LES HISTOIRES DE M. SULTE


PROTESTATION


par


J. C. TACHÉ.




Ottaoua, 21 mars 1883.


I


J’ai suivi la carrière littéraire de M. Benjamin Sulte, avec intérêt, et, cela, depuis qu’il a fait ses premières plumes. D’abord, je conçus un grand espoir pour ce jeune homme si poli, si modeste alors et naturellement très bien doué : plus tard, le voyant si frais, si égrillard et si bon garçon, je trouvais que la maturité de son talent tardait à venir : puis quand je le vis, c’était sa troisième manière, devenir personnel, improvisateur fécond, cultiver le genre drolatique, se prodiguer, se multiplier, se dédoubler, j’étais sans cesse tenté de lui dire ce que Turgot disait à Dupont de Nemours : — « Mon ami, vous serez toujours un jeune homme de la plus belle espérance. »

Mais depuis que, il y a de cela un peu plus d’un mois, j’ai lu le livre que M. Sulte appelle son « Histoire des Canadiens-Français », je ne pourrais plus lui tenir ce langage ; j’ai perdu l’illusion qui me l’inspirait. Qu’a-t-il manqué au talent incontestable de M. Sulte, pour tenir les promesses de ses débuts ? Peu de chose : du calme, de la patience, de l’humilité, de la réflexion et des études bien faites. De bons conseils, au lieu et place des compliments de camaraderie, lui auraient aussi rendu beaucoup de services. C’est le cas de rappeler une des maximes de « l’Instruction de la jeunesse », un admirable livre de nos anciennes écoles : « l’étude rend savant et la réflexion rend sage ». Mais ça prend du temps.

Il y a près de deux ans, je crois, M. Sulte, par le ministère de son éditeur, M. Wilson, s’adressait au public pour solliciter des souscriptions à son ouvrage. La souscription n’était

[1] point dans les prix doux ; mais ce devait être une édition de haut luxe, ornée de gravures et de portraits exécutés dans le grand style. De confiance, on souscrivit : M. Sulte avait toujours été un enfant gâté de la presse et des assemblées publiques, M. Wilson était connu pour un habile organisateur, bref, l’affaire fut montée sans peine. La publication en est rendue à son quatrième volume : comme entreprise commerciale ce doit être une excellente spéculation ; ce dont il faudrait se réjouir, si tout était à l’avenant.

Pour en finir avec la partie matérielle de l’œuvre, il faut mentionner que l’auteur a complètement résolu le problème économique qui consiste à faire le plus de volumes possibles, avec le moins de pages possibles, et le plus de pages possibles, avec le moins de lignes possibles.

J’aurais, bien volontiers, laissé là M. Sulte et son livre, l’un entraînant l’autre, au regret de tous, dans une commune dégringolade ; mais les détestables idées dont l’auteur s’inspire mais les outrages qu’il adresse à la mémoire d’hommes comme Mgr  de Laval, Jacques-Cartier et autres ; mais les insultes qu’il vomit, à gorge le veux-tu, contre les Jésuites ; mais les faussetés pseudo-historiques qu’il cherche à propager ne peuvent pas rester sans protestation.

Les Annales Catholiques de Paris faisaient, tout récemment, remarquer qu’un des défauts des tenants contemporains des idées saines, est de ne pas savoir mettre, dans leur vie publique, le courage, la vigueur et la fermeté que doivent avoir ceux qui tiennent à exercer et à faire valoir leurs droits. La paix, voilà ce qu’on aime ; mais il n’y a pas de paix désirable, en dehors de la vérité et de la justice. Pax ! Pax ! Et non erat pax.

Avant d’entreprendre l’œuvre pénible que j’exécute aujourd’hui, j’ai dû me poser à moi-même cette question : Ai-je mission pour protester contre les erreurs et les insultes de M. Sulte ? Et j’ai pu me répondre en toute sûreté : Oui, j’ai mission. Parce qu’il appartient à tous de réfuter l’erreur et de défendre la vérité, parce que, en me faisant écrivain, j’ai embrassé une espèce de sacerdoce, un pacte avec la justice, parce que M. Sulte, en parlant au nom des Canadiens-Français, peut nous rendre tous solidaires de ses assertions, nous surtout qui tenons la plume ; parce que plusieurs m’ont exprimé le désir de me voir intervenir, et parce que je suis certain d’être l’écho de la conscience publique, chez les miens. Ce n’est pas une critique que je fais, c’est une protestation.

Quant à la question du genre à adopter, elle se trouve résolue par M. Sulte lui-même. Je n’ai pas le choix des conditions du débat ; il me faut, bon gré, malgré, accepter le terrain, qu’il a choisi et faire usage, mais avec loyauté, des armes qu’il a désignées, le suivre où il s’aventure, dans son livre.

D’ailleurs, il y a des maladies contre lesquelles les syrops et les décoctions sont des remèdes inutiles, presque ridicules, ces affections ne cédant qu’aux incisions du séton et aux brûlures du moxa.

M. Sulte dit, dans un endroit de son ouvrage :

« Avec des gens qui ne se gênent pas, dit un proverbe, il ne faut point se gêner : les Jésuites ont joué leur rôle ici à notre détriment : ils n’ont pas de titre à l’impunité. »

Tous les vrais Canadiens-Français diront : Nous devons une dette, dette immense, de reconnaissance aux Jésuites ; vous les outragez de la façon la plus grossière, M. Sulte, et cela en notre nom ; on ne doit pas, on ne peut pas se gêner avec vous et vous ne devez pas jouir d’une impunité qui comporterait, de notre part, une infâme lâcheté.

Déjà de nobles protestations se sont produites, parmi lesquelles il faut noter celles de M. Thomas Chapais, et du Cercle catholique de Québec. Il en viendra encore d’autres, je l’espère : on ne doit pas pouvoir impunément se moquer de l’intelligence et du cœur d’un peuple qui connaît le prix de la reconnaissance.[2]

L’idée mère du livre de M. Sulte, c’est qu’avant lui personne n’a compris l’histoire du Canada. C’est lui qui, entre autres choses, a découvert les habitants : il en a fait son bien, sa propriété. Avant lui, on n’en parlait pas ; après lui, probablement, il ne sera plus permis d’en parler. Il met cette idée à toutes les sauces, elle revient partout où c’est lui qui tient la parole dans son livre. Il ne laisse pas même à son lecteur le plaisir de reconnaître cette belle découverte, il y met l’étiquette, toujours, sans se lasser. Cela remet en mémoire l’anecdote de ce peintre qui, ayant voulu représenter le roi des airs et n’ayant pas réussi, écrivit au bas de son tableau : « C’est un aigle. »

« L’Histoire du Canada, dit M. Sulte, a été écrite par trois classes d’hommes : les Français, qui n’ont voulu y voir que les intérêts français ; les religieux, qui se sont extasiés sur les missions et les laïques, effrayés par la menace des censures ecclésiastiques. Nous qui ne sommes ni Français de France, ni prêtre, et qui ne craignons pas les censure ecclésiastiques, nous écrivons la vérité. »

À la lecture de pareille tirade, on s’indigne d’abord, on dédaigne ensuite, puis on est pris d’une immense pitié. À tout cas, n’est-ce pas qu’on aurait tort de se gêner avec M. Sulte ? Avant lui, on n’avait pas d’histoire vraie du Canada, c’est lui qui va l’inventer. C’est à cause de cela, sans doute, qu’une grosse partie de son livre se compose de citations prises aux ouvrages de ces trois classes d’hommes qu’il accuse d’avoir forfait à la vérité, et qu’une autre notable portion de son œuvre consiste dans une analyse, assez crue, des écrits de ses devanciers. C’est une singulière histoire que l’Histoire de M. Sulte ; il publie de longues listes de noms et prénoms et nous promet d’y insérer, tout rond, le recensement nominal de 1665. Tant mieux, après tout, c’est autant qu’il n’écrira pas ; mais, à ce train là, il pourrait n’en jamais finir, et ce n’est plus de l’histoire. On voit par là, qu’il y a peu de nouveau dans le livre de M. Sulte ; et ce peu de nouveau est justement ce qui n’est pas bon.

De même que notre auteur a sa marotte, de même, il a son cauchemar : ce cauchemar, c’est la Compagnie de Jésus. Pour un homme qui vous promet de la nouveauté, c’est faire preuve d’une impuissance radicale que de s’attaquer aux Jésuites ; car rien au monde n’est moins nouveau. Les Jésuites ont toujours été, comme la doctrine qu’ils prêchent, un scandale pour les Juifs et une folie pour les gentils : ils ont l’honneur d’une grosse part de la haine que le divin Maître annonçait à ses apôtres.

En terminant le chapitre x de son troisième volume, M. Sulte dit :

« Dans l’espace des vingt années qui viennent de s’écouler, pas moins de quinze volumes ont été mis devant les lecteurs, parlant toujours et à et tout propos de ces dix ou douze victimes volontaires du zèle religieux. Les Canadiens, moins vantards, ne font pas tant de tapage dans la presse. Il est vrai qu’ils ont été conduits à la boucherie malgré eux et qu’ils n’ont pu se venger, durant tout le temps du régime français, que par le mépris dont ils ont accablé les Jésuites. La légende, défigurée et grossie, remplace à présent l’histoire. »

Occupons-nous d’abord du drôle, l’odieux vient toujours assez tôt. Quand, dans le livre dont il est question, on trouve écrit : — nous — les Canadiens — les habitants il faut toujours lire : — moi, Benjamin Sulte ; c’est un kéri perpétuel. Donc, les Jésuites sont des vantards. M. Sulte ne fait pas « tant de tapage dans la presse », lui. Le fait est qu’il lui répugne de se produire. C’est à tort qu’on l’a nommé le largo al fac totum de la correspondance.

J’aime les anecdotes, ça peint les personnages et les situations. Un habitant de Lot-et-Garonne (il y en a là comme ailleurs de toutes les espèces), récemment arrivé à Paris, vint un jour aux Champs-Élysées, s’asseoir sur un banc déjà en partie occupé par un vieil employé de ministère qui, au sortir du bureau, était à prendre son bain d’air et de soleil. L’homme du Sud ne tarda pas à lier conversation ; mais il débitait, d’un air si assuré, sur la capitale de la France, de telles ineffabilités, que le vieux bureaucrate, se riant en dedans, lui dit d’un ton narquois :

— Monsieur n’est à Paris que depuis peu de jours, sans doute ?

— Moâ ! Non pas certes ! je connais Paris comme pas un !

— Tiens, Monsieur ne m’avait pas dit qu’il est du Midi.

— Je n’aime pas à me vanter !

C’est cela même. Il pousse des Gascons partout, et les plus forts ne viennent pas toujours des bords de la Garonne.

« Les Canadiens, sous le régime français, dit M. Sulte n’ont pu se venger que par le mépris dont ils ont accablé les Jésuites. » M. Sulte finira par comprendre lesquels, des Jésuites ou de leurs insulteurs, les Canadiens ont en mépris. Pour faire voir ce que pensaient nos ancêtres des Pères de la Compagnie de Jésus, je me contenterai de citer quelques paroles d’un laïque, d’un habitant, d’un homme qui fut choisi par ses compatriotes pour représenter leurs idées, à l’époque dont parle M. Sulte, d’un homme dont M. Sulte dit lui-même : — « l’une des plus belles figures de notre histoire. »

Voilà bien un personnage autorisé à parler au nom des siens. Eh ! bien, que dit M. Pierre Boucher, dans son livre que tout le monde connaît : « Histoire véritable et naturelle de la Nouvelle-France » ? Lisons :

« Pour le spirituel, l’on ne peut rien désirer de plus. Nous avons un Évesque dont le zèle et la vertu sont au-delà de ce que j’en puis dire : il est tout à tous, il se fait pauvre pour enrichir les pauvres et ressemble aux Évesques de la primitive Église. Il est assisté de plusieurs prêtres séculiers, gens de grande vertu ; car il n’en peut souffrir d’autres. Les Pères Jésuites secondent ses desseins, travaillant dans leur zèle ordinaire infatigablement, pour le salut des Français et des Sauvages. »

M. Boucher dit encore, dans un autre endroit du même ouvrage : « Jusqu’à cette heure, on a vécu assez doucement, parce que Dieu nous a fait la grâce d’avoir toujours des gouverneurs qui ont été des gens de bien et, d’ailleurs, nous avons ici les Pères Jésuites qui prennent un grand soin d’instruire le monde ; de sorte que tout y va paisiblement ; on y vit beaucoup dans la crainte de Dieu ; et il ne se passe rien de scandaleux qu’on n’y apporte aussitôt remède : la dévotion est grande dans tout le pays. »

Pierre Boucher s’est plusieurs fois battu contre les Iroquois, il a souvent été exposé au danger d’être tué ou pris et torturé par eux. Si quelqu’un était venu lui dire que lui et ses braves étaient, en ce faisant, « conduits à la boucherie malgré eux », soyez en certain, M. Sulte, de cette main qui repoussait les barbares, il l’eut souffleté ; car ce n’était pas « malgré eux » que nos valeureux ancêtres volaient à la défense de leurs demeures, de leurs familles et de leurs missionnaires ; vous n’avez pas compris les habitants, M. Sulte, votre aune est trop courte pour les mesurer. À qui s’adressaient nos héros captifs chez les Iroquois pour avoir soin de leurs familles ? Aux Pères Jésuites. Mépriser les Jésuites, être brave malgré eux, ces hommes-là ; mais vous avez donc perdu le sens, M. Sulte ? « Nous qui ne sommes, dit M. Sulte, ni Français de France, ni prêtre, et qui ne craignons pas les censures ecclésiastiques, nous écrivons la vérité. » D’abord, il n’est pas probable que les censures ecclésiastiques s’exercent à réfuter de semblables balivernes. On ne tire pas du canon pour écraser des punaises. Puis, si vous n’avez pas d’amour pour la France, si vous détestez les Français de France en leur qualité de Français, si vous dédaignez le prêtre et si vous faites fi des censures ecclésiastiques, vous n’êtes point des nôtres ; dans ce cas, vous auriez obtenu nos souscriptions par un abus de confiance. Si M. Sulte eut annoncé qu’il devait attaquer la mémoire de Mgr de Laval, de Jacques-Cartier et autres, qu’il devait représenter comme un tort, infligé au Canada et a ses habitants, le travail héroïque de l’évangélisation des sauvages, qu’il devait parler des missionnaires et de nos pères dans la Foi, dans un langage qu’ont évité, par respect pour eux-mêmes, les ennemis de notre race, de nos croyances, de notre histoire, dans leurs plus grands écarts, il n’eût pas obtenu, parmi nous, fidèles de nos traditions, assez de souscriptions pour payer l’encre dont il a maculé son papier : il eut été forcé de s’adresser à un autre public.

Le premier évêque du Canada, cet homme de Dieu que H. Boucher a si bien peint en peu de mots, ce grand prélat, ce grand homme, Mgr de Laval, dont la cause de canonisation s’instruit, en ce moment, en cour de Rome, voyez comme en parle M. Sulte :

« Il s’était donné la peine de naître parmi la noblesse et il voulait se servir de cet avantage. La colonie ne lui doit à peu près que des chicanes. Il a toujours mis des obstacles à la création d’un clergé canadien ; en un mot, il fut Français jusqu’au bout des ongles et nous ne saurions l’en remercier. » Et encore : « Cependant, l’évêque maintenait vis-à-vis de M. d’Avaugour la position qu’il avait prise contre M. d’Argenson. Le prétexte était la liberté du commerce de l’eau-de-vie, la raison véritable, le désir de gouverner la colonie. » Et encore : « Trente années de sa vie nous le montrent sous ce jour désagréable. »

L’ineptie le dispute à la fausseté dans tout ceci. « Il a toujours mis des obstacles à la création d’un clergé canadien. » Mais, malheureux, c’est Mgr de Laval et les Jésuites qui ont créé le clergé canadien. Dès 1637, alors qu’il n’y avait pas encore une demi-douzaine d’enfants des deux sexes, nés dans le pays, en âge de fréquenter les écoles, et qu’il n’y avait encore que quelques rares jeunes garçons nés en France, capables de commencer des études, les Jésuites établissaient un collège à leurs frais, et Mgr de Laval n’avait pas été quatre ans dans le Canada qu’il fondait le grand Séminaire de Québec, la première et longtemps la seule pépinière de notre clergé canadien. D’ailleurs, au nom du bon sens, quand est-ce qu’un évêque a mis des obstacles à se créer un clergé au sein de son troupeau : c’est un acte de démence que cette assertion de M. Sulte. Il entremêle tout cela de petits compliments, et il y a des gens qui seraient disposés à s’en contenter. Il y en a d’autres, à qui M. Sulte a tant de fois parlé de ses découvertes historiques, qu’ils sont sérieusement tentés d’y croire.

M. Sulte affirme, me disait, il n’y a pas longtemps, un digne ami à moi, qui n’a qu’un défaut, celui d’avoir une trop grande confiance dans les manuscrits et dans les imprimés, M. Sulte affirme qu’il a découvert des documents qui l’autorisent dans ses attaques.

Des documents ! Quelle sinistre naïveté !

Est-ce que, depuis le commencement de la lutte entre la sagesse et la folie, entre la vérité et le mensonge, entre le bien et le mal, est-ce que la folie, le mensonge et le mal ont jamais manqué de documents, de témoins et d’avocats : est-ce qu’ils ont jamais manqué de partisans : est-ce qu’ils n’ont pas toujours pu compter sur la sottise ou la lâcheté d’une masse de gens qui restent spectateurs indifférents, si pas mal disposés, de la lutte, et cela avec une apparente sûreté de conscience ?

Songez donc aux documents et aux témoins qui furent produits devant le tribunal de Ponce-Pilate, ce digne homme qui se lavait les mains en livrant à la mort, comme un criminel, le Fils de Dieu fait homme. Et il y a, encore aujourd’hui, des gens qui invoquent contre la personne adorable du Sauveur, l’autorité des documents de ce grand procès de la Rédemption du monde, terminé par la condamnation du Juste. « Le serviteur n’est pas plus que le maître » : les apôtres et leurs successeurs ont toujours été en butte aux attaques et aux insultes, documents en main. M. Sulte n’aura jamais fini de découvrir des documents ; il suffit de s’y employer.

Les évêques, les prêtres et les Jésuites surtout ont toujours eu des détracteurs, en Canada comme ailleurs ; dans les premiers temps de la colonie, à toutes les époques de notre histoire, et en auront toujours ; mais jusqu’ici, Dieu en soit loué, la population les a toujours entourés d’amour et de respect. Dans nos affaires ecclésiastiques, moins que dans nos autres affaires cependant, il y a eu des misères, il y en a encore ; c’est une des tristes conséquences de la condition humaine ; mais il arrive, précisément, que ceux qu’on attaque le plus sont ceux qui en ont été exempts.

Des documents ! Mais il y a des documents qui sont à l’histoire ce que les axiomes sont à la philosophie, l’évidence. — Des Jésuites ont évangélisé et converti des barbares qui les martyrisaient ; ils ont à travers mille dangers et des souffrances affreuses, distribué le pain de la parole divine et la grâce des sacrements aux premiers habitants français de notre pays ; ils ont marié nos ancêtres, baptisé ceux qui furent nos pères, administré leurs mourants et prié pour leurs morts ; ils ont instruit les premières générations de notre peuple. Ils se sont faits mendiants, eux, des hommes de premier ordre, et, de cette façon, ont recueilli pour le Canada, en France, des sommes comparativement énormes, tandis qu’ils vivaient et mouraient tous dans la pauvreté. Quand le pays, après une guerre désastreuse dont ils partagèrent les misères et les angoisses, dût passer à d’autres maîtres, le vainqueur voulut de nouvelles victimes, ils furent expulsés, il ne demeura en Canada que quelques Pères qui continuèrent l’exercice du saint ministère et dont le dernier mourut au commencement de la première année de ce siècle ; ce fut, pour nos gens, une des douleurs de la conquête. Récemment, par des temps meilleurs, les Jésuites nous sont revenus et les Canadiens-Français les ont reçus à bras ouverts.

Mgr de Laval eut à lutter, au prix de son repos et de sa santé, contre ceux qui, sans être des ennemis de l’Église, voulaient l’humilier dans sa personne, contre ceux qui réclamaient, comme un droit, la liberté d’empoisonner et de démoraliser les Sauvages et les Français avec l’eau-de-vie ; il a mis en réquisition ses hautes relations de famille pour se procurer, en France, les moyens de subvenir aux besoins d’une chrétienté pauvre jusqu’à la destitution.

Voilà les véritables documents. Des faits, patents, indéniables, immenses ! M. X. et M. Z. ont écrit contre Mgr de Laval et contre les Jésuites ; mais qu’ont fait M. X. et M. Z., en dehors de leurs écritures. Les grands travailleurs, Champlain, Pierre Boucher, M. de Montmagny, M. de Lauzon et les autres ont rendu justice aux Jésuites. Mgr de Laval laisse, après lui ; des monuments impérissables et une mémoire que vénèrent et chérissent toutes les intelligences bien faites et tous les cœurs droits. Voilà le bien jugé.

Ces mots — documents contre les Jésuites — réveillent en moi un souvenir bien pénible, mais qui me rend plus obligatoire et plus sacrée encore la tâche désagréable que j’accomplis ici, et m’engage à profiter de l’occasion pour la réparation d’une faute dont le sang me rend, en quelque sorte, solidaire.

Ceux qui ont étudié la vie intime de notre population savent qu’à la fin du dix-huitième siècle et dans la première partie du dix-neuvième ; l’esprit de Voltaire avait pénétré au sein de la classe instruite en Canada : il en reste encore quelque chose, bien que Voltaire soit aujourd’hui fort démodé. À la lecture des œuvres du « ricaneur infernal » et des écrits de ses compagnons d’incrédulité, quelques-uns perdirent la foi ; le plus grand nombre des victimes se bornèrent à devenir frondeurs et moqueurs des personnes et des choses consacrées à Dieu, jusqu’au moment où, la grâce triomphant de la faiblesse et de la défaillance, ils revinrent vers ce qu’ils avaient méconnu. Mon grand-père fut de ces derniers. Il est mort chrétiennement et j’ai tout lieu d’espérer qu’il a, maintenant, satisfait à la justice divine et que c’est du haut du ciel qu’il applaudit à la réparation que vient faire son petit-fils, devant les hommes, d’une erreur grave et publique commise par lui, dans un mauvais jour. Il terminait un mémoire, à lui demandé par un comité de l’ancienne Chambre législative du Bas Canada, par deux courts mais malicieux paragraphes contre les Jésuites. Il y disait qu’il existait chez les sauvages montagnais une tradition à l’effet que les Pères Jésuites, sous le règne de Louis XIV, étaient allés s’établir au Saguenay, sous le prétexte d’y répandre le christianisme au milieu des sauvages ; qu’ils, les Jésuites, réussirent à convertir presque tous les sauvages, sur lesquels ils acquirent une très grande influence ; mais que la compagnie des Indes, s’apercevant que les révérends Pères, avec des rosaires, des croix, des reliques et d’abondantes prières, se procuraient plus de fourrures de qualité supérieure que la compagnie n’en pouvait obtenir avec ses marchandises, celle-ci réussit à envoyer les révérends Pères faire le commerce ailleurs. On voit par là que c’est toujours le même système, une tradition méprisante, qui n’existe pas, le prétendu prétexte de la religion pour faire le commerce ou pour commander. Heureusement que l’erreur se ment à elle-même. Les Jésuites étaient de véritables apôtres, et ce n’était pas un vain prétexte que leur mission, puisqu’ils ont christianisé toute la nation montagnaise ; les sauvages n’avaient point à transmettre une tradition injurieuse à leurs missionnaires, puisque ceux-ci avaient sur eux une très grande influence. La compagnie des Indes n’a pas détruit cette chrétienté, puisque le dernier missionnaire jésuite des Montagnais, le Père Labrosse, est mort au milieu de ces sauvages en 1782. Les rosaires, les croix et les prières des Jésuites, de même que les effets qu’ils apportaient aux sauvages, valaient infiniment mieux que le rhum et les marchandises de ceux qui auraient voulu les chasser.

Les Montagnais, — je suis personnellement témoin de ce fait, — ont gardé traditionnellement le plus profond respect, la plus grande vénération pour la mémoire de leurs premiers missionnaires. Ils conservent encore (ils conservaient du moins quand je les visitais) comme des objets du plus grand prix pour eux, les quelques livres qui leur restent du temps des Jésuites, les vieux Missanaïgan. Ils se sont transmis, de génération en génération, par la seule instruction de famille, la lecture et l’écriture que les Jésuites leur avaient enseignées. Ces sauvages ne sont pas riches, ils ne l’ont jamais été ; la Propagation de la Foi et les Pères Oblats aujourd’hui, comme les âmes charitables et les Jésuites autrefois, doivent venir au secours des missions chez eux ; mais ils avaient jadis établi et ils ont gardé une coutume touchante, pour témoigner leur reconnaissance à l’Église et à leurs pasteurs. Au retour de la chasse, chaque chasseur choisit avec soin la plus belle peau de marte de la saison, pour en faire cadeau aux Pères. Ces peaux de choix s’appellent des martes de missionnaires ; il n’y a pas, sous le soleil, plus belle et plus soyeuse fourrure que ça. J’ai rencontré, à Betsiamitz, un traiteur juif qui s’en montrait très jaloux ; un peu plus, il s’en serait déclaré tout à fait scandalisé : ce qui ne dérangeait guère le Père Arnaud, qui recommandait à ses sauvages de ne pas aller à la pointe, de l’autre côté de la baie, où on leur offrait à boire de la matsinipi, mauvaise eau. Le Juif s’en vengeait, en parlant mal de ce qu’il appelait la trinité de Betsiamitz, composée du Père Arnaud, de M. Fortescue, le commis de la compagnie de la baie d’Hudson, et de Jean-Baptiste Estlo, le chef des sauvages de l’endroit, contre lesquels il promettait de préparer un document, que l’on découvrira sans doute quelque bon jour. J’ajoute que j’ai eu le plaisir de voir déguerpir ce digne ennemi des missionnaires ; il emportait, avec sa mauvaise eau, la bonne eau qu’il avait mise dedans, pour en augmenter la quantité.

Un mot de cette question de la traite qu’on jette sans cesse en pâture à la méchanceté et à la sottise, à propos des Jésuites : c’est un lieu commun qu’inspirent la haine, la mauvaise foi, l’ignorance, l’étourderie ou quelque autre misère morale ou intellectuelle. Dire que les Jésuites ont fait le commerce des fourrures, c’est mentir à l’histoire ; mais les Jésuites, comme d’autres missionnaires, du reste, et tous les habitants des pays sauvages, ont quelquefois été par la nécessité, dans l’intérêt de leurs néophytes et pour le soutien de leurs missions, obligés de faire des échanges, de traiter avec les aborigènes : c’était une manière de subvenir aux besoins matériels de la condition qui leur était faite, manière dont ils n’ont jamais abusé, ni même usé quand ils ont pu l’éviter.

Mais là ne gît pas la question, qui consiste exclusivement à savoir si, dans l’espèce, la chose était licite. Il ne saurait exister le moindre doute sur la légitimité d’actes de ce genre. La loi naturelle y autorise, la loi de grâce y autorise : saint Paul dit aux Corinthiens : « Si nous avons semé en vous des biens spirituels, est-ce une grande chose que nous moissonnions de vos biens temporels. » La loi révélée dit : « Vous ne lierez point la bouche au bœuf qui foule les grains. »

Ce que les Jésuites, comme tout le monde, tenaient de droit inhérent, de la loi de nécessité, de la loi naturelle, de la loi révélée et de la loi de grâce, on le leur avait reconnu, de droit positif, dans le pays, afin de les soustraire aux tracasseries de la bureaucratie et aux attaques de la rapacité. Dans les arrangements survenus à l’arrêté de 1645, relatif à la Compagnie des habitants et au privilège de la traite, il était réservé aux Jésuites de traiter. M. Sulte reconnaît, il faut le dire, l’existence de cette disposition, dans des termes convenables : « Par exception, dit-il, fut permis aux pères jésuites de trafiquer, comme d’habitude, sur une échelle assez restreinte, pour leur aider à subsister. »

Le fait est qu’en cela, les Jésuites étaient soumis et obéissaient à un droit beaucoup plus étroit que tous les autres, celui de la discipline ecclésiastique. L’Église est plus jalouse de la dignité de ses ministres que les ennemis des prêtres ne sont ardents à les attaquer.

L’injustice contre les religieux et les religieuses est telle que, naguère encore, on a prétendu que les communautés d’hospitalières, par leurs chartes, ont bien le droit de loger, de vêtir, de chauffer et de nourrir les pauvres et les infirmes ; mais qu’elles n’ont le droit d’exercer aucune industrie profitable, si permise qu’elle soit à tout le monde, pour s’en procurer les moyens. Elles ont le droit de vivre avec leurs pauvres, mais elles n’ont pas le droit de gagner leur vie et celle des malheureux qu’elles recueillent ! Ô profondeurs de la sottise et de la vilenie humaines !

  1. Note. — Ces articles ont d’abord été publiés, sous forme de correspondances, dans le journal la Minerve.
  2. Depuis que ceci a été publié, pour la première fois, de nombreuses protestations ont eu lieu, entre autres celle de M. P. B. Mignault, dans la Revue canadienne de Montréal, et celles de M. Damase Bélanger et de l’Institut Saint-Louis de Québec.