Les heures de Paphos, contes moraux/06

(Un sacrificateur de Venus)
(p. Fig.-34).
La Jouissance de soi-même
Les Heures de Paphos, contes moraux, 1787 - Figure p-33
Les Heures de Paphos, contes moraux, 1787 - Figure p-33

La Jouissance de soi-même



Tout déconfit d’avoir perdu sa femme,
Cléon chés lui se tenoit enfermé ;
Et pour regime accoutumé,
Dans la Chambre couchoit la Dame,
De son vivant ; il allait s’attendrir
Se lamenter, c’était là son plaisir ;
Tous ses effets il passoit en revue :
Et lors qu’il arrêtait la vüe
Sur son grand Lit, meuble inutile alors ;
Il le baisait, et dans ses vifs transports
A haute voix il appellait Clarice
(C’était le nom de sa moitié,)
Le malheureux faisait pitié.
Un jour qu’à ce bel éxercice,
Tout à son aise il se livrait ;
Sur un fauteuil il contemplait
Les hardes de sa tendre amie,
Depouille d’un ombre chérie,
S’écriait-il avec douleur,

Pour quoi rappeller à mon cœur
Le souvenir de ce que j’aime !
Et pourquoi ne puis je moi même,
Expirèr de l’avoir perdu !
Soudain comme un homme éperdu,
Le voila qui se deshabille.
Et puis, nud comme une chenille,
Il se jette sur ces habits ;
Il sent passer en ses esprits
Un feu qu’il méconnait encore.
Mais bientôt ce feu le dévore ;
Il prend ces vêtemens, les caresse, les met ;
Il passe une chemise en cloche,
Il se lace dans le corset,
Sur chaque rein pose une poche,
Endosse casaquin, jupon,
Se coëffe avec un bonet rond ;
Enfin, vous eussiés dit sa femme.
Ah ! c’est alors que de son ame
Nouveau désir vient s’emparer.
La chaleur faisait exhaler

Une vapeur voluptueuse ;
Et dans la place officieuse
En se voyant, une femme il croit voir.
Pendant qu’il se contemple ainsi dans le miroir,
Son cornichon faisait lever sa jupe.
Corbleu ! dit-il que je suis dupe ;
Profitons de l’illusion.
Il le fait, et l’effusion
Des flots d’une liqueur brûlante,
Quoique Clarice fût absente,
Lui fait oublier ses ennuis.
Bon ! dit-il, ventrebleu, j’y suis ;
J’ai trouvé le moyen de jouir de moi-même.
Sans querelle, sans embarras,
J’aurai ma femme, et ne l’aurai pas.
Ma foi, le bonheur est extrême.
Elle n’était pas bonne, et je la regrettais ;
Pourquoi ? pour un plaisir que bien cher je payais ?
Qui sçais, avec quelqu’un si je partageois :
Au lieu qu’à bon marché, sans trouble, sans envie,
Je puis sous ces chiffons le goûter désormais.

Eh ! grand dieu ! n’est-ce pas folie
D’aimer qui nous fait enrager ;
Tandis qu’on peut se soulager,
Et passer doucement la vie.


Les Heures de Paphos, contes moraux, 1787 - Cul-de-lampe
Les Heures de Paphos, contes moraux, 1787 - Cul-de-lampe