa famille, qui l’aide à rendre inoubliables les heures passées chez lui. Sa villa blanche émerge d’un bouquet d’arbres verts. De la vérandah, où il savoure la joie de vivre en plein air, sous un ciel presque toujours souriant, sa vue se délecte et se repose sur un panorama ravissant. À gauche, les Laurentides profilent leurs sommets découpés en arêtes vives sur le fond du ciel, pour s’abaisser ensuite en pentes rapides vers le fleuve, où elles forment cette succession de promontoires, étonnement du voyageur. En face, le fleuve, qui fuit vers les horizons sans bornes, infinis comme l’océan. À droite se détachent, dans des demi-teintes, les côtes de la rive sud, souvent cachées par le brouillard, mais quelquefois rapprochées singulièrement de La Malbaie par un curieux effet de mirage. La mer est au premier plan du tableau. Le poète sent ici son âme en harmonie avec cette grande nature, et c’est, sans doute, en écoutant le battement cadencé des flots, que M. Routhier a modulé ses vers les plus harmonieux.

A. D. DeCELLES.
Ottawa, 15 avril, 1891.