Les grands navigateurs du XVIIIe siècle/08

J. Hetzel et Cie (p. 356-403).


CHAPITRE II
LES EXPLORATEURS DE L’AFRIQUE

Shaw en Algérie et à Tunis. — Hornemann dans le Fezzan — Adanson au Sénégal. — Houghton en Sénégambie. — Mungo-Park et ses deux voyages au Djoliba ou Niger. — Sego. — Tombouctou. — Sparmann et Levaillant au Cap, à Natal et dans l’intérieur. — Lacerda en Mozambique et chez Cazembé. — Bruce en Abyssinie. — Les sources du Nil Bleu. — Le lac Tzana. — Voyage de Browne dans le Darfour.

Un Anglais, Thomas Shaw, attaché comme chapelain au comptoir d’Alger, avait mis à profit ses douze ans de séjour dans les États Barbaresques pour réunir une riche collection de curiosités naturelles, de médailles, d’inscriptions et d’objets d’art. S’il ne visita pas lui-même les parties méridionales de l’Algérie, il sut, du moins, s’entourer d’hommes sérieux, bien informés, qui lui donnèrent, sur beaucoup de localités peu connues, une masse de renseignements exacts et d’informations précieuses. Son travail, qu’il publia sous la forme de deux gros in-4o, avec de nombreuses figures dans le texte, porte sur toute l’ancienne Numidie.

C’est bien plutôt l’œuvre d’un érudit que d’un voyageur, et cette érudition, il faut l’avouer, est souvent fort mal digérée. Mais, quel que soit ce travail de géographie historique, il ne manquait pas de prix pour l’époque, et personne n’aurait été, plus et mieux que Shaw, en état de réunir la quantité prodigieuse de matériaux qui y sont mis en œuvre.

L’extrait suivant pourra donner une idée de la manière dont cet ouvrage est conçu :

La principale manufacture des Kabyles et des Arabes est de faire des hykes (c’est ainsi qu’ils appellent leurs couvertures de laine) et des tissus de poil de chèvre, dont ils couvrent leurs tentes. Il n’y a que les femmes qui s’occupent de cet ouvrage, comme faisaient autrefois Andromaque et Pénélope ; elles ne se servent point de navette, mais conduisent chaque fil de la trame avec les doigts. Une de ces hykes a communément six aunes d’Angleterre de long et cinq ou six pieds de large, et sert aux Kabyles et aux Arabes d’habillement complet pendant le jour et de lit et de couverture pendant la nuit. C’est un vêtement léger, mais fort incommode, parce qu’il se dérange et tombe souvent ; de sorte que ceux qui le portent sont obligés de le relever et de le rajuster à tout moment. Cela fait aisément comprendre de quelle utilité est une ceinture lorsqu’il faut agir, et, par conséquent, toute l’énergie de l’expression allégorique qui revient si souvent dans l’Écriture : avoir les reins ceints.

« La manière de porter ce vêtement et l’usage qu’on en a toujours fait pour s’en couvrir, lorsqu’on était couché, pourraient nous faire croire que, du moins, l’espèce la plus fine des hykes, telles que les portent les femmes et les gens d’un certain rang chez les Kabyles, est la même que les anciens appelaient peplus. Il est aussi fort probable que l’habillement appelé toga chez les Romains, qu’ils jetaient seulement sur les épaules et dont ils s’enveloppaient, était de cette espèce, car, à en juger par la draperie de leurs statues, la toga ou le manteau y est arrangée à peu près de la même façon que la hyke des Arabes. »

Il est inutile de nous arrêter plus longtemps sur cet ouvrage, dont l’intérêt, au point de vue qui nous occupe, est presque nul. Il vaut mieux nous étendre un peu sur le voyage de Frédéric-Conrad Hornemann au Fezzan.

C’est sous les auspices de la Société fondée à Londres pour l’exploration de l’Afrique que ce jeune Allemand devait faire cette expédition. Ayant appris la langue arabe et acquis quelques connaissances en médecine, il fut définitivement agréé par la Société Africaine, qui, après lui avoir remis des lettres de recommandation et des saufs-conduits, lui ouvrit un crédit illimité.

Il quitta Londres au mois de juillet 1707 et vint à Paris. Lalande le présenta à l’Institut, lui remit son Mémoire sur l’Afrique, et Broussonnet lui fit faire la connaissance d’un Turc, qui lui donna les lettres de recommandation les plus pressantes pour certains marchands du Caire en relations d’affaires avec l’intérieur de l’Afrique.

Hornemann mit à profit son séjour au Caire pour se perfectionner dans la langue arabe et étudier les mœurs et les coutumes des indigènes. Hâtons-nous d’ajouter que le voyageur avait été présenté au commandant en chef de l’armée d’Égypte par Monge et Berthollet. Bonaparte lui fit excellent accueil et mit à sa disposition toutes les ressources du pays.

Pour Hornemann, la plus sûre manière de voyager était de se déguiser en marchand mahométan. Il se hâta donc d’apprendre certaines prières, d’adopter certaines habitudes suffisantes à ses yeux pour tromper des gens non prévenus. D’ailleurs, il partait avec un de ses compatriotes, Joseph Frendenburgh, qui, depuis douze ans, avait embrassé la religion musulmane, avait fait trois voyages à la Mecque et parlait avec facilité les divers dialectes turcs et arabes les plus usités. Il devait servir d’interprète à Hornemann.

Le 5 septembre 1798, le voyageur quitta le Caire avec une caravane de marchands et commença par visiter la fameuse oasis de Jupiter Ammon ou de Siouah, située dans le désert, à l’est de l’Égypte. C’est un petit État indépendant, qui reconnaît le sultan, mais sans lui payer tribut. Autour de la ville de Siouah, se trouvent plusieurs villages à un ou deux milles de distance. La ville est bâtie sur un rocher dans lequel les habitants se sont creusé leurs demeures. Les rues sont si étroites, si embrouillées, qu’un étranger ne peut s’y reconnaître.

L’étendue de cette oasis est considérable. Son district le plus fertile est une vallée bien arrosée, d’environ cinquante milles de circuit, qui produit du blé et des végétaux comestibles. Son produit le plus rémunérateur consiste en dattes d’un excellent goût, dont la renommée est proverbiale chez les Arabes du Sahara.

Tout d’abord, Hornemann avait aperçu des ruines qu’il se promettait de visiter, car les renseignements qu’il avait recueillis des habitants ne lui avaient pas appris grand’chose. Mais, lorsqu’il pénétra dans l’enceinte de ces monuments, il y fut suivi, chaque fois, par un certain nombre d’habitants, qui l’empêchèrent d’examiner en détail. Un des Arabes lui dit même : « Il faut que vous soyez encore chrétien dans le cœur, pour que vous veniez si souvent visiter les ouvrages des infidèles. »

On comprendra, d’après cela, qu’Hornemann dut renoncer à toute recherche ultérieure. Autant qu’il put en juger d’après cet examen superficiel, c’est bien l’oasis d’Ammon, et les ruines paraissent être d’origine égyptienne.

Une preuve de la densité de l’ancienne population de cette oasis, est le nombre prodigieux des catacombes qu’on rencontre à chaque pas et surtout sous la colline qui porte la ville. Ce fut en vain que, dans ces nécropoles, le voyageur chercha à se procurer une tête entière ; parmi les occiputs qu’il recueillit, il ne put trouver la preuve qu’ils eussent été remplis de résine. Quant aux vêtements, il en trouva de nombreux fragments, mais dans un tel état de décomposition, qu’il lui fut absolument impossible de leur assigner une origine ou une provenance.

Après avoir passé huit jours en cet endroit, Hornemann se dirigea, le 29 septembre, sur Schiacha, et traversa la chaîne de montagnes qui enferme l’oasis de Siouah. Jusqu’alors, aucun événement n’était venu troubler le passage du voyageur. Mais à Schiacha, il fut accusé d’être chrétien et de parcourir le pays en espion. Il fallut payer d’audace. Hornemann n’y manqua pas. Il fut sauvé par un Coran qu’il apporta dans la pièce où il était interrogé et qu’il lut à livre ouvert. Mais, pendant ce temps, son interprète, craignant qu’on ne fouillât ses effets, avait jeté au feu les fragments de momies, les spécimens de botanique, le journal détaillé du voyage et tous les livres. Ce fut une perte irréparable.

Un peu plus loin, la caravane atteignit Augila, ville bien connue d’Hérodote. qui la place à dix jours de l’oasis d’Ammon. Cela concorde avec le témoignage de Hornemann, qui mit neuf jours, à marche forcée, pour faire le trajet entre ces deux localités. La caravane s’était augmentée, à Augila, d’un certain nombre de marchands de Bengasi, Merote et Mojabra, et ne comptait pas moins de cent vingt individus. Après une longue marche à travers un désert de sable, elle pénétra dans une contrée bossuée de collines et coupée de ravins, où l’on rencontrait, par places, de l’herbe et des arbres. C’est le désert de Harutsch. Il fallut le traverser pour gagner Temissa, ville peu importante, bâtie sur une colline et ceinte d’une haute muraille. À Zuila, on entra sur le territoire du Fezzan. Les fantasias accoutumées se reproduisaient à chaque entrée de ville, ainsi que les compliments interminables et les souhaits de bonne santé. Ces salutations, souvent si trompeuses, semblent tenir une grande place dans la vie des Arabes ; leur fréquence eut plus d’une fois le don d’étonner le voyageur.

Le 17 novembre, la caravane découvrit Mourzouk, la capitale du Fezzan. C’était le but du voyage. La plus grande longueur de la partie cultivée du royaume de Fezzan, d’après Hornemann, est d’environ trois cents milles du nord au sud, sa plus grande largeur de deux cents milles de l’ouest à l’est ; mais il faut y ajouter la région montagneuse d’Harutsch à l’est, et les autres déserts au sud et à l’ouest. Le climat n’y est jamais agréable : en été, la chaleur s’y concentre avec une intensité prodigieuse, et, quand le vent souffle du sud, elle est à peine supportable, même pour les natifs ; en hiver, le vent du nord est si pénétrant et si froid, qu’il force les habitants à faire du feu.

Les dattes, d’abord, puis les végétaux comestibles constituent à peu près les


Carte pour les voyages de Hornemann et de Frendenburg au Fezzan.


seules richesses de la contrée. Mourzouk est le principal marché du pays. On y voit réunis les produits du Caire, de Bengasi, de Tripoli, de Rhadamès, du Toal et du Soudan. Les articles de ce commerce sont les esclaves des deux sexes, les plumes d’autruche, les peaux d’animaux féroces, l’or, soit en poudre, soit en pépites. Le Bornou envoie du cuivre, le Caire des soies, des calicots, des vêtements de laine, des imitations de corail, des bracelets, des marchandises des Indes. Les marchands de Tripoli et de Rhadamès importent des armes à feu, des sabres, des couteaux, etc.

Le Fezzan est gouverné par un sultan qui descend de la famille des shérifs. Son pouvoir est illimité, mais il paye cependant au bey de Tripoli un tribut de


Le Baobab. (Page 363.)


quatre mille dollars. La population du pays peut être évaluée (Hornemann ne nous dit pas sur quelles bases il s’appuie) à soixante-quinze mille habitants, qui, tous, professent le mahométisme.

On trouve encore, dans le récit d’Hornemann, quelques autres détails sur les mœurs et les habitudes de ce peuple. Le voyageur termine son rapport à la Société africaine en disant qu’il se propose de revenir dans le Fezzan, et qu’il compte envoyer de nouveaux détails.

Ce que nous savons de plus, c’est qu’à Mourzouk mourut le fidèle compagnon d’Hornemann, le renégat Freudenburg. Atteint lui-même d’une fièvre violente, Hornemann fut obligé de faire, en cet endroit, un séjour beaucoup plus long qu’il n’y comptait. À peine rétabli, Hornemann gagna Tripoli afin de s’y reposer et de s’y retremper dans la compagnie de quelques Européens. Le 1er  décembre 1799, il reprenait le chemin de Mourzouk, d’où il partait définitivement, le 7 avril 1800, avec une caravane. Le Bournou l’attirait, et ce gouffre, qui devait faire tant de victimes, ne nous le rendit pas.

Pendant tout le cours du xviiie siècle, l’Afrique est assiégée comme une place forte. De tous côtés, les explorateurs tâtent la place, essayent de s’y introduire. Quelques-uns parviennent à pénétrer dans l’intérieur, mais ils sont repoussés, ou ils y trouvent la mort. C’est seulement de nos jours que ce mystérieux continent devait livrer ses secrets, et découvrir, à la surprise générale, les trésors de fécondité qu’on était bien loin d’y soupçonner.

Du côté du Sénégal, les informations recueillies par Brue, avaient besoin d’être complétées. Mais notre prépondérance n’était plus indiscutée comme autrefois. Nous avions des rivaux très sérieux, très entreprenants, les Anglais. Ils étaient persuadés de l’importance qu’auraient, pour le développement de leur commerce, les renseignements qu’ils pourraient se procurer. Cependant, avant d’entreprendre le récit des explorations du major Houghton et de Mungo-Park, il nous faut dire quelques mots de la mission que s’était donnée le naturaliste français Michel Adanson.

Adonné dès l’enfance à l’étude de l’histoire naturelle, Adanson voulut illustrer son nom par la découverte d’espèces nouvelles. Il ne fallait pas compter en trouver en Europe. Contre toute attente, Adanson choisit le Sénégal pour champ de recherches.

« C’est que c’était, dit-il dans une note manuscrite, de tous les établissements européens, le plus difficile à pénétrer, le plus chaud, le plus malsain, le plus dangereux à tous égards, et par conséquent le moins connu des naturalistes. »

Ne faut-il pas une rare dose de courage et d’ambition pour se déterminer d’après des motifs semblables ?

Adanson n’était certes pas le premier naturaliste qui affrontât pareils dangers ; mais on n’en avait pas vu, jusqu’alors, le faire avec autant d’entrain, à leurs frais, sans aucune espérance de récompense, car il ne lui restait pas même assez d’argent pour entreprendre, à son retour, la publication des découvertes qu’il allait faire.

Le 3 mars 1749, Adanson s’embarqua sur le Chevalier Marin, commandé par d’Après de Mannevillette, fit relâche à Sainte-Croix de Ténériffe, et débarqua à l’embouchure du Sénégal, qui est, pour lui, le Niger des anciens géographes. Pendant près de cinq ans, il parcourut notre colonie dans tous les sens, portant tour à tour ses pas à Podor, à Portudal, à Albreda, à l’embouchure de la Gambie, et il recueillit, avec une ardeur et une persévérance inouïes, des richesses immenses dans les trois règnes de la nature.

C’est à lui qu’on doit les premiers renseignements exacts sur un arbre géant, le baobab, qui est souvent désigné sous le nom d’Adansonia ; sur les mœurs des sauterelles qui forment la base de la nourriture de certaines peuplades sauvages ; sur les fourmis blanches, qui se bâtissent de véritables maisons ; sur certaines huîtres, à l’embouchure de la Gambie, qui « perchent » sur des arbres.

« Les nègres, dit-il, n’ont pas tant de peine qu’on penserait à les cueillir, ils ne font que couper la branche où elles sont attachées. Une seule en porte quelquefois plus de deux cents, et, si elle a plusieurs rameaux, elle fait un bouquet d’huîtres qu’un homme aurait bien de la peine à porter. »

Mais, au milieu de toutes ces observations, si intéressantes qu’elles soient, le géographe a bien peu de choses à glaner : quelques renseignements nouveaux ou plus complets sur les Yolofs, sur les Mandingues, et c’est tout. Si, avec Adanson, nous faisons plus intime connaissance avec des pays déjà visités, nous n’apprenons rien de nouveau.

Il n’en est pas de même de l’expédition dont nous allons raconter les péripéties.

Le major Houghton, capitaine au 69e régiment et major du fort de Gorée, pour le gouvernement anglais, avait eu, depuis son extrême jeunesse, pendant laquelle il fit partie de la légation anglaise au Maroc, l’occasion de se mettre au courant des usages et des mœurs des Maures et des nègres de la Sénégambie. Il s’offrit, en 1790, à la Société Africaine, pour gagner le Niger, en explorer le cours, visiter les villes de Tombouctou et de Haoussa, et revenir par le Sahara. Ce plan merveilleux ne devait subir qu’une atteinte, mais elle allait suffire pour le faire échouer complètement.

Houghton quitta l’Angleterre le 16 octobre 1790, et mouilla le 10 novembre à Gillifrie, à l’embouchure de la Gambie. Bien reçu par le roi de Barra, il remonta la Gambie l’espace de trois cents lieues, traversa par terre le reste de la Sénégambie, et parvint jusqu’à Gouka-Konda, dans le Yani.

« Là, il acheta d’un nègre, dit Walckenaer, dans son Histoire des voyages, un cheval et cinq ânes, et il se préparait à passer, avec les marchandises qui devaient servir à le défrayer dans son voyage, à Médina, capitale du petit royaume de Woolli. Heureusement pour lui, quelques mots échappés de la bouche d’une négresse, en mandingue, langue dont il avait une légère connaissance, lui apprirent qu’on avait formé une conspiration pour le faire périr. Les marchands, qui trafiquaient sur le fleuve, croyant que le commerce était l’unique but du major, et craignant qu’il ne leur enlevât leur bénéfice par sa concurrence, avaient résolu sa mort.

« Pour se soustraire au danger qui le menaçait, il jugea à propos de quitter la route ordinaire. Il traversa, avec ses ânes, le fleuve à la nage, et se trouva sur la rive méridionale, dans le royaume de Cantor. »

Houghton passa ensuite une seconde fois le fleuve, et pénétra dans le royaume de Woolli.

Là, il s’empressa d’envoyer au roi un messager, pour lui porter des présents et lui demander sa protection. Celui-ci reçut le voyageur avec bienveillance et hospitalité dans sa capitale. Medina, d’après le voyageur, est une ville importante, entourée d’une campagne fertile où paissent de nombreux troupeaux.

Le major Houghton pouvait attendre une bonne issue de son voyage ; du moins tout le faisait présager, lorsqu’un accident vint porter un premier coup à ses espérances. Le feu prit à l’une des cases voisines de celle où il logeait, et bientôt la ville tout entière fut en flammes. Son interprète, qui avait déjà fait plusieurs tentatives pour le voler, saisit cette occasion et s’enfuit avec un cheval et trois ânes.

Mais le roi de Woolli continuait à protéger le voyageur et le comblait de cadeaux, précieux non par leur valeur, mais par l’affection dont ils étaient le gage. Ce roi protecteur des Européens avait nom Djata ; bon, humain, intelligent, il aurait voulu que les Anglais construisissent une factorerie dans ses États.

« Le capitaine Littleton, écrivait Houghton à sa femme, a fait, en séjournant ici quatre ans, une fortune considérable ; il possède actuellement plusieurs vaisseaux qui font le commerce sur le fleuve. On se procure ici, en tout temps, et pour des babioles de peu de valeur, de l’or, de l’ivoire, de la cire, des esclaves, et il est facile de gagner huit capitaux pour un. La volaille, les brebis, les œufs, le beurre, le lait, le miel, le poisson s’y trouvent en une abondance extrême, et, avec dix livres sterling, on y entretiendrait, dans l’aisance, une famille nombreuse. Le sol est sec, l’air très sain, et le roi de Woolli m’a dit qu’il n’était jamais mort un seul blanc à Fatatenda. »

Houghton parvint ensuite sur la Falémé, jusqu’à Cacullo, le Cacoulou de la carte de d’Anville, et se procura, dans le Bambouk, quelques renseignements sur le Djoliba, fleuve qui coule dans l’intérieur du Soudan. Sa direction est d’abord du sud au nord jusqu’à Djenné, puis de l’ouest à l’est jusqu’à Tombouctou, informations qui devaient être bientôt confirmées par Mungo-Park. Le roi de Bambouk reçut le voyageur avec cordialité, lui donna un guide pour le conduire à Tombouctou, et des cauris pour le défrayer de ses dépenses pendant le voyage.

On avait lieu d’espérer que le major parviendrait heureusement jusqu’au Niger, lorsqu’une note au crayon, à demi effacée, parvint au docteur Laidley. Datée de Simbing, elle faisait connaître que le voyageur avait été dépouillé de ses bagages, mais qu’il continuait sa route pour Tombouctou. Bientôt après, certains autres renseignements venus de divers côtés donnèrent à penser que Houghton avait été assassiné dans le Bambarra. On ne fut définitivement fixé sur le sort du major que par Mungo-Park.

« Simbing, dit Walckenaer, où le major Houghton traça les derniers mots qu’on ait reçus de lui, est une petite ville frontière du royaume de Ludamar, entourée de murailles. Dans ce lieu, le major Houghton se vit abandonné par ses domestiques nègres, qui ne voulurent pas le suivre dans le pays des Maures. Il n’en continua pas moins sa route, et, après avoir surmonté un très grand nombre d’obstacles, il s’avança vers le nord et tenta de traverser le royaume de Ludamar. Il arriva enfin à Jarra, et fit connaissance avec quelques marchands maures qui allaient acheter du sel à Tischet, ville située près des marais salants du grand désert, et à dix journées de marche au nord de Jarra. Là, au moyen d’un fusil et d’un peu de tabac, que le major donna à ces marchands, il les engagea à le mener à Tischet. Quand on songe qu’il prit un tel parti, on ne peut s’empêcher de croire que les Maures avaient cherché à le tromper, soit à l’égard de la route qu’il devait suivre, soit sur l’état du pays situé entre Jarra et Tombouctou. »

Au bout de deux jours de marche, Houghton, s’apercevant qu’on le trompait, voulut regagner Jarra ; les Maures le dépouillèrent de tout ce qu’il possédait et s’enfuirent. Il fut obligé de retourner à pied à Jarra. Y mourut-il de faim ? y fut-il assassiné par les Maures ? On ne sait au juste ; mais on montra à Mungo-Park l’endroit où il avait péri.

La perte des journaux et des observations de Houghton ont rendu presque nuls pour l’avancement de la science ses fatigues et son dévouement. On en est réduit, pour trouver des détails sur son exploration, à les chercher dans les Proceedings de la Société Africaine. À ce moment, Mungo-Park, jeune chirurgien écossais, qui venait de faire campagne dans les Indes orientales sur le Worcester, apprit que la Société Africaine cherchait un voyageur qui voulût pénétrer dans l’intérieur du continent par la Gambie. Mungo-Park, depuis longtemps désireux d’observer les productions du pays, les mœurs et le caractère de ces peuples, s’offrit pour cette tâche, bien qu’il eût tout lieu d’appréhender que son prédécesseur, le major Houghton, n’eût péri dans sa tentative.

Aussitôt accepté par la société, Mungo-Park procéda aux préparatifs du voyage et partit de Portsmouth, le 22 mai 1795, avec de puissantes recommandations pour le docteur Laidley et un crédit de deux cents livres sterling.

Débarqué à Gillifrie, à l’embouchure de la Gambie, dans le royaume de Barra, le voyageur remonta la rivière et gagna Pisania, factorerie anglaise du docteur Laidley. Son premier soin fut d’apprendre la langue la plus répandue, le mandingue ; puis il rassembla les renseignements nécessaires à l’exécution de ses projets.

Ce séjour d’initiation lui avait permis de récolter des informations plus exactes et plus précises que celles de ses prédécesseurs sur les Feloups, les Yolofs, les Foulahs et les Mandingues. Les premiers sont tristes, querelleurs et vindicatifs, mais courageux et fidèles ; les seconds forment une nation puissante et belliqueuse, à la peau extrêmement noire. Ils offrent, sauf par la couleur de leur peau et le langage, une très grande ressemblance avec les Mandingues. Ceux-ci sont doux et sociables. Grands et bien faits, ils possèdent des femmes relativement jolies. Enfin, les Foulahs, qui sont les moins foncés, semblent très attachés à la vie pastorale et agricole. La plupart de ces populations sont mahométanes et pratiquent la polygamie.

Le 2 décembre, accompagné de deux nègres interprètes et d’un petit bagage, Mungo-Park s’avança dans l’intérieur. Il pénétra d’abord dans le petit royaume de Woolli, dont la capitale, Medina, renferme un millier de maisons. Il visita ensuite Kolor, ville considérable, et arriva, après avoir franchi un désert de deux jours de marche, dans le royaume de Bondou. Les habitants sont Foulahs, professent la religion mahométane et s’enrichissent par le commerce de l’ivoire, quand ils ne sont pas agriculteurs et pasteurs.

Le voyageur ne tarda pas à atteindre la Falemé, rivière sortie des montagnes de Dalaba, qui, près de sa source, baigne d’importants gîtes aurifères. À Fatteconda, capitale du Bondou, il fut reçu par le roi, qui se refusait à comprendre qu’on voyageât par curiosité. L’entrevue du voyageur avec les femmes du monarque est assez piquante :

« À peine fus-je entré dans leur cour, dit Mungo-Park, que je me vis environné de tout le sérail. Les unes me demandaient des médecines, les autres de l’ambre, et toutes voulaient éprouver ce grand spécifique des Africains, la saignée. Ces femmes étaient au nombre de dix à douze, la plupart jeunes et jolies et portant sur la tête des ornements d’or et des grains d’ambre.

« Elles me plaisantèrent avec beaucoup de gaieté sur différents sujets. Elles riaient surtout de la blancheur de ma peau et de la longueur de mon nez, soutenant que l’une et l’autre étaient artificielles. Elles disaient qu’on avait blanchi ma peau en me plongeant dans du lait, lorsque j’étais encore enfant, et qu’on avait allongé mon nez en le pinçant tous les jours jusqu’à ce qu’il eût acquis cette conformation désagréable et contre nature. »

En sortant du Bondou par le nord, Mungo-Park entra dans le Kajaaga, auquel les Français donnent le nom de Galam. Le climat de ce pays pittoresque, arrosé par les eaux du Sénégal, est beaucoup plus sain que celui des contrées qui se rapprochent de la côte. Les habitants s’appellent Serawoullis et sont nommés Seracolets par les Français. La couleur de leur peau est d’un noir de jais, et l’on ne peut, à cet égard, les distinguer des Yolofs.

« Les Serawoullis, dit Mungo-Park, s’adonnent ordinairement au commerce. Ils en faisaient autrefois un très grand avec les Français, à qui ils vendaient de la poudre d’or et des esclaves. Aujourd’hui, ils fournissent quelques esclaves aux factoreries anglaises établies sur les bords de la Gambie. Ils sont renommés pour la facilité et la loyauté avec lesquelles ils traitent les affaires. »

À Joag, Mungo-Park fut dévalisé de la moitié de ses effets par les envoyés du roi, sous prétexte de lui faire payer un droit de passage. Heureusement pour lui, le neveu de Demba-Jego-Jalla, roi de Kasson, qui s’apprêtait à rentrer dans son pays, le prit sous sa protection. Ils gagnèrent ensemble Gongadi, où se trouvent de belles plantations de dattiers, et Samie, sur les bords du Sénégal, à la frontière du Kasson.

La première ville qu’on rencontre sur ce territoire est celle de Tiesie, que Mungo-Park atteignit le 31 décembre. Bien accueilli par la population, qui lui vendit très bon marché les provisions dont il avait besoin, le voyageur y subit de la part du frère et du neveu du roi toutes sortes de vexations.

Mungo-Park quitta cette ville le 10 janvier 1796, pour se rendre à Kouniakari, capitale du Kasson, pays fertile, riche et bien peuplé, qui peut mettre quarante mille hommes sous les armes. Le roi, plein de bienveillance pour le voyageur, voulait que celui-ci restât dans ses États tant que durerait la guerre entre les royaumes de Kasson et de Kajaaga. À cette guerre ne pouvaient manquer d’être mêlés le Kaarta et le Bambara, que Mungo-Park voulait visiter. Cet avis était prudent, et celui-ci se repentit plus d’une fois de ne l’avoir pas suivi.

Mais, impatient de s’avancer dans l’intérieur, le voyageur ne voulut rien écouter et gagna le Kaarta, aux plaines unies et sablonneuses. Sur sa route, il rencontrait une foule d’habitants qui s’enfuyaient dans le Kasson pour éviter les


Portrait de Mungo Park. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


horreurs de la guerre. Ce spectacle ne l’arrêta pas, et il continua son chemin jusqu’à la capitale du Kaarta, située dans une plaine fertile et découverte.

Le roi Daisy-Kourabari reçut avec affabilité le voyageur, voulut le détourner d’entrer dans le Bambara, et, voyant ses efforts inutiles, il lui conseilla, pour éviter de passer au milieu des combattants, d’entrer dans le royaume de Ludamar, habité par des Maures. De là il pourrait pénétrer dans le Bambara.

Pendant le cours de ce voyage, Mungo-Park vit les nègres se nourrir d’une sorte de pain, au goût de pain d’épices, fait avec les baies du lotus. Cette plante, le rhamnus lotus, croît spontanément dans la Sénégambie, la Nigritie et le pays de Tunis.


Itinéraire de voyage de Mungo Park.

« Ainsi, dit Mungo-Park, on ne peut guère douter que ce ne soit le fruit de ce même lotus dont Pline dit que se nourrissaient les Lotophages de la Lybie. J’ai mangé du pain de lotus, et je crois qu’une armée peut fort bien avoir vécu d’un pareil pain, comme Pline rapporte qu’ont vécu les Lybiens. Le goût de ce pain est même si doux et si agréable, qu’il y a apparence que les soldats ne s’en plaignaient pas. »

Mungo Park arriva le 22 février à Jarra, ville, considérable, aux maisons de pierre, habitée par des nègres venus du midi pour se mettre sous la protection des Maures, auxquels ils payent un tribut considérable. Le voyageur obtint d’Ali, roi de Ludamar, la permission de traverser ses États sans recevoir d’injures. Malgré cette assurance, Mungo-Park fut presque entièrement dépouillé par les Maures fanatiques de Deena. À Sampaka, à Dalli, villes considérables, à Samée, petit village heureusement situé, le voyageur reçut si bon accueil, qu’il se voyait déjà parvenu dans l’intérieur de l’Afrique, lorsque parut une troupe des soldats d’Ali qui l’emmenèrent à Benowm, camp de ce souverain.

« Ali, dit Mungo-Park, assis sur un coussin de maroquin noir, était occupé à rogner quelques poils de sa moustache, tandis qu’une femme esclave tenait un miroir devant lui. C’était un vieillard de la race des Arabes. Il portait une longue barbe blanche et il avait l’air sombre et de mauvaise humeur. Il me considéra très attentivement. Ensuite, il demanda à mes conducteurs si je parlais la langue arabe. Ils lui répondirent que non. Il en parut très étonné, et il garda le silence. Les personnes qui étaient auprès de lui, et surtout les femmes, ne faisaient pas de même. Elles m’accablaient de questions, regardaient toutes les parties de mes vêtements, fouillaient dans mes poches et m’obligeaient à déboutonner mon gilet pour examiner la blancheur de ma peau. Elles allèrent même jusqu’à compter les doigts de mes pieds et de mes mains, comme si elles avaient douté que j’appartinsse véritablement à l’espèce humaine. »

Étranger, sans protection, chrétien, passant pour espion, Mungo-Park fournit aux Maures l’occasion d’exercer à leur gré l’insolence, la férocité et le fanatisme qui les distinguent. Insultes, outrages, coups, rien ne lui fut épargné. C’est ainsi qu’on voulut le transformer en barbier ; mais sa maladresse, qui lui fit entamer le cuir chevelu du fils d’Ali, le dispensa de ce métier peu honorifique. Pendant cette captivité, Mungo-Park recueillit quelques renseignements sur Tombouctou, cette ville dont l’accès est si difficile pour les Européens, ce desideratum de tous les voyageurs africains.

« Houssa, lui dit un schérif, est la plus grande ville que j’aie jamais vue. Walet est plus grand que Tombouctou ; mais, comme elle est éloignée du Niger, et que son principal commerce est en sel, on y voit beaucoup moins d’étrangers. De Benowm à Walet il y a dix journées de marche. En se rendant d’un de ces lieux à l’autre, on ne voit aucune ville remarquable, et l’on est obligé de se nourrir du lait qu’on achète des Arabes, dont les troupeaux paissent autour des puits ou des mares. On traverse pendant deux jours un pays sablonneux dans lequel on ne trouve point d’eau.

« Il faut ensuite onze jours pour se rendre de Walet à Tombouctou. Mais l’eau est beaucoup moins rare sur cette route, et l’on y voyage ordinairement sur des bœufs. On voit à Tombouctou un grand nombre de juifs, qui tous parlent arabe et se servent des mêmes prières que les Maures. »

Cependant, les événements de la guerre déterminèrent Ali à se rendre à Jarra. Mungo-Park, qui avait su se faire une alliée de la sultane favorite Fatima, obtint d’accompagner le roi. En se rapprochant ainsi du théâtre des événements, le voyageur espérait trouver une occasion favorable pour s’échapper. En effet, le roi du Kaarta, Daisy Kourabari, ne tarda pas à s’avancer victorieusement contre la ville de Jarra. La plupart des habitants prirent la fuite, et Mungo-Park fit comme eux.

Il trouva bientôt le moyen de s’enfuir ; mais son interprète refusa de l’accompagner. Il dut donc partir, pour le Bambara, seul et sans aucune ressource.

La première ville qu’il rencontra fut Wawra ; elle appartient proprement au Kaarta, qui, en ce moment, était tributaire de Mansong, roi de Bambara.

« Le 7 juillet au matin, lorsque j’étais prêt à partir, dit Mungo-Park, mon hôte, avec beaucoup d’embarras, me pria de lui donner un peu de mes cheveux. On lui avait dit, ajouta-t-il, que des cheveux d’un blanc étaient un saphis (talisman) qui donnait à celui qui le portait toute l’instruction des blancs. Je n’avais jamais entendu parler d’un mode si simple d’éducation ; mais je me prêtai sur-le-champ à ses désirs. Le pauvre homme avait une si grande envie d’apprendre, que, moitié coupant, moitié arrachant, il me tondit d’assez près tout un côté de la tête ; il en aurait fait tout autant de l’autre, si je n’eusse témoigné quelque mécontentement et si je ne lui avais pas dit que je voulais réserver pour quelque autre occasion une partie de cette précieuse matière. »

Gallon, puis Mourja, grande ville fameuse par son commerce de sel, furent traversées au milieu de péripéties, de fatigues et de privations sans nombre. En approchant de Sego, Mungo-Park put enfin apercevoir le Djoliba.

« Regardant devant moi, dit-il, je vis avec un extrême plaisir le grand objet de ma mission, le majestueux Niger que je cherchais depuis longtemps. Large comme la Tamise l’est à Westminster, il étincelait des feux du soleil et coulait lentement vers l’orient. Je courus au rivage, et, après avoir bu de ses eaux, j’élevai mes mains au ciel, en remerciant avec ferveur l’Ordonnateur de toutes choses de ce qu’il avait couronné mes efforts d’un succès si complet.

« Cependant, la pente du Niger vers l’est et les points collatéraux de cette direction ne me causèrent aucune surprise ; car, quoique à mon départ d’Europe j’eusse de grands doutes à ce sujet, j’avais fait, dans le cours de mon voyage, tant de questions sur ce fleuve, et des nègres de diverses nations m’avaient assuré si souvent et si positivement que son cours allait vers le soleil levant, qu’il ne me restait sur ce point presque plus d’incertitude, d’autant que je savais que le major Houghton avait recueilli, de la même manière, des informations pareilles.

« La capitale du Bambara, Sego, où j’arrivais alors, consiste proprement en quatre villes distinctes, deux desquelles sont situées sur la rive septentrionale du fleuve et s’appellent Sego-Korro et Sego-Bou. Les deux autres sont sur la rive méridionale et portent les noms de Sego-Sou-Kurro et Sego-See-Korro. Toutes sont entourées de grands murs de terre. Les maisons sont construites en argile ; elles sont carrées et leurs toits sont plats ; quelques-unes ont deux étages ; plusieurs sont blanchies.

« Outre ces bâtiments, on voit, dans tous les quartiers, des mosquées bâties par les Maures. Les rues, quoique étroites, sont assez larges pour tous les usages nécessaires dans un pays où les voitures à roues sont absolument inconnues. D’après toutes les notions que j’ai pu recueillir, j’ai lieu de croire que Sego contient dans sa totalité environ trente mille habitants.

 « Le roi de Bambara réside constamment à Sego-See-Korro ; il emploie un grand nombre d’esclaves à transporter les habitants d’un côté à l’autre de la rivière. Le salaire qu’ils reçoivent de ce travail, quoiqu’il ne soit que de dix cauris par personne, fournit au roi, dans le cours d’une année, un revenu considérable. »

Influencé par les Maures, le roi ne voulut pas recevoir le voyageur et lui interdit le séjour de sa capitale, où, d’ailleurs, il n’aurait pu le soustraire aux mauvais traitements. Mais, pour ôter à son refus tout caractère de mauvais vouloir, il envoya à Mungo-Park un sac de cinq mille cauris, à peu près vingt-cinq francs de notre monnaie, pour acheter des vivres. Le messager du roi devait, en outre, servir de guide au voyageur jusqu’à Sansanding. Toute protestation, toute récrimination était impossible ; il n’y avait qu’à s’exécuter ; c’est ce que fit Mungo-Park.

Avant d’arriver à Sansanding, il assista à la récolte du beurre végétal que produit un arbre appelé Shea.

« Cet arbre, dit la relation, croît abondamment dans toute cette partie du Bambara. Il n’est pas planté par les habitants, mais on le trouve croissant naturellement dans les bois. Il ressemble beaucoup à un chêne américain, et le fruit, avec le noyau duquel, séché au soleil et bouilli dans l’eau, on prépare le beurre végétal, ressemble un peu à l’olive d’Espagne. Le noyau est enveloppé d’une pulpe douce que recouvre une mince écorce verte. Le beurre qui en provient, outre l’avantage qu’il a de se conserver toute l’année sans sel, est plus blanc, plus ferme, et, à mon goût, plus agréable qu’aucun beurre de lait de vache que j’aie jamais mangé. C’est un des principaux articles du commerce intérieur de ces contrées. »

Sansanding, ville de huit à dix mille habitants, est un marché fréquenté par les Maures, qui y apportent, de la Méditerranée, des verroteries qu’ils échangent contre de la poudre d’or et de la toile de coton. Mungo-Park n’eut pas la liberté de s’arrêter en ce lieu, et dut, à cause des importunités des habitants et des perfides insinuations des Maures fanatiques, continuer son voyage. Son cheval, étant épuisé par les fatigues et les privations, il dut s’embarquer sur le Niger ou Djoliba, comme disent les habitants.

À Mourzan, village de pêcheurs situé sur la rive septentrionale du fleuve, force fut à Mungo-Park de renoncer à pousser plus loin ses découvertes. Plus il s’enfonçait dans l’est en descendant le fleuve, plus il se mettait entre les mains des Maures. La saison des pluies était commencée, et il ne serait bientôt plus possible de voyager qu’en canot. Or, son extrême dénûment empêchait Mungo-Park de louer une embarcation, et il était réduit à vivre de la charité publique. S’enfoncer plus avant dans cette direction, c’était non seulement courir au devant de la mort, mais encore vouloir ensevelir avec soi le fruit de ses travaux et de ses fatigues. Certes, le retour à Gambie n’était pas facile ; il y avait plusieurs centaines de milles à faire, à pied, à travers des contrées difficiles, mais l’espoir du retour le soutiendrait sans doute !

« Avant de quitter Silla, dit le voyageur, je crus convenable de prendre, des marchands maures et nègres, toutes les informations que je pourrais me procurer, soit sur le cours ultérieur du Niger vers l’est, soit sur la situation et l’étendue des royaumes qui l’avoisinent....

« À deux journées de marche de Silla est la ville de Djenné, qui est située sur une petite île du fleuve, et qui contient, dit-on, plus d’habitants que Sego et même qu’aucune autre ville du Bambara. À deux jours de distance, la rivière s’étend et forme un lac considérable appelé Dibby « le lac obscur ». Tout ce que j’ai pu savoir sur l’étendue de ce lac, c’est qu’en le traversant de l’ouest à l’est, les canots perdent la terre de vue pendant un jour entier, l’eau sort de ce lac en plusieurs courants, qui finissent par former deux grands bras de rivière, dont l’un coule vers le nord est et l’autre vers l’est. Mais ces bras se réunissent à Kabra, qui est à une journée de marche au sud de Tombouctou et qui forme le port ou le lieu d’embarquement de cette ville. L’espace qu’enferment les deux courants s’appelle Jinbala ; il est habité par des nègres. La distance entière, par terre, de Djenné à Tombouctou est de douze jours de marche.

« Au nord-est de Masina est le royaume de Tombouctou, le grand objet des recherches des Européens. La capitale de ce royaume est un des principaux marchés du grand commerce que les Maures font avec les nègres. L’espoir d’acquérir des richesses dans ce négoce, et le zèle de ces peuples pour leur religion ont peuplé cette grande ville de Maures et de convertis mahométans. Le roi lui-même et les principaux officiers de l’État sont plus sévères, plus intolérants dans leurs principes, qu’aucune des autres tribus maures de cette partie de l’Afrique. »

Mungo-Park dut donc revenir sur ses pas, et, par des chemins qu’avaient détrempés les pluies et l’inondation, traverser Mourzan, Kea, Modibou, où il retrouva son cheval, Nyara, Sansanding, Samée, Sai, entourée de fossés profonds et de hautes murailles aux tours carrées, Jabbée, ville considérable d’où l’on aperçoit de hautes montagnes, et, enfin, Taffara, où il fut reçu avec peu d’hospitalité.

Au village de Souha, Mungo-Park essaya d’obtenir par charité quelques grains du « douty », qui lui répondit n’avoir rien dont il pût se passer.

« Tandis que j’examinais la figure de cet homme inhospitalier, dit Mungo-Park, et que je cherchais à démêler la cause d’un air d’humeur et de mécontentement qu’exprimaient ses traits, il appela un esclave qui travaillait dans un champ voisin et lui ordonna d’apporter avec lui sa bêche ; lui montrant ensuite un endroit peu éloigné, il lui dit de faire un trou dans la terre. L’esclave, avec son outil, commença à creuser la terre, et le douty, qui paraissait un homme impatient, marmotta et parla tout seul, jusqu’à ce que le trou fût presque fini. Il prononça alors deux fois de suite les mots dankatou (bon à rien), jankra lemen (une vraie peste), expressions que je crus ne pouvoir s’appliquer qu’à moi.

« Comme le trou avait assez l’apparence d’une fosse, je trouvai prudent de remonter à cheval, et j’allais décamper, lorsque l’esclave, qui venait d’aller au village, en revint, et apporta le corps d’un enfant mâle, d’environ neuf ou dix ans, parfaitement nu. Le nègre portait le corps par un bras et une jambe, et le jeta dans la fosse avec une indifférence barbare dont je n’avais jamais vu d’exemple. Pendant qu’il le couvrait de terre, le douty répétait : naphula attiniata (argent perdu), d’où je conclus que l’enfant avait été un de ses esclaves. »

Le 21 août, Mungo-Park quitta Koulikorro, où il s’était procuré des aliments en écrivant des saphis pour plusieurs habitants, et gagna Bammakou, où se tient un grand marché de sel. Près de là, du haut d’une éminence, le voyageur put apercevoir une grande chaîne de montagnes située dans le pays de Kong, dont le souverain pouvait mettre sur pied une armée plus nombreuse que celle du roi de Bambara.

Dépouillé par des brigands du peu qu’il possédait, le malheureux Mungo-Park, au milieu d’un immense désert, pendant la saison pluvieuse, à cinq cents lieues de l’établissement européen le plus voisin, se sentit un moment à bout de force et d’espoir. Mais ce fut une crise de peu de durée. Reprenant courage, il atteignit la ville de Sibidoulou, dont le « mansa » ou chef lui fit retrouver son cheval et ses habits qui lui avaient été volés par des brigands foulahs, puis Kamalia, où Karfa Taura lui proposa de gagner la Gambie, après la saison des pluies, avec une caravane d’esclaves. Épuisé, sans ressources, attaqué de la fièvre, qui pendant cinq semaines l’empêcha de sortir, Mungo-Park fut contraint de s’arrêter à ce parti.

Le 19 avril fut le jour du départ de la caravane pour la côte. Avec quelle joie Mungo-Park salua son lever, on peut aisément le deviner ! Après avoir traversé le désert de Jallonka et passé le bras principal du Sénégal, puis la Falemé, la caravane atteignit enfin les bords de la Gambie et Pisania, où Mungo-Park tomba, le 12 juin 1797, dans les bras du docteur Laidley, qui ne comptait plus le revoir.

Le 22 septembre, Mungo-Park rentrait en Angleterre. L’enthousiasme fut tel, à l’annonce de ses découvertes, si grande était l’impatience avec laquelle on attendait la relation de ce voyage, assurément le plus important qui eût été fait dans cette partie de l’Afrique, que la Société Africaine dut lui permettre de publier, à son profit, un récit abrégé de ses aventures.

On lui devait sur la géographie, les mœurs et les coutumes du pays, plus de faits importants que n’en avaient recueilli tous les voyageurs qui l’avaient précédé. C’est lui qui venait de fixer la position des sources du Sénégal et de la Gambie, et relever le cours du Niger ou Djoliba, coulant vers l’est alors que la Gambie descendait à l’ouest.

C’était mettre fin, par des faits positifs, à un débat qui avait jusqu’alors divisé les géographes. En même temps, il n’y avait plus moyen de confondre ces trois fleuves comme l’avait fait, en 1707, le géographe français Delisle, qui nous présentait le Niger courant vers l’est depuis le Bornou, et se terminant par le fleuve du Sénégal à l’ouest. Mais lui-même avait reconnu et corrigé cette erreur dans ses cartes, de 1722 à 1727, sans doute d’après les informations recueillies par André Brue, le gouverneur du Sénégal pour la Compagnie.

Houghton avait bien reçu, des naturels, des renseignements assez précis sur la source du Niger dans le pays de Manding, sur la position approximative de


Indigènes du Sénégal.


Ségo, de Djenné et de Tombouctou ; mais il appartenait à Mungo-Park de fixer définitivement, de visu, la position de ces deux premières villes, et de nous donner, sur la nature du pays et les différentes peuplades qui l’habitent, des détails bien plus circonstanciés que ceux que l’on possédait.

Aussi, comme nous l’avons dit plus haut, l’opinion publique ne s’était-elle pas trompée sur l’importance de ce voyage, sur l’habileté, le courage et la véracité de celui qui l’avait exécuté.

Un peu plus tard, le gouvernement anglais voulut confier à Mungo-Park le commandement d’une expédition pour l’intérieur de l’Australie, mais le voyageur refusa.


Un Boschiman. (Fac-simile. Gravure ancienne.)

Quelques années après, en 1804, la Société Africaine, résolue à compléter la découverte du Niger, proposa à Mungo-Park la direction d’une nouvelle campagne d’exploration. Mungo-Park ne crut pas pouvoir refuser, cette fois, et, le 30 janvier 1805, il quitta l’Angleterre. Deux mois après, il débarquait à Gorée.

Mungo-Park était accompagné du chirurgien Anderson, son beau-frère, du dessinateur Georges Scott et de cinq artilleurs. Il était, en outre, autorisé à s’adjoindre le nombre de soldats qu’il jugerait nécessaire, et un crédit de cent mille francs lui était ouvert.

« Ces ressources, dit Walckenaer dans son Histoire des voyages, si grandes en comparaison de celles qu’avaient pu lui fournir les souscriptions particulières de la Société Africaine, furent, suivant nous, ce qui contribua en partie à sa perte. La rapace exigence des monarques africains s’accrut en raison des richesses qu’ils supposaient à notre voyageur, et la nécessité de se soustraire à l’énormité de demandes qu’il n’aurait pu satisfaire fut en partie la cause de la catastrophe qui mit fin à cette expédition. »

Quatre charpentiers, un officier et trente-cinq soldats, d’artillerie, ainsi qu’un marchand mandingue appelé Isaac, qui devait servir de guide, composaient, avec les chefs de l’expédition déjà nommés, une importante caravane. Le 27 avril 1803, Mungo-Park quitta Cayee, arriva le lendemain à Pisania, d’où il était parti, dix ans auparavant, pour entreprendre son premier voyage, et se dirigea dans l’est, suivant la route autrefois parcourue jusqu’à Bambakou, sur les bords du Niger. De tous les Européens, il ne restait plus, lorsque la caravane y arriva, que six soldats et un charpentier. Tous les autres avaient succombé à la fatigue, aux fièvres, aux maladies causées par les inondations. Les exactions des petits potentats, dont l’expédition avait traversé les États, avaient été telles, que le stock des marchandises d’échange était considérablement réduit.

Bientôt Mungo-Park commit une grave imprudence. À Sansanding, ville de onze mille habitants, il avait remarqué que le marché était très assidûment suivi et qu’on y vendait des grains de collier, de l’indigo, de l’antimoine, des bagues, des bracelets et mille autres objets qui n’avaient pas le temps de se détériorer avant d’être enlevés par les acheteurs.

« Il ouvrit, dit Walckenaer, une boutique dans le grand genre, et étala un assortiment choisi des marchandises d’Europe, à vendre en gros ou en détail. Mungo-Park croit que le grand débit qu’il en fit lui attira l’envie des marchands, ses confrères. Les gens de Djenné, les Maures, les marchands de Sansanding se joignirent à ceux de Sego, et offrirent, en présence de Modibinne, qui a lui-même rapporté le fait à Mungo-Park, de donner à Mansong une quantité de marchandises d’un plus grand prix que tous les présents qu’il avait reçus de notre voyageur, s’il voulait s’emparer de son bagage, et ensuite le tuer ou le chasser du Bambara. Mungo-Park n’en continua pas moins à ouvrir tous les jours sa boutique, et il reçut, dans une seule journée de marché, vingt-cinq mille sept cent cinquante-six pièces de monnaie ou cauris. »

Le 28 octobre, Anderson mourut après quatre mois de maladie, et Mungo-Park se vit, une seconde fois, seul au milieu de l’Afrique. Il avait reçu la permission du roi Mansong de construire à Sansanding une embarcation qui lui permettrait de descendre le Niger ; il lui donna le nom de Djoliba et fixa son départ au 16 novembre.

C’est là que se termine son journal par des détails sur les populations riveraines du fleuve et sur la géographie de ces contrées qu’il avait été le premier à découvrir. Parvenu en Europe, ce journal, tout informe qu’il était, fut publié, dès qu’on eut acquis la triste certitude que son auteur avait péri dans les eaux du Djoliba. À proprement parler, il ne contenait aucune nouvelle découverte, mais on savait qu’il serait utile à la science géographique. Plus instruit, en effet, Mungo-Park avait déterminé la position astronomique des villes les plus importantes, ce qui allait donner des bases sérieuses à une carte de la Sénégambie. Cette carte fut confiée à Arrow-Smith, qui, dans un court avertissement, se contenta de déclarer que, trouvant de grandes différences entre les positions des lieux données par les journées de marche et celles fournies par les observations astronomiques, il lui avait été impossible de les concilier, mais que, se rapportant à ces dernières, il avait été obligé de rejeter plus au nord la route suivie par Mungo-Park durant son premier voyage.

Il y avait là un fait bizarre que devait débrouiller un homme à l’esprit encyclopédique, le Français Walckenaer, tour à tour ou en même temps préfet, géographe, littérateur. Il découvrit, dans le journal de Mungo-Park, une erreur singulière que ni l’éditeur anglais, ni le traducteur français, qui a commis les plus grossières légèretés, n’avaient relevée. Ce journal contenait le récit de ce que Mungo-Park avait fait le « 31 avril. » Or, tout le monde sait que ce mois n’a que trente jours. Il résultait de là que, pendant tout le cours du voyage, Mungo-Park avait fait l’erreur d’un jour entier, et qu’il avait, dans ses calculs, employé les déclinaisons de la veille, en croyant faire usage de celles du jour. Il y eut donc des modifications importantes à faire à la carte d’Arrow-Smith ; mais il n’en résulte pas moins, une fois les inexactitudes de Mungo-Park reconnues, qu’il rapportait la première base sérieuse d’une carte de la Sénégambie.

Bien que les rapports faits au gouvernement anglais ne laissassent guère de prise au doute, cependant, comme certains récits annonçaient que des blancs avaient été vus dans l’intérieur de l’Afrique, le gouverneur du Sénégal envoya une expédition dont il confia le commandement au marchand nègre Isaac, ancien guide de Mungo-Park qui avait fidèlement remis le journal de ce dernier entre les mains des autorités anglaises. Nous ne nous étendrons pas sur le récit de ce voyage qui ne contient aucun fait nouveau, et nous n’en retiendrons que la partie relative aux derniers jours de Mungo-Park.

À Sansanding, Isaac avait retrouvé Amadi Fatouma, nègre qui accompagnait Mungo-Park sur le Djoliba, lorsqu’il périt, et il reçut de lui la déposition suivante :

« Nous nous embarquâmes à Sansanding et nous gagnâmes en deux jours Silla, lieu où Mungo-Park avait terminé son premier voyage.

« Deux jours de navigation nous conduisirent ensuite à Djenné. Lorsque nous passâmes à Dibby, trois canots remplis de nègres armés de piques de lances et d’arcs, mais sans armes à feu, vinrent après nous. On passa successivement devant Racbara et Tombouctou, où l’on fut de nouveau poursuivi par trois canots, qu’il fallut repousser par la force et en tuant toujours plusieurs naturels. À Gouroumo, sept canots voulurent encore nous attaquer et furent battus. On livra encore ensuite plusieurs combats, à la grande perte des nègres, jusqu’à Kaffo, où l’on s’arrêta pendant un jour. On descendit ensuite le fleuve jusqu’à Carmusse, et l’on jeta l’ancre à Gourmon. Le lendemain, on aperçut une armée de Maures, qui laissèrent tranquillement passer le canot.

« On entra alors dans le pays des Haoussa. Le jour suivant, on arriva à Yaour. Amadi Fatouma fut envoyé dans cette ville pour porter des présents au chef et acheter des provisions. Ce nègre demanda, avant d’accepter les présents, si le voyageur blanc reviendrait visiter son pays. Mungo-Park, à qui cette question fut rapportée, crut devoir répondre qu’il n’y reviendrait jamais. On a pensé que ces paroles causèrent sa mort. Le chef nègre, certain de ne revoir jamais Mungo-Park, prit, dès lors, la résolution de s’emparer des présents destinés au roi.

« Cependant Amadi Fatouma se rendit à la résidence du roi, située à quelques centaines de pas de la rivière. Ce prince, averti du passage des voyageurs blancs, envoya le lendemain une armée dans le petit village de Boussa, sur le bord du fleuve. Lorsque l’embarcation parut, elle fut assaillie par une pluie de pierres et de flèches. Park fit jeter les bagages dans le fleuve et s’y précipita avec ses compagnons ; tous y périrent. »

Ainsi finit misérablement le premier Européen qui ait navigué sur le cours du Djoliba et visité Tombouctou. Bien des efforts devaient être faits dans la même direction. Presque tous devaient échouer.

À la fin du xviiie siècle, deux des meilleurs élèves de Linné parcouraient en naturalistes le sud de l’Afrique. C’étaient Sparrman pour les quadrupèdes et Thunberg pour les plantes. Le récit de l’exploration de Sparrman, interrompue, comme nous l’avons dit, par son voyage en Océanie, à la suite de Cook, parut le premier et fut traduit en français par Le Tourneur. Dans sa préface, — les traducteurs n’en font jamais d’autre, — Le Tourneur déplorait la perte de ce savant voyageur, mort pendant un voyage à la Côte-d’Or. Au moment même où l’ouvrage paraissait, Sparrman vint rassurer sur son sort le bon Le Tourneur, légèrement ahuri de sa bévue.

Le 30 avril 1772, Sparrman mit le pied sur la terre d’Afrique et débarqua au cap de Bonne-Espérance. À cette époque, la ville était petite et ne comptait pas plus de deux mille pas de long sur autant de large, en y comprenant même les jardins et les vergers qui la terminent d’un côté. Les rues étaient larges, plantées de chênes, bordées de maisons blanchies à l’extérieur ou peintes en vert, ce qui ne laissa pas d’étonner Sparrman. Venu au Cap pour servir de précepteur aux enfants de M. Kerste, il ne trouva celui-ci qu’à False-Bay, sa résidence d’hiver. Dès que revint le printemps. Sparrman accompagna M. Kerste à Alphen, propriété que celui-ci possédait près de Constance. Le naturaliste en profita pour faire quelques excursions dans les environs et escalader la montagne de la Table, ce qui ne fut pas sans danger. Ces promenades lui permirent en même temps de connaître la manière de vivre des boers et leurs relations avec leurs esclaves. Les dispositions de ces derniers étaient telles, que chaque habitant était obligé de fermer, durant la nuit, la porte de sa chambre et de tenir près de lui ses armes chargées. Quant aux colons, ils étaient, pour la plupart, d’une bonhomie rude, d’une hospitalité brutale, dont Sparrman donne plusieurs preuves singulières.

« J’arrivai, dit-il, à la demeure d’un fermier nommé Van der Spoei, qui était veuf, né Africain et père de celui que vous connaissez pour le propriétaire du Constance rouge ou vieux Constance.

« Sans faire semblant de m’apercevoir, il demeura immobile dans le passage qui conduisait à sa maison. Lorsque je fus près de lui, il ne fit pas un seul pas pour venir à ma rencontre, mais, me prenant par la main, il me salua de ces mots : « Bonjour, soyez le bienvenu ! — Comment vous portez-vous ? — Qui êtes-vous ? — Un verre de vin ? — Une pipe de tabac ? — Voulez-vous manger quelque chose ? » Je répondis à ses questions avec le même laconisme et j’acceptai ses offres à mesure qu’il les faisait. Sa fille, jeune, bien faite et d’une humeur agréable, âgée de douze à quatorze ans, mit sur la table une magnifique poitrine d’agneau à l’étuvée et garnie de carottes ; après le dîner, elle m’offrit le thé de si bonne grâce que je savais à peine que préférer ou du dîner ou de ma jeune hôtesse. La discrétion et la bonté du cœur étaient lisiblement peintes dans les traits et dans le maintien du père et de la fille. J’adressai plusieurs fois la parole à mon hôte pour l’engager à rompre le silence ; ses réponses furent courtes et discrètes ; mais je remarquai surtout qu’il ne commença jamais, de lui-même, la conversation, excepté pour m’engager à rester avec eux jusqu’au lendemain. Cependant, je pris congé de lui, non sans être vivement touché d’une bienveillance aussi rare... »

Sparrman fit ensuite plusieurs excursions, notamment à Hout-Bay et à Paarl, pendant lesquelles il eut l’occasion de constater l’exagération qui règne le plus souvent dans les récits de Kolbe, son prédécesseur en ce pays.

Il se proposait de multiplier le nombre de ses courses pendant l’hiver, et avait projeté un voyage dans l’intérieur pendant la belle saison, lorsque les frégates la Résolution et l’Aventure, commandées par le capitaine Cook, arrivèrent au Cap. Forster engagea le jeune naturaliste suédois à le suivre, ce qui permit à Sparrman de visiter successivement la Nouvelle-Zélande, la terre de Van-Diemen, la Nouvelle-Hollande, Taïti, la terre de Feu, les glaces du pôle antarctique et la Nouvelle-Géorgie, avant de revenir au Cap, où il débarqua le 22 mars 1773.

Le premier soin de Sparrman fut de préparer son voyage pour l’intérieur, et, afin d’augmenter ses ressources pécuniaires, il exerça la médecine et la chirurgie pendant l’hiver. Un chargement de graines, de médicaments, de couteaux, de briquets, de boîtes à amadou, d’alcool pour conserver les spécimens, fut réuni et chargé sur un immense chariot traîné par cinq paires de bœufs.

« Il faut, dit-il, que le conducteur ait non seulement beaucoup de dextérité et la connaissance pratique de ces animaux, mais encore qu’il sache user habilement du fouet des charretiers africains. Ces fouets sont longs de quinze pieds avec une courroie un peu plus longue et une mèche de cuir blanc longue de trois pieds. Le conducteur tient ce redoutable instrument des deux mains et, assis sur le siège du chariot, il peut en atteindre la cinquième paire de bœufs. Il doit distribuer ses coups sans relâche, savoir les appliquer où il veut et de manière à que les poils de l’animal suivent la mèche ».

Sparrman devait accompagner à cheval son chariot et s’était adjoint un jeune colon du nom d’Immelman, qui, pour son plaisir, avait déjà fait un voyage dans l’intérieur. Ce fut le 23 juillet 1773 qu’il partit. Il traversa d’abord la Rente River, escalada la Hottentot-Holland-Kloof, traversa la Palmit et pénétra dans un pays inculte, coupé de plaines, de montagnes et de vallées, sans eau, mais fréquenté par des troupeaux d’antilopes de diverses espèces, des zèbres et des autruches.

Il atteignit bientôt les bains chauds ferrugineux situés au pied du Zwarteberg, alors très fréquentés, où la Compagnie avait fait bâtir une maison adossée à la montagne.

C’est là que vint le rejoindre le jeune Immelman, et tous deux partirent alors pour Zwellendam, où ils arrivèrent le 2 septembre. Ils y recueillirent des détails précieux sur les habitants. Nous les résumons avec plaisir.

Les Hottentots sont aussi grands que les Européens. Leurs extrémités sont petites et leur peau d’un jaune brunâtre. Ils n’ont pas les lèvres épaisses des Cafres et des Mozambiques. Leur chevelure est une laine noire, frisée sans être très épaisse. En général, ils sont barbouillés, de la tête aux pieds, de graisse et de suie. Un Hottentot, qui est dans l’usage de se peindre, a l’air moins nu, et est plus complet, pour ainsi dire, que celui qui se décrasse. Aussi dit-on communément que « la peau d’un Hottentot sans graisse est comme un soulier sans cirage. »

Ces indigènes portent ordinairement un manteau appelé « kross », fait d’une peau de mouton dont la laine est tournée en dedans. Les femmes y adaptent une longue pointe, qui forme une sorte de capuchon, et y mettent leurs enfants, auxquels elles donnent le sein par-dessus l’épaule. Hommes et femmes portent habituellement aux bras et aux jambes des anneaux de cuir ; ce qui avait donné lieu à cette fable, que les Hottentots s’enroulent, autour des jambes, des boudins pour les manger à l’occasion. Ils ont également des anneaux de fer ou de cuivre, mais ceux-ci sont d’un prix élevé.

Le « kraal », ou village hottentot, est la réunion en cercle des cases, qui, toutes pareilles, affectent la forme de ruches d’abeilles. Les portes, qui s’ouvrent vers le centre, sont si basses, qu’il faut se mettre à genoux pour pénétrer dans les cabanes. L’âtre est au milieu, et le toit n’a pas de trou qui permette à la fumée de sortir.

Il ne faut pas confondre les Hottentots avec les Boschimans. Ceux-ci ne vivent que de chasse et de pillage. Leur adresse à lancer des flèches empoisonnées, leur bravoure, leur habitude de la vie sauvage, les rendent redoutables.

À Zwellendam, Sparrman vit le « conagga », espèce de cheval qui ressemble beaucoup au zèbre par la taille, mais dont les oreilles sont plus courtes.

Le voyageur visita ensuite Mossel-Bay, havre peu fréquenté parce qu’il est trop ouvert aux vents d’ouest, et la terre des Houtniquas, ou des Antiniquas, de la carte de Burchell. Couverte de bois, elle paraît fertile, et les colons qui s’y sont établis y prospéreront sûrement. Sparrman eut l’occasion de voir et d’étudier dans ce canton la plupart des quadrupèdes de l’Afrique, éléphants, lions, léopards, chats-tigres, hyènes, singes, lièvres, antilopes et gazelles.

Nous ne pouvons suivre pas à pas Sparrman dans toutes les petites localités


Une femme cafre. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


qu’il visite. L’énumération des cours d’eau, des kraals ou des villages qu’il traverse n’apprendrait rien aux lecteurs. Nous préférons lui emprunter quelques détails assez curieux et nouveaux sur deux animaux qu’il eut l’occasion d’observer, le mouton du Cap et le coucou des abeilles.

« Lorsqu’on veut tuer un mouton, dit le voyageur, on cherche toujours le plus maigre du troupeau. Il serait impossible de manger les autres. Leurs queues sont d’une forme triangulaire, ont d’un pied à un pied et demi de long et quelquefois plus de six pouces d’épaisseur dans le haut. Une seule de ces queues pèse ordinairement huit à douze livres ; elle est principalement formée d’une graisse délicate que quelques personnes mangent avec le pain au lieu de


Une Hottentote. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


beurre ; on s’en sert pour apprêter des viandes et quelquefois on en fait de la chandelle. »

Après une description du rhinocéros à deux cornes, jusqu’alors inconnu, du gnou, qui, par sa forme, tient le milieu entre le cheval et le bœuf, de la gerboise, du babouin, de l’hippopotame, dont les habitudes étaient jusqu’alors peu connues, Sparrman signale un oiseau singulier, qui rend de grands services aux habitants ; il l’appelle le coucou des abeilles.

« Cet oiseau, dit-il, n’est remarquable ni par sa grosseur ni par sa couleur. À la première vue, on le prendrait pour un moineau ordinaire, si ce n’est qu’il est un peu plus gros, d’une couleur plus claire, qu’il a une petite tâche jaune sur chaque épaule et que les plumes de sa queue sont marquées de blanc.

« C’est pour son propre intérêt que cet oiseau découvre aux hommes les nids d’abeilles, car il est lui-même très friand de leur miel et surtout de leurs œufs, et il sait que toutes les fois qu’on détruit un de ces nids, il se répand toujours un peu de miel dont il fait son profit ou que les destructeurs lui laissent en récompense de ses services.

« Le soir et le matin sont probablement les heures où son appétit se réveille ; du moins c’est alors qu’il sort le plus ordinairement, et par ses cris perçants semble chercher à exciter l’attention des Hottentots ou des colons. Il est rare que les uns ou les autres ne se présentent pas à l’endroit d’où part le cri ; alors l’oiseau, tout en le répétant sans cesse, vole, lentement et d’espace en espace, vers l’endroit où l’essaim d’abeilles s’est établi.... Enfin, lorsqu’il est arrivé au nid, qu’il soit bâti dans une fente des rochers, dans le creux d’un arbre ou dans quelque lieu souterrain, il plane immédiatement au-dessus pendant quelques secondes (j’ai moi-même été deux fois témoin de ce fait), après quoi il se pose en silence et se tient ordinairement caché dans l’attente de ce qui va arriver et dans l’espérance d’avoir sa part de butin. »

Le 12 avril 1776, en revenant au Cap, Sparrman apprit qu’on avait récemment découvert un grand lac un peu au nord du canton de Sneeuwberg, le seul qui existât dans la colonie. Peu de temps après, le voyageur ralliait le Cap et s’embarquait pour l’Europe avec les nombreuses collections d’histoire naturelle qu’il avait recueillies.

À la même époque, de 1772 à 1775, le Suédois Thunberg, que Sparrman avait rencontré au Cap, faisait dans l’intérieur de l’Afrique trois voyages consécutifs. Ce ne sont, pas plus que ceux de Sparrman, des voyages de découverte, et l’on ne doit à Thunberg la connaissance d’aucun fait géographique nouveau. Il réunit seulement une prodigieuse quantité d’observations curieuses sur les oiseaux du Cap, et on lui doit des renseignements intéressants sur les différentes populations qui se partagent ce vaste territoire, bien plus fertile qu’on n’aurait pu le penser.

Thunberg fut immédiatement suivi dans les mêmes parages par un officier anglais, le lieutenant William Paterson. dont le but principal était de récolter des plantes et des objets d’histoire naturelle. Il pénétra dans le nord, un peu au delà de la rivière Orange, et à l’est jusque dans le pays des Cafres, bien au delà de la rivière des Poissons. C’est à lui qu’est due la première description de la girafe, et l’on trouve dans son récit des observations importantes sur l’histoire naturelle, sur la constitution du pays et sur ses habitants.

Une remarque curieuse à faire, c’est que le nombre des Européens attirés dans l’Afrique australe par le seul appât des découvertes géographiques est bien moins considérable que celui des voyageurs dont la principale préoccupation est l’histoire naturelle. Nous venons de citer successivement Sparrman, Thunberg, Paterson ; à cette liste, il faut ajouter le nom de l’ornithologiste Le Vaillant.

Né à Paramaribo, dans la Guyane hollandaise, de parents français qui faisaient le commerce des oiseaux, Le Vaillant revint avec eux en Europe, et parcourut, dès sa plus tendre enfance, la Hollande, l’Allemagne, la Lorraine, les Vosges, avant d’arriver à Paris. Il est facile de comprendre que cette existence cosmopolite ait pu faire naître en lui le goût des voyages. Sa passion pour les oiseaux, encore excitée par la vue des collections nationales ou particulières, fit naître en lui le désir d’enrichir la science par la description et la représentation d’espèces inconnues.

Quelle contrée lui offrait sous ce rapport la plus riche récolte ? Les pays voisins du Cap avaient été explorés par des botanistes, et par un savant qui avait fait des quadrupèdes le principal objet de ses recherches. Personne ne les avait encore parcourus pour se procurer des oiseaux.

Arrivé au Cap, le 29 mars 1781, Le Vaillant, après la catastrophe qui fit sauter son bâtiment, se trouva sans autre ressource que l’habit qu’il portait, dix ducats et son fusil.

D’autres auraient été déconcertés. Le Vaillant, lui, ne perdit pas l’espoir de se tirer de cette position fâcheuse. Confiant dans son adresse à tirer le fusil et l’arc, dans sa force et son agilité, comme dans son talent pour préparer les peaux d’animaux et empailler les oiseaux auxquels il savait donner l’allure qui leur était propre, Le Vaillant fut bientôt en rapport avec les plus riches collectionneurs du Cap.

L’un d’eux, le fiscal Boers, lui fournit toutes les ressources nécessaires pour voyager avec fruit, chariots, bœufs, provisions, objets d’échange, chevaux, jusqu’aux domestiques et aux guides qui devaient l’accompagner. Le genre de recherches auxquelles Le Vaillant avait dessein de se livrer influa sur son mode de voyage. Loin de chercher les lieux fréquentés et les agglomérations, il s’efforça toujours de se jeter hors des routes frayées, dans les cantons laissés de côté par les Européens, car il pensait ne devoir rencontrer que là seulement de nouveaux types d’oiseaux, inconnus des savants. Il résulta de cette manière de procéder que Le Vaillant prit presque toujours la nature sur le vif, et qu’il eut des rapports avec des indigènes dont les mœurs n’avaient pas été modifiées par le contact des blancs. Aussi les informations que nous lui devons expriment-elles bien mieux la réalité de la vie sauvage que celles de ses devanciers ou de ses successeurs. Le seul tort de Le Vaillant fut de confier la rédaction de ses notes de voyage à un jeune homme qui les modifia pour les plier à ses propres idées. Loin d’avoir le respect scrupuleux des éditeurs modernes, ce voyageur grossit les événements, et, appuyant outre mesure sur l’habileté du voyageur, il donna au récit de cette exploration un ton de hâblerie qui lui fut extrêmement nuisible.

Après trois mois de séjour au Cap et dans les environs, Le Vaillant partit, le 18 décembre 1781, pour un premier voyage à l’est et dans la Cafrerie. Son train était composé de trente bœufs, savoir, vingt bœufs pour ses deux voitures et dix autres pour les relais, de trois chevaux, de neuf chiens et de cinq Hottentots.

Tout d’abord, Le Vaillant parcourut la Hollande hottentote, bien connue par les explorations de Sparrman ; il y rencontra des hardes immenses de zèbres, d’antilopes et d’autruches, et arriva enfin à Zwellendam, où il acheta des bœufs, une charrette et un coq, qui fit pendant toute la campagne l’office de réveille-matin. Un autre animal lui fut également d’un grand secours. C’était un singe qu’il avait apprivoisé et qu’il avait promu au poste aussi utile qu’honorable de dégustateur. Si l’on rencontrait un fruit, une racine, qui fussent inconnus des Hottentots, personne ne devait y toucher avant que « maître Kées » ne se fût prononcé.

Kées servait en même temps de sentinelle, et ses sens, aiguisés par l’habitude et les nécessités de la lutte pour la vie, dépassaient en finesse ceux du Peau-rouge le plus subtil. C’est lui qui avertissait les chiens de l’approche du danger. Qu’un serpent fût dans le voisinage, qu’une bande de singes s’ébattit dans les fourrés prochains, la terreur de Kées, ses cris lamentables, faisaient bientôt reconnaître la nature des trouble-fête.

De Zwellendam, qu’il quitta le 12 janvier 1782, Le Vaillant continua à se diriger dans l’est, à quelque distance de la mer. Sur les bords de la rivière du Colombier (Duywen-Hoek), Le Vaillant dressa son camp, et fit plusieurs parties de chasse très fructueuses dans un canton giboyeux. Il gagna ensuite Mossel-Bay, où les cris des hyènes effrayèrent ses bœufs.

Plus loin, il atteignit le pays des Houtniquas, mot qui, en idiome hottentot, signifie « homme chargé de miel ». Dans cette contrée, on ne peut faire un pas sans rencontrer des essaims d’abeilles. Les fleurs naissent sous les pas du voyageur ; l’air est chargé de leurs parfums ; leurs couleurs variées font de ce lieu un séjour enchanteur. La tentation d’y demeurer pouvait s’emparer de quelques-uns des domestiques du voyageur. Aussi Le Taillant pressa-t-il le départ. Tout ce pays, jusqu’à la mer, est occupé par des colons qui élèvent des bestiaux, font du beurre, coupent des bois de charpente, et ramassent du miel qu’ils transportent au Cap.

Un peu au delà du dernier poste de la Compagnie, Le Vaillant, ayant reconnu un canton où volaient par milliers des « touracos » et d’autres oiseaux rares, établit un camp de chasse ; mais les pluies, qui vinrent à tomber brusquement, avec violence et continuité, contrarièrent singulièrement ses projets et mirent les voyageurs à la veille de périr de faim.

Après diverses péripéties et de nombreuses aventures de chasse, dont le récit serait amusant à faire, mais ne rentrerait pas dans notre cadre, Le Vaillant atteignit Mossel-Bay. C’est là que vinrent le trouver, — on suppose avec quelle joie de sa part, — des lettres de France. Les courses et les chasses continuèrent dans diverses directions, jusqu’à ce que l’expédition pénétrât chez les Cafres. Il fut assez difficile d’avoir des rapports avec ces derniers, car ils évitaient soigneusement les blancs. Les colons leur avaient fait subir des pertes considérables en hommes et en bestiaux, et les Tamboukis, profitant de leur situation critique, avaient envahi la Cafrerie et commis mille déprédations ; enfin, les Boschimans leur faisaient une chasse très sérieuse. Sans armes à feu, pressés de divers côtés à la fois, les Cafres se dérobaient et se retiraient vers le nord.

Il était inutile, d’après ces renseignements, de pousser plus loin dans ce pays qui devenait montagneux, et Le Vaillant revint sur ses pas. Il visita alors les Montagnes de Neige, les plaines arides du Karrou, les bords de la Buffles-River, et rentra au Cap, le 2 avril 1783.

Les résultats de cette longue campagne étaient importants. Le Vaillant rapportait des renseignements précis sur les Gonaquas, peuple nombreux qu’il ne faut pas confondre avec les Hottentots proprement dits, et qui, par tous ses caractères, semble résulter du mélange des Cafres avec ceux-ci. Quant aux Hottentots, les détails recueillis par Le Vaillant sont, presque en tous points, d’accord avec ceux de Sparrman.

« Les Cafres que Le Vaillant a eu l’occasion de voir, dit Walckenaer, sont généralement d’une taille plus haute que les Hottentots et même les Gonaquas. Leur figure n’a pas ces visages rétrécis par le bas, ni cette saillie des pommettes des joues si désagréable chez les Hottentots, et qui déjà commence à s’affaiblir chez les Gonaquas. Ils n’ont pas non plus cette face plate et large ni les lèvres épaisses de leurs voisins, les nègres de Mozambique ; ils ont, au contraire, la figure ronde, un nez élevé, pas trop épaté, et une bouche meublée des plus belles dents du monde…. Leur couleur est d’un beau noir bruni, et si l’on fait abstraction de cette différence, il est, dit Le Vaillant, telle femme cafre qui passerait pour très jolie à côté d’une Européenne. »

Seize mois d’absence dans l’intérieur du continent avaient suffi pour que Le Vaillant ne reconnût plus les habitants de la ville du Cap. À son départ, il admirait la retenue hollandaise des femmes ; à son retour, les femmes ne pensaient plus qu’aux divertissements et qu’à la parure. Les plumes d’autruche étaient tellement à la mode, qu’il avait fallu en faire venir d’Europe et d’Asie. Toutes celles que rapportait notre voyageur furent bientôt écoulées. Quant aux oiseaux, qu’il avait expédiés par toutes les occasions possibles, leur nombre s’élevait à mille quatre-vingts individus, et la maison de M. Boers, où, ils étaient déposés, se trouvait ainsi métamorphosée en un véritable cabinet d’histoire naturelle.

Le Vaillant avait accompli un trop fructueux voyage pour qu’il ne désirât pas le recommencer. Bien que son compagnon Boers fût rentré en Europe, il put, grâce à l’aide des nombreux amis qu’il avait su se créer, réunir le matériel d’une nouvelle expédition. C’est le 13 juin 1783 qu’il partit à la tête d’une caravane de dix-neuf personnes. Il emmenait treize chiens, un bouc et dix chèvres, trois chevaux, trois vaches à lait, trente-six bœufs d’attelage, quatorze de relais et deux pour porter le bagage des serviteurs hottentots.

On comprendra que nous ne suivions pas le voyageur dans ses chasses. Ce qu’il importe de savoir, c’est que Le Vaillant parvint à rassembler une collection d’oiseaux merveilleuse, qu’il importa en Europe la première girafe qu’on y ait vue et qu’il parcourut l’immense espace compris entre le tropique du Capricorne à l’ouest et le quatorzième méridien oriental. Rentré au Cap en 1784, il s’embarqua pour l’Europe et arriva à Paris dès les premiers jours de 1785.

Le premier peuple sauvage que Le Vaillant ait rencontré dans ce second voyage, ce sont les Petits Namaquas, race peu nombreuse, par cela même destinée à disparaître avant peu, d’autant plus qu’elle occupait un terrain stérile et se trouvait en butte aux attaques des Boschimans.

Bien qu’ils soient encore d’une belle stature, les Petits Namaquas sont inférieurs aux Cafres et aux Namaquas, et leurs mœurs ne diffèrent pas beaucoup de celles de ces peuples.

Les Caminouquas ou Comeinacquas, sur lesquels Le Vaillant nous donne ensuite quelques détails, ont poussé en longueur.

« Ils paraissent même, dit-il, plus grands que les Gonaquas, quoique peut-être ils ne le soient pas réellement ; mais leurs os plus petits, leur air fluet, leur taille efflanquée, leurs jambes minces et grêles, tout enfin, jusqu’à leurs longs manteaux, peu épais, qui, des épaules, descendent jusqu’à terre, contribue à l’illusion. À voir ces corps effilés comme des tiges d’arbres, on dirait des hommes passés à la filière. Moins foncés en couleur que les Cafres, ils ont un visage plus agréable que les autres Hottentots, parce que le nez est moins écrasé et la pommette des joues moins proéminente. »

Mais, de toutes les nations que Le Vaillant visita pendant ce long voyage, la plus curieuse et la plus ancienne est celle des Houzouanas. Cette tribu n’a été retrouvée par aucun voyageur moderne, mais on croit y reconnaître les Betjouanas, bien que l’emplacement que leur assigne le voyageur ne corresponde en aucune façon avec celui qu’ils occupent depuis une longue série d’années.

« Le Houzouana, dit la relation, est d’une très petite taille ; les plus grands atteignent à peine cinq pieds. Ces petits corps, parfaitement proportionnés, réunissent, à une force et à une agilité surprenantes, un air d’assurance et d’audace qui impose et qui plaît. De toutes les races de sauvages que Le Vaillant a connues, nulle ne lui a paru douée d’une âme aussi active et d’une constitution aussi infatigable. Leur tête, quoiqu’elle ait les principaux caractères de celle du Hottentot, est cependant plus arrondie par le menton. Ils sont beaucoup moins noirs… Enfin, leurs cheveux, plus crépus, sont si courts, que d’abord Le Vaillant les a cru tondus… Une chose qui distingue la race de Houzouanas, c’est cette énorme croupe naturelle que portent les femmes, masse énorme et charnue qui, à chaque mouvement du corps, contracte une oscillation et une ondulation fort singulières. Le Vaillant vit courir une femme Houzouana avec son enfant, âgé de trois ans, posé debout sur ses pieds, se tenant derrière elle comme un jockey derrière un cabriolet. »

Le voyageur entre ensuite dans beaucoup de détails, que nous sommes obligés de passer sous silence, relativement à la conformation et aux habitudes de ces diverses peuplades, aujourd’hui complètement éteintes ou fondues dans quelques tribus plus puissantes. Ce n’est pas la partie la moins curieuse de l’ouvrage, si ce n’est pas toujours la plus véridique, et c’est précisément l’exagération de ces peintures qui nous engage à n’en pas parler.

Sur la côte orientale d’Afrique, un voyageur portugais, Francisco José de Lacerda e Almeida, partait, en 1797, des côtes de Mozambique et s’enfonçait dans l’intérieur. Le récit de cette expédition dans des localités qui n’ont été visitées à nouveau que de nos jours, serait extrêmement intéressant. Par malheur, le


Avant que maître Kées ne se fût prononcé. (Page 388.)


journal de Lacerda n’a jamais été publié, que nous sachions du moins. Le nom de Lacerda est très souvent cité par les géographes ; on sait dans quelles contrées il a voyagé ; mais il est impossible, en France du moins, de trouver un ouvrage qui s’étende un peu longuement sur cet explorateur et nous rapporte les particularités de son excursion. Tout ce qu’on sait de Lacerda, nous l’aurons dit en quelques lignes, avec le regret très vif de n’avoir pu nous étendre plus longuement sur l’histoire d’un homme qui avait fait de très importantes découvertes, et envers lequel la postérité est souverainement injuste en laissant son nom dans l’oubli.

Lacerda, dont on ignore la date et le lieu de naissance, était ingénieur. En


Portrait de James Bruce. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


cette qualité, il fut chargé de procéder à la délimitation des frontières entre les possessions espagnoles et portugaises de l’Amérique du Sud. C’est ainsi qu’on lui doit une foule d’observations intéressantes sur la province de Mato-Grosso, dont le détail a été imprimé dans la Revista trimensal do Brazil. Quelles furent les circonstances qui le conduisirent, après cette expédition si bien conduite, dans les possessions portugaises d’Afrique ? Quel but se proposait-il en cherchant à traverser l’Afrique australe de la côte orientale au royaume de Loanda ? Nous l’ignorons. Mais, ce qu’on sait, c’est qu’il partit, en 1797, de Tefé, ville bien connue, à la tête d’une caravane imposante, pour se rendre dans les États du Cazembé.

Le despote qui gouvernait ce pays était renommé par sa bienveillance et son humanité autant que par ses hauts faits. Il aurait habité une capitale qu’on désignait sous le nom de Lunda, qui n’avait pas moins de deux milles d’étendue, et qui était située sur la rive orientale d’un certain lac Mofo. Il eût donc été très intéressant d’identifier ces localités avec celles que nous connaissons aujourd’hui dans les mêmes parages ; mais l’absence de détails plus caractéristiques nous fait un devoir de nous tenir sur la réserve, tout en reconnaissant que le mot de Lunda était bien connu, grâce aux voyageurs portugais ; quant à Cazembé, sa position est depuis longtemps hors de discussion.

Fort bien reçu par le roi, Lacerda aurait séjourné une douzaine de jours auprès de lui, puis il aurait déclaré vouloir continuer son voyage. Malheureusement, à une ou deux journées de Lunda, il aurait succombé aux fatigues de la route et à l’insalubrité du climat.

Le roi nègre réunit les cahiers et les notes du voyageur portugais et donna l’ordre de les transporter, ainsi que ses restes, à la côte de Mozambique. Mais, pendant le trajet, la caravane, chargée de ces précieuses dépouilles, fut attaquée, et les ossements de Lacerda restèrent abandonnés sur la terre africaine. Quant à ses observations, un de ses neveux, qui faisait partie de l’expédition, les rapporta en Europe.

Nous devons maintenant achever le tour du continent africain et raconter les explorations tentées par l’est, pendant le xviiie siècle. L’une des plus importantes, par ses résultats, est celle du chevalier Bruce.

Né en Écosse, comme un grand nombre des voyageurs en Afrique, James Bruce avait été destiné par sa famille à l’étude du droit et à la profession d’avocat. Mais cette position, éminemment sédentaire, ne pouvait convenir à ses goûts. Ainsi, ce fut avec plaisir qu’il saisit l’occasion d’entrer dans la carrière commerciale. Sa femme étant morte après quelques années de mariage, Bruce partit pour l’Espagne, où il se passionna pour l’étude des monuments arabes. Il voulait publier la description de tous ceux que renferme l’Escurial, mais le gouvernement espagnol lui en refusa l’autorisation.

De retour en Angleterre, Bruce se mit à l’étude des langues orientales, et particulièrement de l’éthiopien, qu’on ne connaissait encore que par les travaux incomplets de Ludolf.

Dans une conversation avec lord Halifax, celui-ci lui proposa, sans attacher grande importance à ses paroles, de tenter la découverte des sources du Nil. Aussitôt, Bruce s’enthousiasme, embrasse ce projet avec ardeur, et met tout en œuvre pour le réaliser. Les objections sont combattues, les obstacles vaincus par la ténacité du voyageur, et, au mois de juin 1768, Bruce quitte le ciel embrumé de l’Angleterre pour les paysages ensoleillés des bords de la Méditerranée.

À la hâte, et pour se faire la main, Bruce parcourt successivement quelques îles de l’Archipel, la Syrie et l’Égypte. Parti de Djedda, le voyageur anglais visite Moka, Loheia, et débarque à Massouah, le 19 septembre 1769. Il avait eu soin de se munir d’un firman du sultan, de lettres du bey du Caire et du shérif de la Mecque. Bien lui en avait pris, car le « nayb » ou gouverneur de cette île fit tous ses efforts pour l’empêcher d’entrer en Abyssinie et pour tirer de lui de gros présents.

Les missionnaires portugais avaient autrefois exploré l’Abyssinie. Grâce à leur zèle, on possédait déjà quelques notions sur ce pays, mais elles étaient loin d’égaler en exactitude celles que Bruce allait recueillir. Bien qu’on ait souvent mis en doute sa véracité, les voyageurs qui l’ont suivi dans les pays qu’il avait visités, ont rendu justice à la sûreté de ses informations.

De Massouah à Adowa, la route monte graduellement et escalade les montagnes qui séparent le Tigré des côtes de la mer Rouge.

Adowa n’était point autrefois la capitale du Tigré. On y avait établi une manufacture de ces grosses toiles de coton, qui circulent dans toute l’Abyssinie et servent de monnaie courante. Dans les environs, le sol est assez profond pour qu’on cultive le blé.

« On a, dans ces contrées, dit Bruce, trois récoltes par an. Les premières semailles se font en juillet et en août. Les pluies tombent alors en abondance ; malgré cela, on sème le froment, le tocusso, le teff et l’orge. Vers le 20 de novembre, ils commencent à recueillir l’orge, puis le froment et ensuite le tocusso. Soudain, ils sèment de nouveau, à la place de tous ces grains, et sans aucune préparation, de l’orge, qu’ils recueillent en février, puis ils sèment, pour la troisième fois, du teff, et, plus souvent encore, une espèce de pois, appelé shimbra, et l’on en fait la récolte avant les premières pluies d’avril. Mais malgré l’avantage de cette triple récolte, qui ne coûte ni engrais ni sarclage et qui n’oblige pas à laisser les terres en jachère, les cultivateurs abyssiniens sont toujours fort pauvres. »

À Fremona, non loin d’Adowa, sont situés les restes d’un couvent de jésuites, qui ressemble bien plutôt à un fort qu’à l’habitation d’hommes de paix. À deux journées de marche plus loin, on rencontre les ruines d’Axoum, l’ancienne capitale de l’Abyssinie.

« Dans une grande place, que je crois avoir été le centre de la ville, dit Bruce, on voit quarante obélisques, dont pas un seul n’est orné d’hiéroglyphes. Les deux plus beaux sont renversés ; mais un troisième, un peu moins grand que ces deux-là et plus grand que tous les autres, est encore debout. Ils sont tous d’un seul bloc de granit, et, au haut de celui qui est debout, on voit une patère supérieurement sculptée dans le goût grec »

« Après avoir passé le couvent d’Abba-Pantaléon, appelé en Abyssinie Mantillas, et le petit obélisque, qui est situé sur un rocher au-dessus de ce couvent, nous suivîmes un chemin conduisant vers le sud et pratiqué dans une montagne de marbre extrêmement rouge, où nous avions, à gauche, un mur de marbre formant un parapet de cinq pieds de hauteur. De distance en distance, on voit dans cette muraille des piédestaux solides, sur lesquels beaucoup de marques indiquent qu’ils servirent à porter les statues colossales de Sirius, l’aboyant Anubis ou la Canicule. Il y a encore en place cent trente-trois de ces piédestaux avec les marques dont je viens de parler. Mais il n’y reste que deux figures de chien, qui, quoique très mutilées, montrent aisément qu’elles sont sculptées dans le goût égyptien

« Il y a aussi des piédestaux sur lesquels ont été placées des figures de sphinx. Deux magnifiques rangs de degrés en granit, de plusieurs centaines de pieds de long, supérieurement travaillés et encore intacts, sont les seuls restes d’un temple superbe. Dans un coin de la plate-forme où ce temple s’élevait, on voit aujourd’hui la petite église d’Axoum. « Petite, mesquine, fort mal soignée, cette église est remplie de fiente de pigeon. »

C’est près d’Axoum que Bruce vit trois soldats tailler sur une vache vivante le beefsteak qui devait servir à leur dîner.

« Ils laissèrent entière, dit-il très sérieusement, la peau qui recouvrait l’endroit où ils avaient coupé de la chair, et ils la rattachèrent avec quelques petits morceaux de bois qui leur servirent d’épingles. Je ne sais pas s’ils mirent quelque chose entre le cuir et la chair, mais ils recouvrirent bien toute la blessure avec de la boue ; après quoi, ils forcèrent l’animal à se lever et ils le firent marcher devant eux pour qu’il pût leur fournir, sans doute, un nouveau repas le soir, quand ils auraient joint leurs camarades. »

Du Tigré, Bruce passa dans la province de Siré, qui tire son nom de sa capitale, ville plus grande qu’Axoum, mais où règnent continuellement des fièvres putrides. Près de là, coule le Takazzé, l’ancien Siris, aux bords ombragés d’arbres majestueux, aux eaux poissonneuses. Dans la province de Samen, où Bruce fut inquiété par les lions et les hyènes, où de grosses fourmis noires dévorèrent une partie de ses bagages, au milieu des montagnes de Waldubba, pays malsain et brûlant, où de nombreux moines s’étaient retirés pour se livrer à la pénitence et à la prière, Bruce ne s’arrêta que le temps nécessaire au repos de ses bêtes de somme. Il avait hâte de gagner Gondar, car le pays était déchiré par la guerre civile, et la situation des étrangers n’était rien moins que sûre.

Au moment où Bruce arriva dans la capitale, la fièvre typhoïde y faisait de grands ravages. Ses succès comme médecin lui furent excessivement utiles. Ils ne tardèrent pas à lui procurer une situation très avantageuse à tous les points de vue, avec un commandement qui lui permit de parcourir, à la tête de corps de troupes, le pays dans toutes les directions. Il recueillit ainsi une foule d’observations intéressantes sur la contrée, sur son gouvernement, sur les mœurs des habitants et sur les événements de son histoire, qui firent de son travail l’ouvrage le plus important qui eût jusqu’alors été publié sur l’Abyssinie.

C’est pendant une de ces courses que Bruce découvrit les sources du Nil Bleu, qu’il croyait être le vrai Nil. Arrivé à l’église de Saint-Michel Géesh, où le fleuve n’avait que quatre pas de large et quatre pouces de profondeur, Bruce reconnut que ses sources devaient se trouver dans le voisinage ; mais son guide lui assura qu’il fallait encore escalader une montagne pour y arriver. Naturellement, le voyageur ne se laissa pas tromper.

« Allons ! allons ! dit Bruce, plus de paroles ! Il est déjà tard, conduisez-nous à Géesh et aux sources du Nil, et montrez-moi la montagne qui nous en sépare. — Il me fit passer alors au sud de l’église, et, étant sortis du bosquet de cèdres qui l’environne : — C’est là, dit-il, en me regardant malicieusement, c’est là la montagne qui, lorsque vous étiez de l’autre côté de l’église, était entre vous et les sources du Nil. Il n’y en a point d’autre. Voyez cette éminence couverte de gazon dans le milieu de ce terrain humide. C’est là qu’on trouve les deux sources du Nil. Géesh est située sur le haut du rocher, où l’on aperçoit ces arbrisseaux si verts. Si vous allez jusqu’auprès des sources, ôtez vos souliers, comme vous avez fait l’autre jour, car les habitants de ce canton sont tous des payens, et ils ne croient à rien de ce que vous croyez, si ce n’est au Nil, qu’ils invoquent tous les jours comme un Dieu, comme vous l’invoquez peut-être vous-même.

« J’ôtai mes souliers, je descendis précipitamment la colline et je courus vers la petite île verdoyante, qui était environ à deux cents pas de distance. Tout le penchant de la colline était tapissé de fleurs, dont les grosses racines perçaient la terre. Et, comme, en courant, j’observais les peaux de ces racines ou de ces oignons, je tombai deux fois très rudement, avant d’être au bord du marais, mais je m’approchai enfin de l’île tapissée de gazon. Je la trouvai semblable à un autel, forme qu’elle doit sans doute à l’art ; et je fus dans le ravissement en contemplant la principale source qui jaillit au milieu de cet autel.

« Certes, il est plus aisé d’imaginer que de décrire ce que j’éprouvai alors. Je restais debout en face de ces sources où depuis trois mille ans le génie et le courage des hommes les plus célèbres avaient en vain tenté d’atteindre. »

Le voyage de Bruce contient encore bien d’autres observations curieuses ; mais nous devons nous borner. Aussi ne rapporterons-nous que ce qu’il dit du lac Tzana.

« Le lac Tzana, d’après la relation, est, sans contredit, le plus vaste réservoir qu’il y ait dans ces contrées. Cependant, son étendue a été très exagérée. Sa plus grande largeur est de Dingleber à Lamgué, c’est-à-dire de l’est à l’ouest, et a trente-cinq milles en droite ligne, mais il se rétrécit beaucoup par les bouts. Il n’a même guère plus de dix milles en quelques endroits. Sa plus grande longueur est de quarante-neuf milles du nord au sud, et va du Bab-Baha un peu au sud-ouest quart d’ouest de cet endroit où le Nil, après avoir traversé le lac par un courant toujours visible, tourne vers Dara dans le territoire d’Allata. Dans la saison des sécheresses, c’est-à-dire du mois d’octobre au mois de mars, le lac décroît beaucoup ; mais, lorsque les pluies ont grossi toutes les rivières qui viennent s’y réunir comme les rayons d’une roue se réunissent dans le centre, il augmente et déborde dans une partie de la plaine.

« Si l’on en croit les Abyssiniens, qui sont toujours de grands menteurs, il y a dans le lac Tzana, quarante-cinq îles habitées. Mais je pense que ce nombre peut être réduit à onze. La principale est Dek, Daka ou Daga ; les plus considérables sont ensuite Halimoon, du côté de Gondar, Briguida, du côté de Gorgora, et Galila, qui est au delà de Briguida. Toutes ces îles étaient autrefois les prisons où l’on envoyait les grands d’Abyssinie, ou bien ils les choisissaient eux-mêmes pour leur retraite, quand ils étaient mécontents de la cour, ou lorsque, enfin, dans les temps de trouble, ils voulaient mettre en sûreté leurs effets les plus précieux. »

Après avoir visité l’Abyssinie avec Bruce, remontons au nord.

Le jour commençait à se faire sur l’antique civilisation de l’Égypte. Les voyages archéologiques de Pococke, de Norden, de Niebuhr, de Volney, de Savary, avaient été publiés tour à tour, et la commission d’Égypte travaillait à la rédaction de son grand et magnifique ouvrage. Les voyageurs devenaient tous les jours plus nombreux, et c’est ainsi que W. G. Browne, à l’exemple de tant d’autres, voulut connaître la terre des Pharaons.

Son ouvrage nous offre en même temps, et le tableau des monuments et des ruines qui rendent ce pays si intéressant, et la peinture des mœurs des peuples qui l’habitent. La partie absolument neuve est celle qui a trait au Darfour, pays dans lequel jamais Européen n’avait pénétré. Enfin, ce qui assure à Browne une place à part entre tant de voyageurs, c’est que, le premier, il comprit que le Bahr-el-Abiad était le vrai Nil et qu’il chercha, non pas à en découvrir la source, — il ne pouvait guère y compter, — mais à en approcher assez pour en déterminer la direction et la latitude.

Arrivé en Égypte, le 10 janvier 1792, Browne fit son premier voyage à Siouah, où il reconnut, comme devait le faire Hornemann, l’oasis de Jupiter Ammon. Il n’eut pas beaucoup plus que son successeur la faculté d’explorer les ruines et les catacombes, où il vit nombre de crânes et d’ossements humains.

« Les ruines de Siouah, dit-il, ressemblent trop à celles de la Haute-Égypte, pour qu’on puisse douter que les édifices dont elles proviennent n’aient été bâtis par la même race d’hommes. On y distingue aisément, parmi les sculptures, les figures d’Isis et d’Anubis, et les proportions de leur architecture sont, quoique plus petites, les mêmes que celles des temples égyptiens.

« Les rochers, que je vis dans le voisinage des ruines de Siouah. étaient d’une nature sablonneuse, qui n’avait aucun rapport avec la qualité des pierres de ces ruines ; de sorte que je pense que, quand on a bâti les édifices, les matériaux ne peuvent avoir été pris sur les lieux. Les habitants de Siouah n’ont conservé sur ces objets aucune tradition vraisemblable ; ils s’imaginent seulement qu’ils renferment des trésors et qu’ils sont fréquentés par des démons. »

Dès qu’il eut quitté Siouah, Browne fit plusieurs courses en Égypte et vint s’établir au Caire, où il apprit l’arabe. Il quitta cette ville le 10 septembre 1792, et visita successivement Kaw, Achmin, Girgeh, Denderah, Kous, Thèbes, Assouan, Kosseïr, Memphis, Suez, le mont Sinaï ; puis, désireux de pénétrer en Abyssinie, mais certain qu’il ne pourrait le faire par Massouah, il partit d’Assiout pour le Darfour, au mois de mai 1793, avec la caravane du Soudan. Ainé, Dizé, Charjé. Boulak, Scheb, Seliné, Leghéa, Bir-el-Malha, telles furent les étapes de la caravane avant d’atteindre le Darfour.

Détenu à Soucini, malade, Browne ne put gagner El-Fascher qu’après un long délai. Dans cette ville, les vexations et les exactions recommencèrent, et Browne ne put parvenir à être reçu par le sultan. Il dut passer l’hiver à Cobbé, attendant une convalescence qui ne se fit que pendant l’été de 1794. Cependant,


Je trouvai le monarque sur son trône. (Page 400.)


cette inaction forcée ne fut pas perdue pour le voyageur ; il apprit à connaître les mœurs et le dialecte du Darfour.

L’été revenu, Browne rentra à El-Fascher et recommença ses démarches. Elles avaient toujours le même résultat négatif, lorsqu’une dernière injustice, plus criante que les autres, procura enfin à Browne l’entrevue avec le sultan qu’il demandait depuis si longtemps.

« Je trouvai le monarque (Ald-el-Raschman) sur son trône, et sous un dais de bois très élevé, garni de diverses étoiles de Syrie et des Indes flottantes et indistinctement mêlées. La place du trône était couverte de petits tapis de Turquie. Les meleks (officiers de la cour) étaient assis à droite et à gauche,


Empereur-de la Chine. (Fac-simile. Gravure ancienne.)


mais à quelque distance du trône. Derrière eux, il y avait un rang de gardes, dont les bonnets étaient ornés sur le devant d’une petite plaque de cuivre et d’une plume d’autruche noire. L’armure de ces gardes consistait en une lance qu’ils tenaient dans leur main droite et un bouclier de peau d’hippopotame qui couvrait leur bras gauche. Ils n’avaient pour tout habillement qu’une chemise de coton fabriquée dans le pays. Derrière le trône, on voyait quatorze ou quinze eunuques vêtus de riches étoiles de différente espèce, et dont les couleurs n’étaient nullement assorties. Le nombre des solliciteurs et des spectateurs qui occupaient la place en avant du trône s’élevait à plus de quinze cents.

« Un louangeur à gages se tenait debout à la gauche du prince et criait continuellement de toute sa force : — Voyez le buffle ! le fils d’un buffle ! le taureau des taureaux ! l’éléphant d’une force extraordinaire ! le puissant sultan Abd-el-Raschman-el-Raschid ! Que Dieu protège ta vie, ô maître ! Que Dieu t’assiste et te rende victorieux ! »

Le sultan promit justice à Browne et remit son affaire entre les mains d’un des meleks. Cependant, on ne lui rendit que le sixième de ce qui lui avait été volé.

Le voyageur n’était entré dans le Darfour que pour le traverser ; il s’aperçut qu’il ne lui serait pas facile de le quitter et qu’il fallait, en tout cas, renoncer à pousser plus loin son exploration.

« Le 11 décembre 1795, c’est-à-dire après trois mois de séjour, j’accompagnai, dit Browne, le chatib (un des premiers personnages de l’empire) à l’audience du sultan. Je lui répétai succinctement ce que j’avais demandé ; le chatib seconda mes sollicitations, mais non pas avec tout le zèle que j’aurais désiré. Le sultan ne fit pas la moindre réponse à la demande que je lui faisais de me laisser poursuivre mon voyage ; et ce despote inique, qui avait reçu de moi pour sept cent cinquante piastres de marchandises, ne consentit à me donner que vingt bœufs maigres qu’il estimait cent vingt piastres ! Le triste état de mes finances ne me permit pas de refuser cet injuste payement. Je le pris et je dis adieu à El-Fascher, dans l’espoir de n’y plus retourner, a

Ce ne fut qu’au printemps de 1796 que Browne put quitter le Darfour ; il se joignit à la caravane qui rentrait en Égypte.

La ville de Cobbé, bien qu’elle ne soit pas la résidence des marchands, doit être considérée comme la capitale du Darfour. Elle a plus de deux milles de longueur, mais elle est très étroite. Chaque maison est placée au milieu d’un champ entouré de palissades, entre chacune desquelles se trouve un terrain en friche.

La plaine où s’élève la ville s’étend à l’ouest et au sud-ouest jusqu’à vingt milles de distance. Presque tous les habitants sont des marchands qui font le commerce d’Égypte. Le nombre des habitants peut s’élever à six mille, encore y compte-t-on beaucoup plus d’esclaves que de personnes libres. La population totale du Darfour ne doit pas dépasser deux cent mille individus ; mais Browne ne put arriver à cette évaluation que d’après le nombre des recrues levées pour la guerre contre le Kordofan.

 » Les habitants du Darfour, dit la relation, sont de différente origine. Les uns viennent des bords du Nil, les autres sortent des contrées occidentales ; ils sont ou foukkaras (prêtres) ou adonnés au commerce. Il y a beaucoup d’Arabes, dont quelques-uns se sont fixés dans le pays. Ces Arabes appartiennent à diverses tribus. Ils mènent, pour la plupart, une vie errante sur les frontières du Darfour, où ils font paître leurs chameaux, leurs chevaux et leurs bœufs, et ils ne sont pas assez soumis au sultan pour lui donner toujours des secours en temps de guerre, ou pour lui payer tribut en temps de paix..... Après les Arabes viennent les gens du Zeghawa, pays qui formait autrefois un état indépendant, dont le chef pouvait, dit-on, mettre en campagne mille cavaliers pris parmi ses propres sujets. Les Zeghawas parlent un autre dialecte que celui du Darfour.

« On peut compter ensuite les habitants du Bego ou Dageou, maintenant sujets du Darfour et issus d’une tribu qui dominait autrefois ce pays. »

Les Darfouriens peuvent supporter longtemps la soif et la faim, et cependant ils se livrent avec passion à l’usage d’une liqueur fermentée, la « bouza » ou « mérissé ». Le vol, le mensonge, la fraude dans les marchés et tous les vices qui les accompagnent, font l’ornement des Darfouriens.

« En vendant et en achetant, le père qui peut tromper son fils et le fils qui peut tromper son père s’en glorifient. C’est en attestant le nom de Dieu et celui du Prophète qu’on commet les friponneries les plus atroces et qu’on prononce les mensonges les plus impudents.

« La polygamie est, comme on sait, tolérée par la religion mahométane, et les habitants du Darfour en abusent avec excès. Quand le sultan Teraub partit pour aller faire la guerre dans le Kordofan, il avait à sa suite cinq cents femmes, et il en laissa autant dans son palais. Cela peut d’abord paraître ridicule ; mais il faut songer que ces femmes étaient chargées de moudre le blé, de puiser l’eau, de préparer à manger et de faire tous les travaux du ménage pour un très grand nombre de personnes. »

La relation de Browne contient encore de très intéressantes observations médicales, des conseils sur la manière de voyager en Afrique et des détails sur les animaux, les poissons, les métaux et les plantes du Darfour. Nous ne nous y arrêtons pas, car nous n’y avons rien trouvé qui attire l’attention d’une manière spéciale.