Revue L’Oiseau bleu (4p. 183-202).

X — La mort de Lise


Le 3 avril, à l’aube, les colons d’Onontagué débarquaient à Ville-Marie. Le canon du Fort éclata soudain. La sentinelle et quelques soldats accourus venaient de reconnaître des compatriotes, en ces hommes qui mettaient en lieu sûr canots et bagages. Bientôt, ce fut une belle rumeur sur la rive. L’on s’y empressait. M. de Maisonneuve, en compagnie du major Closse, fit son apparition le premier. Le major Dupuis s’approcha du gouverneur de Ville-Marie, la main tendue, le regard plein d’émotion. M. Souart vint ensuite, cherchant des yeux le Père Raguenau et les autres Jésuites qui faisaient partie de l’expédition. Une dizaine de soldats arrivèrent au pas de course afin d’achever le débarquement et procurer un repos immédiat à ces voyageurs exténués. « Au Fort, l’on préparait logement, vivres et couvert », apprirent les soldats.

— Où est le lieutenant Le Jeal ? demanda une voix grave en s’approchant de quelques hommes occupés des bagages qui devaient être transportés tout de suite au Fort.

— À deux pas de toi, André, répondit Charlot, qui remettait deux belles peaux de fourrure à un Huron, puis lui indiquait du doigt la route à suivre.

— Hâte-toi, Charlot, fit avec un peu d’impatience André de Senancourt.

— Eh bien ! répliqua Charlot en venant à André, tu te trompes si tu crois que je ne suis pas anxieux ! Je ne vis plus depuis trois jours, depuis que le terme de cette expédition affreuse se fait plus proche… Allons, en route et donne-moi des nouvelles… Lise ?… Perrine ?… Mon fils !… Mon vieil André, quel voyage j’ai fait ! Mais, fit soudain Charlot, en s’arrêtant et en regardant avec surprise son beau-frère, que signifie ton silence ?… Tu me gardes rancune de cette expédition où je n’ai pas été sans rendre service, crois-moi…

— Mon pauvre Charlot, si ce n’était que cela.

— Trêve de réticences !… Parle, André. Ton expression n’a aucune maussaderie, en effet, de la tristesse plutôt.

— Tu me sembles las. J’hésite, Charlot.

— C’est donc grave ?

— Hélas !

— Il s’agit de Lise ?

— Oui.

— Mon Dieu ! elle n’est pas…

— Non, pas encore. Son grand désir de te revoir une dernière fois la tient vivante comme par miracle. Pardonne-moi, Charlot, de te dire si tôt notre malheur… Mais le temps presse.

— Hâtons-nous plus que cela, alors. Car ne t’imagine pas que j’accepte le verdict du médecin. Depuis un mois, je me dispute, je me bats avec la mort, je vais continuer sous mon toit. J’en aurai raison… Ah ! ah ! ah ! l’implacable rôdeuse me relance encore avec fureur… Mais à nous deux, à nous deux, voleuse de bonheur ! Je…

— Charlot, dit lentement André de Senancourt en mettant la main sur l’épaule de son beau-frère, il faut te calmer avant d’entrer. Viens un instant au Fort, dans ma chambre. J’ai autre chose à t’apprendre. Et tu dois voir M. de Maisonneuve, te rapporter, n’est-ce pas ?


Hâtons-nous plus que cela, alors !

— Non, André, vois pour moi le gouverneur. J’aperçois ma maison. Lise m’y désire… Tu sais bien que je ne puis plus attendre. Je m’y rendrais au pas de course, plutôt. Qu’importe ce que tu as à m’apprendre ! Rien ne compte que Lise… Lise, ô Lise ! cria Charlot, en portant la main à sa gorge pour y étouffer un sanglot.

— Courage, Charlot !… Pour elle !

— Dis-moi, en quelques mots, ce qui a amené cette maladie… Vite ! Nous approchons…

— Inutile, mon pauvre ami. Regarde, Perrine, ta sœur, entr’ouvre la porte… Elle nous aperçoit ; elle pose un doigt sur sa bouche… Entre seul, bien doucement… Je reviendrai dans une heure. Perrine t’apprendra tout, beaucoup mieux que je n’aurais su le faire.

Charlot étreignit sa sœur, entra, puis, d’une voix presque sans timbre : « Dis-moi tout, sans réticences, Perrine. André assure que Lise est au plus mal… Il s’effraie, n’est-ce pas ? Elle est souffrante, très souffrante, voilà tout. Il aime tellement sa sœur… Il va au-devant du malheur… Mais moi, moi, qui ne pressentais rien, hier, qui criais de joie ce matin, en approchant de vous, je me serais ainsi trompé… Non, non, c’est impossible !

— Charlot, viens dans ma chambre. Non, plutôt restons ici, près de la cheminée… Tandis que tu te remettras du choc éprouvé, tu te composeras, il le faut, une attitude plus calme… Je parlerai… En ce moment, Lise repose. Une potion prise de bonne heure ce matin exerce son action. Elle est si brève, cette action, parfois, que je devrai me hâter… Bien, asseois-toi. Notre bonne Normande va maintenant t’apporter quelque nourriture…

— Je ne puis rien prendre. Je ne veux… que savoir ou voir Lise.

— Si, mon frère. Pour l’amour de Lise, il faut prendre des forces. Notre malade aura besoin de te voir, je te le répète, aussi bien, en apparence, que le jour où tu l’as quittée… Tiens ! voici les provisions… Hâte-toi ! Je t’en prie !

— Parle, ma sœur… Vois ! Je t’obéis.

— D’abord, Charlot, sache que ce n’est pas l’ennui causé par ton absence qui a provoqué cette maladie, mais bien un événement…

— Mademoiselle, dit soudain la Normande qui sortait de la chambre de la malade, Madame est réveillée et vous demande.

— Un instant, alors, Charlot. Je vais aller voir ce qu’elle désire… N’apparais sous aucun prétexte. Elle est si faible… J’ai ta parole ? Dis, dis, Charlot ?

— Sais-tu, Perrine, combien tu es cruelle en ce moment ?

— Je ne pense qu’à ménager notre malade.

Perrine entra dans la chambre en étouffant le bruit de ses pas.

Demeuré seul, Charlot cacha sa figure entre ses mains. Il se sentait sans force de réaction, mal préparé à ce coup inattendu, qui le frappait en plein cœur. Sans doute, il savait quelle santé fragile était celle de sa femme. Mais Lise était si énergique, elle dominait sans cesse ses misères et ses douleurs physiques. Et puis, comme elle en faisait souvent l’aveu à Charlot, elle ne voulait certes pas mourir et elle ne mourrait pas, parce que mourir, c’était le quitter, ne plus le voir, lui sourire, l’aimer de tout son cœur… Et il y avait maintenant leur fils…

Charlot fut debout. « Où était-il son Pierre ? Il n’entendait pas son babil… ou ses pleurs. » Soudain, babil et pleurs frappèrent à la fois son oreille. Charlot tressaillit. Il reconnaissait la voix du petit Pierre, mais ces autres vagissements ?… D’un bond, il fut dans la chambre de Perrine. Et là, il vit sur le lit de sa sœur un petit enfant au maillot. Dans un fauteuil, plus loin, la Normande faisait sauter sur ses genoux petit Pierre, qui, à la vue de son père, se mit à pousser des cris joyeux et lui tendit les bras.

Charlot le saisit, le pressa contre lui avec tendresse, puis fit signe à la Normande de le laisser seul.

Perrine frappa à la porte de la chambre, une demi-heure plus tard. Elle ne reçut pas de réponse. Elle attendit quelques secondes, frappa de nouveau, puis pénétra. Qu’aperçut-elle ? Charlot agenouillé près du lit et sanglotant avec une violence qui le secouait tout entier. Bébé Pierre dormait près du nouveau-né, qui ne s’était pas réveillé malgré toutes les allées et venues.

Avec un cri de pitié, Perrine courut à son frère. Elle l’obligea à se relever, à s’installer sur le fauteuil ; puis, elle se glissa à ses pieds. Sa voix tendre s’éleva.

— Mon frère, mon frère, comme ta peine retombe sur mon cœur !… C’est l’heure pourtant d’oublier nos propres chagrins. Tu le sais bien, nous devons aider à celle qui va nous quitter… Elle est bien courageuse. Mais ta vue sera une suprême épreuve pour elle… Charlot, tout à l’heure, elle a tout de suite deviné, en voyant ma figure plus animée qu’à l’ordinaire, que quelque chose était survenu… Elle ne sait pas cependant que tu es déjà ici. Elle t’attend… un sourire si triste sur les lèvres… « Je reverrai encore une fois Charlot, merci, mon Dieu ! » a-t-elle murmuré. Je dois l’avertir dès que tu approcheras. En ce moment, je suis censée guetter à la fenêtre ce qui se passe au dehors… Cela ne va pas un peu mieux, Charlot ?… Je te reste, moi, frère. Je t’aime tant aussi…

— Je me sens brisé… Perrine, pourquoi suis-je si malheureux ?… Deux fois, l’amour m’a pris tout entier. Deux fois, on me ravit, avec quelle cruauté, ce qui m’est plus cher que la vie…

— Mon pauvre Charlot… Vois, tout de même, quels trésors te restent !

Et Perrine, se levant, vint caresser les joues des deux bébés. Le nouveau-né se mit à geindre. Perrine le prit entre ses bras et revint s’asseoir aux pieds de son frère. Elle lui fit voir la petite tête aux cheveux dorés.

— C’est une belle enfant, Charlot, ta dernière née, n’est-ce pas ?

— Oui, fit Charlot, qui la regardait, tandis que deux larmes glissaient sur ses joues.

— Elle s’appelle Perrine, comme sa vieille tante et marraine, fit la jeune fille en pressant la petite figure contre sa joue.

— Quand est-elle née ? demanda Charlot.

— Il y a huit jours. Sa maman fut bien heureuse à son arrivée. Rien ne faisait prévoir de complications à ce moment-là. Lise n’a pris froid qu’avant-hier, Charlot. Mais une fluxion de poitrine dans l’état de faiblesse où elle se trouve, ne peut que faire son œuvre de mort, hélas ! Tu ne le comprends que trop, mon frère ?

— Je ne veux rien comprendre… Je sens une révolte soudre en moi… Cette petite, Perrine, sa vue me fait mal… Éloigne-toi avec elle. J’ai peur de lui en vouloir toujours… Elle est cause de tout.

— Charlot, ne parle par ainsi ! Tu déraisonnes.

— Perrine, je veux voir Lise.

— Bien. Je vais appeler la Normande. Elle prendra soin des bébés. Quant à toi, baigne tes yeux gonflés. « Épargnez à votre malade toutes les émotions que vous pourrez, a dit le médecin, sinon sa vie s’en abrégera chaque fois d’autant… » On frappe, Charlot, à la porte de la maison. Ce doit être André de Senancourt. Tant mieux. Je vais te l’envoyer, tandis que je préparerai Lise à te revoir tout de suite.

— Non, Perrine. Va seulement chez Lise. Je m’occuperai du reste. Je modère mal mon impatience d’être auprès de ma femme… de la tenir dans mes bras, de l’arracher à la mort.

Charlot, le front pâle, les yeux douloureux, suivit des yeux sa sœur qui entrait chez la malade ; puis, il appela la Normande et courut ouvrir à André de Senancourt. Le médecin l’accompagnait.

— Comment va Lise ? demanda André aussitôt que Charlot eut accueilli le médecin.

— Je ne l’ai pas encore vue. Perrine ne l’a pas permis. Elle est d’une cruauté… murmura assez bas Charlot, les yeux à terre, triste, infiniment triste.

— Elle a eu raison, la sage enfant, prononça le médecin. Il rangeait sur une table quelques instruments et une bouteille d’un précieux médicament, à en juger par les précautions prises pour mettre le flacon en sûreté et en équilibre.

À ce moment, Perrine sortit de la chambre. Elle vit le médecin.

— Docteur, dit-elle, Lise sait que Charlot est dans la maison. Elle ne veut pas attendre plus longtemps pour le…

Avec un cri, Charlot se précipita vers la chambre. Le médecin haussa les épaules.

— Laissez-le agir comme il l’entend, dit-il.

Quelle entrevue ! Charlot avait d’abord serré en silence entre ses bras le corps faible de sa femme. Puis, à genoux près du lit. Il la regardait avidement. Qu’elle était pâle, livide même ! Ses mains si jolies, si fines, si parlantes, étaient moites, glacées ; elles demeuraient inertes entre celles si frémissantes de son mari.

La malade parla enfin, mais de quelle voix méconnaissable.

— Mon ami, Dieu est bon…, je vous revois… Je mourrai… vous ayant à mes côtés, vous regardant jusqu’à la fin… jusque… sur le seuil… de l’éternité !

— Lise, ne dis pas ces choses qui me torturent. Toi, mourir ! Je saurai bien t’empêcher de me quitter.

— Non, Charlot. Il ne doit se dire que… la vérité entre nous… Je m’en vais… en plein bonheur…

Une larme glissa des yeux éteints. Elle tomba sur la main de Charlot. Avec un gémissement celui-ci s’abattit sur le lit et un sanglot le secoua. Mais il se redressa bien vite, se reprochant ce mouvement de faiblesse.

— Lise, dit-il, le médecin est ici. Il va tenter l’impossible pour te sauver. Je vais le lui ordonner. Tu es résignée. Tu acceptes le calice. Mais moi, moi, mon sacrifice n’est pas fait. Je veux que tu vives… Nous sommes trois maintenant à avoir besoin de ta tendresse.

La malade sourit. Elle posa sa main tremblante sur la tête de son mari.

— Tu as vu… notre belle petite… Elle ressemble à ta sœur.

— Je trouve qu’elle a tes yeux, ton front.

— Elle te rappellera mon souvenir… Aime-la bien, Charlot…

— Lise, tais-toi. Par pitié !

— Dieu nous impose la douleur d’une séparation… Il faut, il faut courber la tête, adorer sa volonté.


Charlot, quand je serai partie…

— Que ferais-je sans toi ?… Ah ! quel remords de t’avoir quittée… Ma présence aurait pu conjurer ce malheur…

— Non, Charlot. Sois en paix. Tu as rendu service héroïquement… Je le sais… Je le vois… Comme tu es maigre… tes yeux brûlent comme… si tu avais… la fièvre.

— Ne t’occupe pas de moi, Lise. C’est toi, toi qu’il importe de sauver.

— Charlot, quand je serai partie… écoute ce que te recommandera Perrine… Elle t’aime presque autant que moi. Elle est avisée et… juge bien… de toutes choses.

— Lise, tu ne vois donc pas ma détresse. Pourquoi continuer de me parler ainsi ?

— Puis, Charlot, reprit avec un peu plus de difficulté la malade, ignorant toutes les interruptions, aime les petits doublement… pour toi et la petite maman… partie si tôt…

— Lise, ma Lise, gémit Charlot, en se levant et en la prenant tendrement dans ses bras.

— Comme je t’aime, Charlot !… Comme je te suivrai de là haut…

La jeune femme ferma les yeux un moment. Elle les ouvrit soudain tout grands. De l’inquiétude s’y montrait.

— Qu’y a-t-il, mon amour ? demanda Charlot.

— Je songe à André… Tu connais son secret. Mon pauvre frère ! Que deviendra-t-il ?

— Tes petits, toi et moi, ne sommes-nous pas toute sa famille ?

— Oui, mais moi partie… Qui sait ?… Oh ! Charlot… je t’en prie, veille… sur André. Ne le laisse pas retourner en France. Il serait si seul !… Ah !… si Perrine pouvait en venir… à l’aimer… un peu seulement !

— Lise, il s’accomplit des miracles, parfois, dans un noble cœur comme celui de ma sœur. Elle reconnaîtra un jour la valeur d’un homme tel qu’André. Et lui, son amour l’inspirera à l’heure propice. J’ai confiance, moi, lorsque je pense à eux.

— Tu me fais… du bien… Charlot ! N’oublie pas mon dernier vœu… le bonheur d’André par Perrine… Oh ! je sens que je dormirais bien volontiers… si cette oppression cessait…

— J’appelle le médecin, Lise.

— Ne me quitte pas, Charlot… Je t’en prie.

— J’entr’ouvrirai la porte seulement, je ferai un signe…

— C’est bien. Tourne-moi du côté de la porte. Je ne veux pas te perdre de vue.

Le médecin fit un long et minutieux examen, aidé de Perrine et parfois de Charlot, dit un mot d’encouragement à la malade, puis ressortit, suivi de Perrine. André de Senancourt s’approcha.

— Eh bien ! docteur ? demanda-t-il.

— La fin s’en vient… approche de plus en plus. Mes pauvres amis, courage !

— Vous reviendrez ce soir ? dit Perrine. Il me semble que la vue de mon frère peut encore faire des prodiges, opérer une résurrection.

— Hélas ! Je le voudrais.

— Docteur, je vous accompagne jusque chez vous. L’air me manque, ici, fit André de Senancourt en cachant, par un suprême effort, toute la détresse qu’il ressentait.

M. de Senancourt, pria Perrine, ne nous laissez pas seuls, Charlot et moi, ce soir. Promettez-moi de revenir.

— Pourquoi me prier sur ce ton de revenir ? répliqua avec un peu d’amertume le jeune homme. Vous n’avez qu’à m’exprimer un désir, Mademoiselle, et je m’y rends aussitôt. Je serai ici de bonne heure, ce soir. D’ici là, si quelque changement se produit, faites-moi avertir.

— Merci, fit Perrine, en lui tendant la main. Le jeune homme feignit de ne pas voir ce geste. Il salua, ouvrit la porte au vieux médecin, puis tous deux quittèrent la maison.

Perrine, un peu confuse, triste jusqu’au fond du cœur, retourna dans sa chambre. Bébé Pierre dormait encore. Le nouveau-né geignait beaucoup, au contraire. Perrine l’enleva des bras de la Normande et se prit à le promener. L’enfant se calma peu à peu. La Normande sortait sur le bout des pieds lorsque Charlot entra tout à coup.

— Perrine, dit-il, Lise dort. Elle m’a dit qu’un si grand calme régnait dans son cœur depuis qu’elle m’avait parlé, et surtout parce qu’elle savait que j’étais revenu près d’elle, qu’elle se sentait mieux, vraiment, qu’elle allait essayer de dormir. Et… en effet, elle a fermé les yeux, a joint les mains et le sommeil l’a prise… Crois-tu que ce repos peut lui être salutaire ? Qu’a dit le médecin tout à l’heure ?

— Mon pauvre Charlot… que pouvons-nous te dire. Lise est entre les mains de la Providence.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Si jeune, si douce, si aimée… Oh !… entends-tu, Perrine, le Père Jérôme Lalemant qui entre… Il ne vient pas pour…

— Elle a été administrée, il y a deux jours, Charlot. Comme elle a fait généreusement le sacrifice de sa vie !… même celui de te revoir… Mais Dieu lui a épargné cette suprême douleur.

— Je retourne auprès de Lise. Je prends cette petite porte à gauche. Sois bonne, Perrine. Va recevoir à ma place le Père Lalemant. Vous entrerez tous les deux, dans quelques instants, auprès de notre malade.

— Certes ! Car la vue du Père Jérôme, qui est heureusement à Montréal depuis une dizaine de jours, fait beaucoup de bien à Lise. Elle admire cette sereine et claire intelligence ; elle trouve un appui en l’âme compatissante du Jésuite qui la visite deux fois par jour depuis qu’elle est tombée malade.

Perrine causait depuis à peine cinq minutes avec le Père Lalemant lorsqu’un cri poussé par Charlot les fit se diriger aussitôt vers la chambre de la malade. Perrine y entra la première. Elle courut à Charlot. Fou de douleur, celui-ci étreignait la forme inanimée de Lise. Du sommeil qui l’avait prise si doucement tout à l’heure, elle était passée à cet autre grand sommeil dont on ne se réveille plus. La mort était venue saisir la jeune femme alors qu’elle souriait encore, avec quelle tendresse d’éternité toute proche, à Charlot, son mari bien-aimé, revenu pour l’adieu suprême, que son cœur avait désespéré de ne pouvoir faire.

Le Père Jérôme examina la jeune morte ; puis, il s’agenouilla près d’elle quelques instants. Perrine l’imita, la main dans la main de son frère, de Charlot dont la forme prostrée ne bougeait plus près du lit.

Puis, le Père, se relevant, s’approcha de Charlot, mit doucement la main sur sa tête et dit à mi-voix : « Mon enfant, un chrétien ne s’abandonne pas ainsi à la douleur. Courage ! La jeune femme que vous aimiez est maintenant près de Dieu… Soyez aussi généreux qu’elle… Faites le même sacrifice qu’elle s’est imposé… Vous avez des devoirs sacrés à remplir… à remplir seul maintenant… Allez pleurer près de votre sœur, dont l’affection vous reste. Je puis demeurer une heure à prier ici. Allez, allez, tous deux… Faites les choses nécessaires, hélas ! quand la mort frappe… »

Mais Charlot ne voulut pas y consentir. Malgré sa fatigue, au retour d’un long voyage exténuant ; malgré la douleur qui étreignait avec violence tout son être, il refusa de s’éloigner durant toutes les premières heures de la séparation. Celle qui l’avait aimé plus qu’elle-même, plus que tout, vraiment, sur la terre, fut veillée jalousement, cette nuit-là, par le jeune mari à l’esprit et au cœur brisés.

Et ce fut la vaillante Perrine qui s’empressa à son ordinaire de tout ordonner et accomplir pour la consolation de chacun : depuis les derniers devoirs à rendre à la jeune morte, jusqu’aux soins à donner aux petits enfants sans mère, jusqu’à la tendresse à manifester à son frère et la sympathie à témoigner à André de Senancourt.

Et si Perrine pleura ce nouveau grand malheur qui atteignait son existence, ce fut à l’insu de tous, dans le secret de sa chambre, agenouillée auprès du crucifix de vieil ivoire qu’elle aimait. N’avait-il pas vu mourir, ce Charlot douloureux, une autre maman, aussi douce, aussi jeune, aussi angoissée que sa belle sœur ? Et cette jeune mère, se disait dans un sanglot Perrine, n’était-ce pas la sienne et celle de Charlot ? « Mon Dieu, mon Dieu, implorait Perrine, ayez pitié de ceux qui restent, des petits vivant sans cet ineffable bonheur de posséder, de chérir durent de longues années, une maman, celle dont l’amour si parfait se rapproche souvent de l’amour de Dieu même. »

Marie-Claire DAVELUY
(Fin de la première partie.)

N. B. — La deuxième partie aura pour titre : Le cœur de Perrine.